Quel impact les technologies numériques ont-elles sur le travail ? (1)

Intervention de Dominique Turcq, Consultant, Fondateur de l’Institut Boostzone, auteur de Travailler à l’ère post-digitale (Dunod, 2019), lors du colloque « L’impact des technologies numériques sur le travail et l’emploi » du mardi 24 septembre 2019.

J’ai écrit un livre sur les évolutions du travail à l’échéance de 2030 [1].

Je viens du monde de la stratégie et du management. J’ai passé un tiers de ma vie précédente à enseigner le management, notamment à HEC et à l’INSEAD. J’ai consacré un autre tiers au conseil à l’international, chez McKinsey en particulier, et le troisième tiers à la direction de grandes entreprises, en particulier chez Manpower (qui ne fait pas que du travail temporaire) où je m’intéressais à la stratégie à mettre en œuvre pour fournir aux clients les meilleures ressources possibles pour créer un avantage compétitif. J’ai créé il y a une quinzaine d’années l’Institut Boostzone, centre de recherche sur l’avenir du monde du travail et du management des hommes pour faire la synthèse de ces différentes expériences afin d’essayer de comprendre en quoi les forces qui sont en train de s’exercer sur nous vont changer la façon de travailler, le monde du travail et évidemment la façon de gérer les entreprises.

Il faut distinguer, à l’intérieur de ce qu’on a tendance à voir comme un grand sac (le digital), le digital à l’ancienne, autrement dit l’informatique et l’intelligence artificielle (IA).

L’informatique, qui est entrée dans l’Histoire au cours des années soixante (plans informatiques, changements informatiques des entreprises, etc.), est une science exacte. Les formules proposées dans un tableau Excel fournissent des résultats exacts. Cette informatique classique, qui continue à entrer dans nos entreprises avec l’augmentation des performances, des mémoires, des micro-processeurs, etc., a structuré notre façon de regarder les nouvelles technologies.

L’informatique et les technologies numériques à l’ancienne ont permis de réduire les coûts de transaction. Autrefois, pour acheter un billet de train, nous devions nous rendre à la gare, faire la queue, discuter avec le guichetier qui lui-même traitait avec son ordinateur et nous donnait notre billet après avoir encaissé par carte bleue ou autre moyen de paiement. Aujourd’hui nous achetons un billet de train en cinq minutes à partir d’un ordinateur ou d’un téléphone portable. Le coût du billet n’a pas changé, le coût de transaction a été considérablement diminué. De la même façon on a réduit les coûts de transaction pour tout un ensemble de process à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise, avec ses fournisseurs, ses clients, etc. Mais qui dit réduire les coûts de transaction dit évidemment réduire un certain nombre de tâches, voire un certain nombre d’emplois. On retient que l’informatique a contribué à réduire un certain nombre d’emplois, ce dont on peut discuter, même pour l’informatique traditionnelle dont on peut dire aussi qu’elle a créé beaucoup d’emplois. Je ne rentrerai pas dans les discussions quantitatives car on peut faire dire tout et n’importe quoi aux chiffres mais, objectivement, le tableau Excel a permis aux comptables de faire les choses beaucoup plus rapidement que ce qu’ils faisaient auparavant avec une calculette manuelle.

L’autre impact de l’informatique que nous continuons à payer lourdement aujourd’hui est la réduction des contacts humains du fait que l’interaction, la transaction sont effectuées par une machine. Dans tous les cas où on a réduit les coûts de transaction on a aussi réduit le nombre de personnes avec qui on était en interaction, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de l’entreprise. À l’intérieur de l’entreprise on ne se voit plus. On est rivé à son ordinateur pratiquement toute la journée. Je suis effaré du nombre de gens qui me disent ne jamais voir leur chef parce que celui-ci est trop occupé… Le boulot d’un manager est quand même de voir les gens et de les « manager » ! On constate donc un vrai problème de diminution du contact humain à la fois dans la société et dans l’entreprise, ce qui est grave car il s’agit d’une déshumanisation de la société.

En même temps on subit une augmentation de la charge cognitive : comme on peut faire les choses beaucoup plus vite on pense qu’on va en faire beaucoup plus dans la journée et notre structure organisationnelle nous encourage à en faire de plus en plus. Ceci entraîne la multiplication des tâches avec des systèmes d’urgence et une surcharge cognitive assez élevée.

C’est l’informatique au sens traditionnel du terme qui nous a amenés là.

L’intelligence artificielle c’est autre chose (comme l’a très bien expliqué Rachid Alami).

L’intelligence artificielle n’est pas exacte. Elle se base sur des approximations, de la statistique, des algorithmes de probabilité. Elle peut parfois se tromper en identifiant à tort un chat sur une photo. Quand on dicte des notes à son téléphone le résultat peut être cocasse. Mais c’est quand même génial et je me sers constamment d’applications comme Siri (application informatique de commande vocale développée par Apple) pour dicter à mon téléphone, en dépit de leur imperfection. Il est très important d’avoir à l’esprit cette spécificité de l’intelligence artificielle. Nous attendons de l’administration fiscale que le calcul de notre impôt soit exact. Ce résultat exact sera obtenu avec l’informatique. On ne l’aura pas avec l’intelligence artificielle qui utilise un certain nombre de bases, de règles, qui fonctionnent très bien, y compris pour la traduction (moi-même je me sers beaucoup de Google Translate et autre pour traduire), mais reste un système approximatif.

L’intelligence artificielle n’a donc pas réduit les coûts de transaction. Elle a réduit les coûts de prévision, les coûts d’analyse, les coûts d’approximation, les coûts de diagnostic, les coûts d’estimation. Ce n’est pas du tout la même chose. On continue à avoir besoin d’aller plus loin si on veut quelque chose d’exact.

Elle fait parfois des erreurs. Beaucoup de travaux ont été faits, sur la reconnaissance des images de radiographie par exemple, qui montrent que l’on a besoin de la collaboration entre la machine et les hommes pour avoir de meilleurs résultats.

Ce qui est en train de se passer ici est particulièrement intéressant. L’informatique nous remplace, l’intelligence artificielle nous augmente. Le chirurgien est ravi d’avoir un robot qui travaille avec lui, le radiologue est ravi qu’une analyse supplémentaire l’aide à faire son diagnostic ou le confirme.

Grâce à l’intelligence artificielle on est en train de mettre en place une sorte d’escalier mécanique de compétences. L’intelligence artificielle permet à chacun de monter d’une marche. Si sur cette marche quelqu’un tarde à monter sur la marche supérieure, cela peut générer de vrais conflits. Avant, pour devenir taxi il fallait passer un examen et connaître les rues de Paris. Aujourd’hui ce n’est plus nécessaire puisque tout le monde dispose d’un GPS. Chacun peut donc monter sur la marche des taxis… qui protestent et cherchent le moyen d’accéder à la marche supérieure (ils ont trouvé : ils sont aimables !). C’est un point fondamental que l’on retrouve dans nombre de professions. Dans le bâtiment, il fallait deux personnes pendant une journée pour faire le métrage d’une pièce, maintenant on dispose au milieu de la pièce un appareil qui en quelques minutes fournit les métrages au millimètre près. Le métreur (profession d’ailleurs assez rare dont les services sont coûteux) peut travailler beaucoup plus vite et faire plus de métrages. Il ne lui reste qu’à corriger les résultats de la machine (qui se trompe quand même de temps en temps). L’intelligence artificielle nous permet donc de gravir un escalier de compétences et d’accomplir beaucoup plus de tâches. Le métreur peut métrer beaucoup plus de bâtiments, le chirurgien peut faire plus d’opérations et le radiologue plus de diagnostics, ce qui n’est pas sans intérêt à l’heure où les régions françaises manquent de personnel médical.
C’est la notion d’assistant, voire d’équipier dont on parlait tout à l’heure.

Mais cela va encore plus loin, au point de nous poser de vraies questions de management :

Que faire du temps libéré ? Avec le digital, c’était très simple, si la technologie permettait de gagner 10 % de temps de travail sur l’ensemble des salariés, on licenciait 10 % du personnel. Avec l’intelligence artificielle c’est un peu plus compliqué parce que l’on continue à avoir besoin des humains. Cela ouvre des logiques extrêmement intéressantes en termes de management : choisit-on de mettre plus d’humain ? plus de qualité ? ou poursuit-on les licenciements ?

Beaucoup plus sérieusement parce que plus « inquiétant », nous devons veiller à ne pas investir les machines et l’intelligence artificielle du rôle d’experts. Ce ne sont pas des experts mais des systèmes qui évaluent, qui nous aident à apprécier les choses. Mais l’intelligence artificielle, qui peut se tromper, qui n’est pas exacte, n’est pas un expert parfait. Concrètement, le conseiller financier d’une banque, face à un client qui sollicite un prêt, va se faire aider par l’intelligence artificielle qui analyse toutes sortes de données (légales ou non) le concernant et dit si on peut ou non lui accorder un prêt. Si le conseiller s’en tient à l’opinion de l’intelligence artificielle, il la prend pour un expert et abdique sa responsabilité personnelle. Si, face à un vieux client qu’il connaît bien, il prend le risque de lui accorder son prêt contre l’avis de l’IA, l’humain est à sa place, assume sa responsabilité Si tout se passe bien et que la personne rembourse, pas de problème. Dans le cas contraire, le patron du conseiller financier peut lui reprocher de n’avoir pas respecté l’avis de l’intelligence artificielle. Il existe donc un risque que la hiérarchie érige l’intelligence artificielle en expert, lui attribuant un rôle qu’elle ne devrait jamais avoir. Cela pose un problème de management et d’éthique absolument fondamental. Je conseille à tout le monde de relire Hannah Arendt parce que ce problème nous ramène à la question du « mal ordinaire » [2]. Ce que dit la machine sans se poser les questions relève du « mal ordinaire » tel que le définissait Hannah Arendt. Et il faut absolument que dans nos organisations nous conservions notre responsabilité humaine par rapport aux décisions que nous prenons, ce que fait le chirurgien aujourd’hui, ce que doit faire aussi le conseiller bancaire.

Cela étant, je voudrais aller un cran plus loin. Si je parle du « post-digital », c’est que pour moi le digital est acquis. Si une entreprise n’est pas digitalisée, elle est morte. Qui ne regarde pas en quoi l’intelligence artificielle va nous aider est mort.

La vraie question est donc : Qu’est-ce qui vient derrière ?

Ce qui vient derrière va être considérablement aidé par ces nouvelles technologies. Je voudrais souligner trois bouleversements qui risquent de changer notre monde du travail encore beaucoup plus que tout ce qui s’est passé au cours des vingt à quarante dernières années.

D’abord les neurosciences. On commence, grâce notamment à ces technologies, à comprendre de mieux en mieux comment fonctionne notre cerveau et surtout comment il fonctionne mal, comment des biais interviennent dans nos décisions. En effet, si l’intelligence artificielle a des biais, nous en avons au moins autant, voire beaucoup plus. Mais la meilleure connaissance du fonctionnement de notre cerveau nous permettra bientôt d’améliorer nos processus décisionnels en tant qu’individus et d’améliorer le recrutement parce que nous serons en mesure de recruter les gens, non pas avec une intelligence artificielle qui va fabriquer des clones, comme cela a été très bien dit, mais en connaissant mieux des besoins particuliers des individus, les structures particulières de leur cerveau afin de savoir sur quel type de projet on peut les mettre, comment on peut les faire travailler en équipe, etc. Je vois le côté positif des choses (on peut voir le côté négatif mais ce n’est pas le moment). Cela va changer considérablement l’environnement de travail, la façon de travailler, la façon de s’évaluer, de se former. On ne se formera pas demain, quand nous aurons compris comment fonctionne notre cerveau, comme on se formait hier. On pourra faire de l’hyper-individuation. Ceci grâce aux neurosciences qui progresseront notamment grâce aux technologies digitales.

On oublie souvent que la technologie qui a le plus bouleversé le XXème siècle n’est pas le téléphone ni l’automobile mais la biologie. Sans vaccins et sans antibiotiques, nous ne serions pas 8 milliards ! De la même manière La biologie va bouleverser le XXIème siècle, de façon extraordinairement brutale. Nous sommes en train de comprendre comment fonctionne notre ADN, comment modifier notre ADN, comment l’épigénétique modifie notre ADN alors qu’on ne s’y attendait pas. Nous réalisons que notre relation à la nature est en train d’être totalement bouleversée. Aujourd’hui on peut même identifier nos préférences politiques à partir de notre ADN ! Ce sujet mobilise tout un corps de recherche aux États-Unis. Cela signifie que grâce à la biologie nous pourrons demain prévoir les maladies dont nous risquons d’être atteints, la nature des risques que nous encourons (les compagnies d’assurance sont en train de s’y intéresser…), la nature de la qualité du travail que nous allons pouvoir fournir dans une entreprise : Sommes-nous résistants à la douleur ? Sommes-nous ponctuels ? La vigilance est de mise. C’est pourquoi les lois éthiques qui sont en train de se mettre en place sont particulièrement importantes. Le monde du travail va connaître un bouleversement.

Le troisième bouleversement n’est pas technologique mais sociologique. Deux points, en sociologie, sont en train d’émerger que je trouve particulièrement passionnants :

Le premier est le besoin de proximité humaine. Nous sommes tous lassés des répondeurs qui nous enjoignent de taper 1, 2 ou 3 ou des systèmes « intelligents » qui ne comprennent rien à ce qu’on leur dit. On va donc réinventer le contact humain qui sera le nouveau luxe. Aujourd’hui ce n’est pas le digital qui va nous différencier de nos concurrents mais notre capacité à mettre de l’humain dans le contact avec les individus, les clients, les employés, les fournisseurs, etc. Cela signifie que l’on va réinventer l’humain. Il nous faut réfléchir à notre responsabilité individuelle dans la relation à l’humain. D’abord, dans un marché en croissance, nous allons avoir plus de loisirs (qui sont créateurs d’emplois). M. Chevènement a justement évoqué l’importance de la culture. Plus difficile : comment allons-nous rétribuer ces contacts humains ? Ce ne sont pas les robots, les automatismes, qu’il faut incriminer mais notre pingrerie. Ce ne sont pas les robots qui ont tué les pompistes. S’il n’y a plus de pompistes dans ce pays, c’est parce que nous avons préféré pour un ou deux centimes de moins par litre nous servir dans une station-service automatique. C’est nous qui avons tué les pompistes. Allons-nous demain tuer les caissières ? Que voulons-nous pour demain ? Voulons-nous des robots assistants à domicile pour nos parents fatigués ou voulons-nous une personne ? Sommes-nous prêts à la payer ? Qu’allons-nous sacrifier pour ce faire : la nouvelle voiture, des vêtements ? Qu’allons-nous changer dans nos habitudes, individuellement, pour nous payer du contact humain et une vraie vie en société ? C’est une vraie question sociétale qu’il faut se poser.

D’autant plus – c’est le deuxième changement sociologique que je voudrais souligner – qu’aujourd’hui tout le monde a besoin de sens, dans son travail, dans son œuvre, dans ses dépenses. Les habitudes des consommateurs sont en train de changer extrêmement vite (en témoigne l’exemple du « bio »). Ce qui est intéressant chez Greta Thunberg n’est pas ce qu’elle dit mais le symbole que l’on en fait. Elle représente une génération qui ne veut plus de la façon dont la précédente a vécu. Plus largement, de nombreuses personnes veulent autre chose dans leur vie. Ils veulent notamment du sens dans leur travail, dans leur vie sociale. C’est extrêmement important.

Pour toutes ces raisons, s’il est bien de parler du digital, je crois qu’il faut absolument aller beaucoup plus loin et se demander ce qui va changer notre monde du travail à l’ère du post-digital.

Jean-Pierre Chevènement

Merci, M. Turcq, pour cet exposé très instructif.

—–

[1] Travailler à l’ère post-digitale. Quel travail en 2030 ? Dominique Turcq, éd. Dunod, 2019.
[2] Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Hannah Arendt, trad. A. Guérin, éd. Gallimard, 1966.

Le cahier imprimé du colloque « L’impact des technologies numériques sur le travail et l’emploi » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

S'inscire à notre lettre d'informations

Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.

Veuillez saisir une adresse email valide.
Veuillez vérifier le champ obligatoire.
Quelque chose a mal tourné. Veuillez vérifier vos entrées et réessayez.