Quel impact les technologies numériques ont-elles sur l’emploi ?

Intervention de Béatrice Clicq, Secrétaire confédérale de Force Ouvrière au secteur de l’Égalité et du Développement durable, lors du colloque « L’impact des technologies numériques sur le travail et l’emploi » du mardi 24 septembre 2019.

Jean-Pierre Chevènement

Au point où nous en sommes, je me tourne vers Mme Béatrice Clicq qui va nous parler de l’impact des technologies numériques sur l’emploi.

Nous avons distingué l’emploi et le travail.

Le travail est le mode d’organisation dans l’entreprise. On peut se demander comment la robotisation retentit sur la sociologie du travail.

La question que je vous pose est un peu différente : quel est l’impact sur l’emploi ? Y a-t-il lieu de craindre un impact négatif sur l’emploi, c’est-à-dire des suppressions de postes massives ? N’y a-t-il pas lieu d’envisager aussi des créations de postes dans d’autres secteurs ? Et puis peut-on distinguer les progrès de la technologie de la compétitivité nécessaire si nous voulons garder nos parts de marché et même les accroître pour pouvoir répondre aux besoins du consommateur ?

Béatrice Clicq

J’entends l’enthousiasme du chercheur. Il n’est pas tout à fait partagé par la syndicaliste que je suis.

Le fait que le marché de l’emploi est en évolution constante n’est pas nouveau. Avec la révolution industrielle, nous avons connu le passage des tâcherons vers les usines, l’exode rural… Ensuite est venu le salariat auquel le système de protection sociale français offre un cadre et une sécurité, puis les fonctionnaires… Depuis toujours la structure de l’emploi est quelque chose qui est très vivant et fort heureusement.

On compte environ 35 millions de personnes dans la population active, une grosse moitié de salariés, environ 15 % de fonctionnaires, 30 % de travailleurs indépendants parmi lesquels 200 000 travailleurs de plates-formes [1]. Je ne ferai pas l’impasse sur cette partie-là qui est quand même dans l’air du temps. Le numérique est une composante qui suscite un phénomène d’accélération dans l’évolution du marché de l’emploi. Sous le terme numérique j’englobe digitalisation, intelligence artificielle, robotisation. Ces techniques font que toutes les entreprises sont en pleine transformation. Il n’y a pas d’endroit où ça ne bouge pas. Je prends le mot « entreprises » au sens très large parce que les services de l’État, la fonction publique, sont tout aussi impactés. Par exemple on se procure aujourd’hui une carte grise sans voir un être humain. Sans oublier les nouveaux modes d’activité nés avec les plates-formes.

Concernant le travail, dans l’entreprise le cas extrême, qui relève de l’épiphénomène, est, à Nantes, cette maison entièrement construite par un robot utilisant la technologie de la photocopie en 3D. Syndicalement parlant, cela peut avoir un intérêt en termes de conditions de travail puisque les maçons n’ont plus le besoin de manipuler, donc de se casser le dos (mais ceci m’entraînerait hors de la question qui m’est posée). Mais au lieu d’une dizaine de maçons pendant trois semaines on aura besoin de trois personnes qui surveillent la machine pendant une petite semaine. On n’en est pas à construire toutes nos maisons avec cette technologie mais cela questionne déjà.

On observe ensuite tout un transfert de tâches vers le numérique, l’intelligence artificielle, la robotisation, comme le disait M. Alami, et pas seulement sur les métiers peu qualifiés. Nous avons tous en tête l’exemple des caissières. (je vous invite, syndicalement parlant, à ne pas trop utiliser les « douchettes » qui remplacent les caissières encore plus sûrement). Le traitement numérique massif de données, telle l’analyse de CV dans le domaine des ressources humaines, impacte des populations plus qualifiées. L’analyse de CV pose, comme le disait M. Alami, une vraie problématique de biais, de stéréotypes. En effet, selon le cahier des charges, dont le DRH n’a aucune lecture, on risque d’embaucher des clones. Je ne suis pas sûre que cela engendre une plus-value pour l’entreprise qui risque de se priver de la « pépite » que l’on va détecter lors d’un entretien, quand on laisse sa chance à quelqu’un qui n’a pas du tout le profil mais qui apporte une vraie plus-value dans l’entreprise.

Vous citiez Watson, il y a d’autres chatbots [2], dans les banques par exemple où un petit bonhomme vous dit : « Bonjour, racontez-moi votre problème, je vais vous indiquer la solution ». Ils font les tâches simples au départ mais apprennent très vite. Je connais très bien l’exemple d’Orange Bank : au tout début Djingo [3] ne savait pas faire grand-chose et les humains avaient un travail assez varié. Mais à mesure qu’il apprend, il progresse et ne laisse aux employés que les tâches complexes, ce qui va poser un problème d’activité sous tension permanente : quand on n’a plus de temps de pause et qu’on ne réalise que des tâches complexes, on court des risques psycho-sociaux (burn-out, etc.) qui ont des conséquences sur la santé.

Il faut aussi parler de la robotisation des chaînes de production. Lorsqu’on installe un robot dans une chaîne de production où six personnes travaillent, les conditions de travail de ceux qui ont la chance de rester vont être améliorées mais trois personnes n’auront plus matière à travailler. La robotisation touche tous les secteurs. La dernière fois que je suis allée à Matignon (dans le cadre de l’examen du dossier retraites), j’ai vu par la fenêtre la pelouse se tondre toute seule : même à Matignon on ne voit plus de jardinier en train de tondre la pelouse.

Toutes ces évolutions de l’organisation du travail, des conditions de travail, ont évidemment des impacts sur les travailleurs, notamment par le biais de disparition d’emplois. Ceci concerne surtout les salariés peu qualifiés, ce qui est un vrai problème parce que tout le monde n’a pas la chance de faire des études et d’exercer des métiers potentiellement choisis. On n’est peut-être pas caissière ou femme de ménage par vocation mais pour autant cela permet de manger.

Le numérique et l’intelligence artificielle ont suscité de nouveaux modes d’activité, notamment par le biais des plates-formes qui n’emploient pour l’instant que 200 000 personnes mais ont vocation à se développer. Ces personnes travaillent sans protection, sans réel cadre juridique puisqu’elles ne dépendent pas du droit du travail. Certaines ont des compétences rares : j’ai eu la chance de rencontrer des jeunes d’une trentaine d’années qui tous avaient des profils informatiques leur permettant de créer des sites, des logiciels, etc. Ils avaient créé une plate-forme. Les clients exprimaient leurs besoins et chacun s’inscrivait sur le projet et fixait son prix. Cela crée un collectif temporaire puis ils passent à un autre projet. Ils choisissent leur activité, leur tarif et sont très contents. Il n’y a pas de souci pour les travailleurs indépendants qui proposent un savoir. Pourtant on observe qu’au bout de deux ou trois ans, quand, par exemple, ils fondent une famille, ils cherchent des solutions pour avoir une protection sociale. En revanche, les travailleurs de plates-formes qui n’ont pas de compétences rares, tels les livreurs à vélo, n’ont ni le choix des tarifs ni quelque choix que ce soit. Ils sont très surveillés et dès qu’ils sont mal notés on les déconnecte. C’est une forme de licenciement mais sans la protection dont bénéficient les salariés. Ce sont aussi les micro-tâches, tels les clics qui nourrissent les bases de données, qui ne rapportent que quelques euros au bout de milliers de clics. Ce travail de plate-forme des non-qualifiés (livreurs à vélo, chargeurs de trottinettes) s’effectue en-dehors du cadre du droit du travail. Cela entraîne des dérives importantes, y compris pour l’État, notamment en termes de travail des enfants et de migrants sans-papiers, en raison de la sous-traitance sauvage : des « rentiers des plates-formes » font faire le travail à des enfants ou à des sans-papiers qui ne touchent qu’une part de la rémunération. Pour les enfants c’est en train de se régler parce qu’ils ne travaillent pas suffisamment et ne sont donc pas rentables. Cela concerne donc maintenant essentiellement le travail des sans-papiers.

L’autre problème est la protection sociale (retraites, sécurité sociale…) à laquelle, syndicalement, nous sommes très attachés. Pour les salariés et les fonctionnaires, la cotisation est un salaire différé. Les travailleurs indépendants doivent faire la démarche de cotiser, de payer les 23 % de charges qui leur permettent d’avoir une couverture sociale. Or en fait, 10 pour 1000 livreurs à vélo disent l’avoir fait (et je ne suis même pas sûre qu’ils disent tous forcément la vérité). Pas forcément par volonté de « filouter » mais souvent par méconnaissance ou par impression que ça n’est pas nécessaire, que ça n’est pas important, parce qu’à vingt ans on n’a pas toujours conscience qu’à un moment donné on risque d’avoir besoin de tout ça.

Du point de vue de Force Ouvrière, nous considérons que nous avons la responsabilité de choisir notre avenir en tant que société. Il ne s’agit évidemment pas de rejeter complètement le numérique. Nous sommes conscients des problématiques de compétitivité, de place de la France dans le monde. Mais il y a peut-être moyen de réfléchir à la temporisation, à la façon de développer tout ou partie de ces outils.

Les études sont très variées. Les chiffres de McKinsey [4] disent qu’en 2030 60 % des métiers seront concernés par l’automatisation. Nous sommes d’accord sur les chiffres. Sur les emplois détruits par l’intelligence artificielle c’est beaucoup plus varié. Scénario catastrophe : le cabinet Oxford table sur 50 % de métiers détruits. Pour l’OCDE c’est 9 %, même cette version optimiste toucherait quand même 3,5 millions de personnes.

Pour nous il importe de travailler le plus vite possible à l’évaluation de ce delta entre les suppressions et les créations d’emplois. Car ces technologies créent aussi de l’emploi, tout n’est pas tout noir. Mais il est certain que les métiers supprimés ne touchent pas du tout les mêmes populations que les métiers qui seront créés.

Nous devons donc identifier les populations qui seront les plus touchées. En charge de l’égalité et du développement durable, je regarde d’assez près les sujets concernant l’égalité. Or on sait que beaucoup de métiers très fortement féminisés vont disparaître. Quelle sera la place des femmes dans le monde du travail dès lors que les métiers qui se créent sont basés sur l’informatique, la création de logiciels, des filières vers lesquelles, pour l’instant, les femmes ne s’orientent pas naturellement ? Cela nécessite de susciter chez les femmes un intérêt pour ces filières d’avenir.

Se pose évidemment la question du travail des seniors. Aura-t-on, passé un certain âge, la capacité de se reconvertir ?

Selon certaines études, 65 % des élèves de primaire feront des métiers qui n’existent pas aujourd’hui. Il est donc important d’essayer d’anticiper les orientations le plus en amont possible. Et les reconversions tout autant afin de pouvoir proposer aux personnes dont le métier disparaît de s’orienter vers autre chose. Quel type de formation leur proposer ? Comment la leur dispenser ?

Il nous faut aussi réfléchir à la problématique de l’extinction des filières. Pour avoir parlé parfois avec le patronat, notamment du secteur industriel, il y a des secteurs où ils savent très bien que l’activité va s’éteindre. Ils subissent une hémorragie du personnel qualifié qui fuit tant qu’il est temps et font face à des problématiques d’extinction trop rapide ou de perte des compétences parce que les gens sentent le vent tourner.

L’objectif est de garantir un emploi décent et une protection sociale pour tous. C’est d’autant plus important que, en parallèle de cette transformation numérique, la transition climatique a peu ou prou les mêmes impacts : des métiers vont disparaître et d’autres seront très certainement créés. Tout l’enjeu pour nous est de contrer le risque de bipolarisation de la société. Parce qu’il y aura moins d’emplois créés que d’emplois supprimés, il ne faudrait pas arriver à une situation où les privilégiés auraient un emploi tandis que les autres en seraient réduits à dépendre d’un revenu universel. Pour nous le revenu universel n’est pas la solution parce qu’il relève de la charité et non de la reconnaissance par le travail, essentielle pour beaucoup dans la société actuelle. C’est aussi pour cette raison que nous rejetons les chartes sociales des plates-formes parce qu’il importe que chacun ait un travail décent et une protection sociale décente.

En conclusion, nous avons la responsabilité de choisir la société que nous allons laisser à nos enfants. Il est important d’agir avec discernement, ce qui relève de la responsabilité de chaque citoyen, lequel est potentiellement un travailleur. Il est bon de prendre conscience que nos comportements ont un impact sur les autres. Il nous faut donc trouver le juste équilibre entre le côté pratique du numérique et de la modernité et la nécessité de garder le lien social, le lien humain. Certes Amazon est très pratique quand on veut un livre le lendemain matin dans sa boîte aux lettres, mais quand les librairies auront disparu, nous prendrons conscience, trop tard, que nous avons perdu quelque chose de précieux.

Vous parliez des robots assistants. Effectivement c’est ce qui est à privilégier. On refuse que les humains deviennent les assistants des robots, ce qu’on peut voir actuellement chez Amazon. L’important pour nous est de privilégier la solidarité entre les catégories et entre les générations et de bien réfléchir avant de développer trop vite et peut-être trop fortement les technologies numériques.

Jean-Pierre Chevènement

Merci, Mme Clicq, pour cet exposé très complet, puisque vous n’avez rien ignoré des emplois qui pourraient disparaître ni de ceux qui pourraient se créer. Je pense par exemple à l’industrie des robots mais tout ce qui concerne les logiciels, l’informatique, devrait se développer.

Je ne peux m’empêcher de penser aux problèmes que j’ai rencontrés lorsque j’ai voulu donner des perspectives à long terme à l’Éducation nationale. Doubler les flux de lycéens et, à terme, d’étudiants, posait le problème de savoir vers quelle société nous allions, quels emplois il fallait privilégier, quelles technologies se développeraient, aux dépens de quelles autres. C’était très difficile. Une société d’études, le BIPE (Bureau d’Informations et de Prévisions Économiques), qui associe l’État et des grandes entreprises, m’avait beaucoup aidé en réalisant une étude à vingt ans assez intéressante.

En vous écoutant, je me posais la question des techniques de prévision applicables au tissu économique et à l’emploi. C’est évidemment très difficile mais quelques idées forces émergent. Par exemple la culture ne pourra jamais être remplacée par les robots, les traductions automatiques, les réseaux sociaux. Car c’est une chose que d’empiler les connaissances – et effectivement, le numérique permet d’accéder à toutes les connaissances possibles et imaginables – mais structurer le savoir, comprendre, approfondir, aller au-delà du simple empilement des connaissances vers une façon de penser, de raisonner, de sentir, tout cela ouvre d’immenses espaces. C’est pourquoi je ne suis pas vraiment pessimiste. Je pense que la culture offre un immense espace, à tous les âges. Mais peut-être est-ce un acte de foi que d’aucuns qualifieraient de « positiviste » ?

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[1] Pour le Conseil national du numérique « une plate-forme est un service occupant une fonction d’intermédiaire dans l’accès aux informations, contenus, services ou biens édités ou fournis par des tiers. Au-delà de sa seule interface technique, elle organise et hiérarchise les contenus en vue de leur présentation et leur mise en relation aux utilisateurs finaux. À cette caractéristique commune s’ajoute parfois une dimension écosystémique caractérisée par des relations entre services convergents ».

[2] Le chatbot (ou « agent conversationnel ») est un logiciel programmé pour simuler une conversation en langage naturel.

[3] Conseiller virtuel développé à partir du programme Watson.

[4] McKinsey France. « Accélérer la mutation numérique des entreprises : un gisement de croissance et de compétitivité pour la France. »

Le cahier imprimé du colloque « L’impact des technologies numériques sur le travail et l’emploi » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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