Une contribution d’Anne-Marie Le Pourhiet, Professeur de droit public à l’Université Rennes 1, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, parue dans le mensuel « L’Ena hors les murs », numéro 498, mars 2020, Dossier « La souveraineté nationale dans le contexte européen ».
Accusé de refléter à la fois le « repli sur soi » et le sentiment « populiste », l’attachement à la souveraineté dit « souverainisme » est désormais frappé d’anathème et réputé sentir la poudre. L’ennui est que cette souveraineté reste quand même inscrite au fronton des constitutions des démocraties libérales dont elle est encore censée constituer le fondement, de telle sorte que l’on assiste en Occident mais surtout en Europe à la prolifération de discours et de normes parfaitement contradictoires où les oxymores et les « en même temps » pullulent. Le principe de souveraineté est en effet indissociable de l’État moderne théorisé au XVIème siècle par Jean Bodin dans Les six livres de la République et n’a cessé de s’affermir jusqu’au XXème siècle. La notion recouvre en réalité deux aspects que l’on peut schématiser dans la distinction entre la souveraineté de l’État (existence) et la souveraineté dans l’État (exercice). Les deux sont aujourd’hui fortement remises en question.
La souveraineté de l’État
République est un droit gouvernement de plusieurs ménages et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine. Telle est la définition de l’État donnée au XVIème siècle par Jean Bodin dans son œuvre magistrale Les six livres de la république (1576). Le terme république est ici pris dans son sens substantiel de res publica, c’est-à-dire de chose commune par opposition au domaine privé. C’est donc la puissance souveraine qui définit l’État et à la description de laquelle Bodin a consacré un millier de pages.
La conceptualisation de l’État moderne se fait à partir de deux séparations essentielles : celle de la chose publique et de la chose privée supposant la distinction entre la personne du roi et celle de l’État, et celle du prince et de la multitude, c’est-à-dire des gouvernants et des gouvernés. Absolue et perpétuelle la souveraineté est la force d’union et de cohésion de la communauté politique, elle caractérise le pouvoir de l’État illimité dans le temps et absolu en puissance. La souveraineté étant le pouvoir du « dernier mot », ne peut être limitée ni par les princes étrangers, ni par le pape, ni même par les lois sauf, selon Bodin, « les lois de Dieu et de nature » que le prince est présumé respecter puisqu’il est lui-même l’image de Dieu. En tout état de cause nul ne pourrait contrôler le souverain sauf à devenir souverain lui-même. La souveraineté ne peut donc être soumise à aucun commandement d’autrui, ni extérieur, ni intérieur. Elle est par nature indivisible et l’État réalise ainsi l’agrégation du multiple dans l’Un. Si la nation n’est pas encore conçue par Bodin c’est la cohésion des familles (ménages) qui est censée constituer le ciment sociologique de la république. L’idée d’État-nation sera effectivement et officiellement consacrée au siècle suivant lors des traités de Westphalie de 1648 qui vont acter d’une part la souveraineté extérieure des États d’Europe, c’est-à-dire leur égalité juridique et l’absence de tutelle d’une entité sur une autre, mais aussi leur souveraineté intérieure, c’est-à-dire le principe de non-ingérence dans les affaires internes.
La souveraineté dans l’État
Sur la forme du gouvernement, c’est-à-dire la détermination du titulaire de la souveraineté dans l’État, Bodin établissait une distinction classique entre l’État populaire, l’État aristocratique et l’État monarchique en marquant une préférence pour le dernier tout en étant cependant moins net sur l’absolutisme interne que sur la souveraineté externe. C’est la suite de l’histoire politique qui va conduire d’abord à l’absolutisme monarchique puis à son remplacement révolutionnaire par la souveraineté collective elle-même conçue selon deux modèles.
La démocratie signifie, en effet, que la souveraineté dans l’État appartient non pas à un seul individu (monocratie) ou quelques-uns (aristocratie) mais à l’ensemble des individus, à la collectivité tout entière qui l’exerce soit directement soit par l’intermédiaire de mandataires. On en connaît la parfaite définition donnée par Thucydide : Notre constitution est appelée démocratie parce qu’elle est l’œuvre, non d’une minorité, mais du plus grand nombre (Histoire de la guerre du Péloponnèse, II -37, 431 av. J.-C.).
Le principe de souveraineté collective a cependant reçu deux interprétations, différentes qui se distinguent moins par leur contenu réel que par les conséquences socio-politiques concrètes qui leur sont attachées. Le choix entre la souveraineté nationale ou la souveraineté populaire s’explique moins, en effet, par une préférence conceptuelle et théorique que par une sélection très pragmatique de leurs effets respectifs. La souveraineté nationale a été exposée par Sieyès (Qu’est-ce que le Tiers État ? 1789) dont le but avoué était de concentrer le pouvoir dans les mains de la bourgeoisie triomphante de la Révolution française en écartant la masse populaire des choix politiques. Elle constitue aussi un gage de gouvernement modéré et libéral qui expliquera son succès. Dans cette conception, la souveraineté appartient sans doute au peuple mais pris dans son ensemble comme une entité abstraite dénommée la nation. La nation est une personne morale distincte des individus qui la composent et douée d’une volonté propre. Elle ne se confond pas avec la somme des individus vivant à un moment donné sur le territoire national mais englobe également les générations présentes et futures, c’est une pure abstraction. La souveraineté nationale est ainsi une, indivisible et inaliénable puisqu’une seule personne, la nation, ne peut avoir qu’une volonté. Personne morale, elle ne peut agir que par l’intermédiaire de représentants chargés d’exprimer sa volonté unique. Les citoyens n’étant pas chacun personnellement souverain n’ont aucun droit à voter ou à s’exprimer directement. La nation peut donc destiner le vote à ceux qu’elle estime les plus aptes et les plus capables pour choisir ses représentants, l’électorat n’est ainsi pas un droit mais une fonction qui peut être réservée à quelques-uns. Cette théorie a donc pour corollaire la notion d’électorat-fonction qui va permettre l’instauration d’un suffrage restreint réservé à une élite économique et/ou culturelle. La seconde conséquence est qu’une personne morale ne pouvant s’exprimer que par des représentants, le gouvernement est purement représentatif et ne laisse aucune place au référendum. Le troisième effet est que la souveraineté nationale étant inaliénable ne peut en aucun cas se transmettre, les délégués élus représentent la nation souveraine et ne sauraient en aucun cas représenter leurs électeurs. Une fois élus par les citoyens dans une circonscription les députés ne représentent plus que la nation tout entière et n’ont donc aucun ordre à recevoir de ceux qui les ont désignés ni aucun contrôle à subir de leur part. Leur mandat est représentatif et non pas impératif : le vote résume et épuise la volonté de l’électeur. En outre, la souveraineté nationale n’exclut pas l’existence d’un monarque héréditaire qui peut être désigné comme représentant de la nation souveraine. Ainsi la Constitution de 1791 indique-t-elle : La souveraineté est une, indivisible, inaliénable et imprescriptible. Elle appartient à la Nation […] La Nation, de qui seule émanent tous les pouvoirs, ne peut les exercer que par délégation. La Constitution française est représentative : les représentants sont le corps législatif et le Roi.
Mais cette conception s’oppose en réalité à ce que l’on dénomme exclusivement à l’époque « démocratie », c’est-à-dire l’exercice direct de la souveraineté par les citoyens eux-mêmes.
La doctrine de la souveraineté populaire avait été exposée par Jean-Jacques Rousseau (Du contrat social, 1762). Dans cette conception, à l’inverse de celle de Sieyès, le peuple est considéré non pas comme une entité abstraite distincte des citoyens, mais comme une addition, une somme d’individus détenant chacun une parcelle de souveraineté. Celle-ci est donc fractionnée, partagée : « Si l’État est composé de dix mille citoyens – écrit Rousseau – chacun est dépositaire de la dix millième partie de la souveraineté ». On ne peut dégager la volonté de l’ensemble que par la somme des volontés de chacun qui doit pouvoir s’exprimer par elle-même. En conséquence, l’électorat et donc le vote constituent un droit pour chaque citoyen souverain, ce qui implique obligatoirement le suffrage universel. De plus, ce droit ne peut être exercé que personnellement : « La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée […] Toute loi que le peuple n’a pas ratifiée est nulle : ce n’est pas une loi », écrit encore Rousseau. Ainsi, selon cette théorie, tout citoyen a le droit de suffrage et doit l’exercer personnellement pour le vote de chacune des lois. La seconde conséquence de la souveraineté populaire réside donc dans la démocratie directe. Rousseau admet cependant que la réunion de tous les citoyens en assemblée générale n’est pas toujours possible. Il concède donc que les citoyens puissent désigner, pour voter à leur place, non pas des représentants mais de simples « commis » munis d’un mandat impératif et révocable les obligeant à voter dans le sens prescrit par leurs électeurs et à leur en rendre compte. Les conséquences de la souveraineté populaire sont donc à l’opposé de celles de la souveraineté nationale. Modèle de démocratie absolue, du moins dans sa pureté théorique, la souveraineté populaire a inspiré la Constitution française de 1793 qui a elle-même été pendant longtemps la référence mythique de la gauche française.
Le choix entre les deux conceptions n’étant pas commandé par une préférence intellectuelle mais par les effets socio-politiques attendus, il n’est pas rare de voir mixer dans des constitutions françaises ou étrangères ces deux doctrines elles-mêmes ou certains de leurs effets. Le suffrage universel s’est partout généralisé, le gouvernement semi-direct existe dans de nombreux États tandis que le mandat impératif n’a jamais connu qu’un faible succès. Les constitutions françaises ont rarement retenu l’intégralité de l’une des deux conceptions, les mélangeant généralement dans une terminologie ambiguë. Les deux derniers textes constitutionnels français de 1946 et 1958 disposent ainsi : « La souveraineté nationale appartient au peuple ». La Vème République appuie clairement sur la souveraineté rousseauiste en ajoutant que le peuple « l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum » dont les articles 11 et 89 de la Constitution renforcent effectivement l’usage.
À vrai dire, c’est peut-être déjà ce mélange que l’on trouve déjà en filigrane dans la Déclaration de 1789 qui ne prend pas complètement parti. Sans doute affirme-t-elle en son article 3 que « toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation » mais elle ajoute en son article 6 que « tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs représentants » à l’expression de la volonté générale, tandis que son article 14 confirme encore qu’ils ont le droit de constater et consentir « par eux-mêmes ou par leurs représentants » à la nécessité de la contribution publique. La Constitution de 1958 a donc remplacé ce « ou » par un « et ».
Cette formulation hésitante se retrouve dans bien d’autres États européens, y compris des monarchies constitutionnelles. L’article 20 de la Loi fondamentale allemande énonce : Tout pouvoir d’État émane du peuple. Le peuple l’exerce au moyen d’élections et de votations. L’article 1-1 de la Constitution espagnole dispose La souveraineté nationale réside dans le peuple espagnol duquel émane les pouvoirs de l’État, tandis que l’article 1er de la Constitution italienne, retient que La souveraineté appartient au peuple. Quant à la vieille Constitution américaine on connaît son lapidaire mais magistral « We the people », tandis que Madison affirmait dans Le Fédéraliste : Nous définirons une république, ou du moins ce qu’on peut appeler de ce nom, un gouvernement qui tire tous ses pouvoirs directement ou indirectement de la grande masse du peuple.
Quel que soit l’énoncé retenu, l’idée est donc partout la même : la souveraineté conçue comme principe d’auto-détermination nationale appartient collectivement aux citoyens qui l’exercent selon la règle majoritaire qui est l’essence de la démocratie.
Mais la construction européenne et l’évolution post-nationale et post-démocratique du Continent conduisent à une sérieuse remise en cause de la souveraineté des États et de celle des peuples dans ces États. Le transfert continu aux institutions européennes de ce que le Conseil constitutionnel français reconnaît comme les « conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale », l’adjonction à la fin de la Constitution française d’une mention expresse des traités qui renie en réalité toutes les dispositions précédentes sur la souveraineté et les compétences du parlement national, la primauté inconditionnelle du droit européen sur les normes internes, même constitutionnelles, tout ceci aboutit à un texte constitutionnel en trompe l’œil où la souveraineté affirmée dans le titre 1er s’éclipse dans le titre XV.
Le paradoxe veut que ce soit de l’aristocratique Cour constitutionnelle allemande que soit venue la piqûre de rappel sur que signifie la souveraineté démocratique. La Cour affirme ainsi, dans sa décision du 30 juin 2009 sur le traité de Lisbonne : « Depuis que le principe de la souveraineté populaire l’a emporté en Europe, seuls les peuples des États membres peuvent disposer de leur pouvoir constituant respectif et de la souveraineté de l’État. Sans la volonté des peuples déclarée explicitement, les organes élus ne sont pas habilités à créer dans leurs espaces constitutionnels étatiques un nouveau sujet source de légitimité ou à délégitimer les sujets existants.
L’affirmation contenue à l’article 4 du traité selon laquelle L’Union respecte l’égalité des États membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles ne suffit pas à camoufler la remise en cause tout à la fois du modèle westphalien de souveraineté de l’État et du modèle démocratique de souveraineté dans l’État.
*(Stéphane Rials et Denis Alland, Constitution de l’Union européenne, Puf, Que sais-je ? 2003, p. 5).
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