La souveraineté nationale à l’épreuve du droit européen

Une contribution de Jean-Eric Schœttl, conseiller d’État (h), Secrétaire général du Conseil constitutionnel (1997-2007), membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, parue dans le mensuel « L’Ena hors les murs », numéro 498, mars 2020, Dossier « La souveraineté nationale dans le contexte européen ».

Par droit européen, nous entendons le droit applicable aux pays-membres de l’Union européenne et aux pays-membres du Conseil de l’Europe (la France faisant partie des deux ensembles). Il s’agit d’un corpus considérable : traités de l’Union européenne (traité sur l’Union européenne, traité sur le fonctionnement de l’Union européenne), Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Conseil de l’Europe), législation de l’Union européenne (directives, règlements) coproduite par les institutions de l’Union (Commission, Conseil, Parlement), jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).

Ce n’est pas seulement par sa primauté (I) mais encore par sa nature (II) que le droit européen, tel qu’il s’est construit jusqu’ici, remet en cause les fondements de la souveraineté nationale.

I. La souveraineté nationale est contrainte par construction par la primauté du droit européen.

La grande révolution juridique survenue en France depuis un demi-siècle est que tout juge national, quels que soient son ordre et son ressort, doit faire prévaloir le traité sur la loi, même postérieure. La Cour de cassation l’a admis dès 1975 avec sa décision Société Cafés Jacques Vabre. Le Conseil d’État français a « fait de la résistance » jusqu’à capituler par l’arrêt Nicolo en 1989. Comment avez-vous pu prendre cet arrêt Nicolo ?, avait demandé Jean-Pierre Chevènement au vice-président du Conseil d’État de l’époque, le subtil Marceau Long. La réponse fut la suivante : Nous résistions depuis si longtemps… La Cour de cassation a accepté la primauté du droit européen en 1975 et nous sommes en 1989 !… Vous savez, on ne résiste pas à l’air du temps !

1. Cette primauté du traité vaut particulièrement pour le droit de l’Union européenne. Toutes les juridictions nationales sont gardiennes du droit de l’Union. Elles deviennent donc fonctionnellement des « organes supplétifs » de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). « Supplétif » est d’ailleurs un mot faible : depuis belle lurette, le juge national est le juge communautaire de droit commun.

Les juridictions nationales posent des questions préjudicielles à la CJUE en cas de doute sur la portée du droit de l’Union, mais écartent d’elles-mêmes les normes nationales, y compris législatives, lorsqu’elles leur paraissent « clairement contraires » au droit de l’Union.

Les exemples sont légion, surtout pour les matières du premier pilier, singulièrement pour les « aides de l’État ».

Les juridictions judiciaires ne sont pas en reste. Un exemple entre cent : la Cour de cassation vérifie que les contrôles à la frontière, même motivés par l’urgence de la lutte contre la criminalité organisée, ne sont pas un succédané du contrôle aux frontières à l’intérieur de l’espace Schengen.

Car le droit de l’Union européenne ne se réduit plus, depuis longtemps, à un droit économique. Il a investi les questions de justice et de police, la lutte contre les discriminations, l’entrée et le séjour des étrangers, les relations du travail, l’environnement, la propriété intellectuelle, les traitements de données personnelles (pensons aux soixante pages occupées au JO de l’Union européenne par le Règlement relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, le fameux RGPD).

De plus, même à défaut de base légale explicite dans les traités, diverses matières ont été attraites dans le droit de l’Union en raison de leurs interférences avec la libre circulation des marchandises, des services et des capitaux.

De même, la sauvegarde de la concurrence est d’interprétation large, remettant en cause la plupart des interventions économiques de l’État et des collectivités territoriales. Se sont continûment durcies, au travers des textes et de la jurisprudence, les conditions de fond et de procédure auxquelles sont assujetties les aides publiques, notion d’interprétation elle-même extensive.

Ce pouvoir attractif du droit de l’Union, y compris dans les matières du « troisième pilier », relativise la révérence nominalement gardée envers les matières censées demeurées dans le sanctuaire des compétences nationales. À cet égard paraît une vue de l’esprit la « neutralité » du droit de l’Union à l’égard du mode d’appropriation des moyens de production. Un État membre qui nationaliserait son industrie se mettrait par construction en contravention avec le marché unique et violerait plusieurs droits fondamentaux de l’Union…

Depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, fait partie intégrante du droit de l’Union la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, dont le champ d’application va au-delà de celui de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH), puisqu’il couvre des domaines comme la bioéthique, les droits de l’enfant, l’accès aux documents administratifs, le droit de pétition, l’environnement…

Dès avant cela, la Cour de justice appliquait la Convention EDH (et la jurisprudence de la Cour de Strasbourg), incorporée depuis lors explicitement dans le traité de l’Union européenne (art 6 § 2 [1]), ainsi que les principes généraux du droit de l’Union (inspirés des principes généraux du droit dégagés par le Conseil d’État français, eux-mêmes proches parents de droits et libertés constitutionnels).

Le champ investi par le droit de l’Union et ses juges s’est donc doublement étendu depuis le traité de Rome :

• quant aux matières (expansion horizontale),

• quant aux normes de contrôle (principes généraux du droit de l’Union, Charte des droits fondamentaux, traités, droit dérivé…). Cette expansion verticale du droit de l’Union ne joue en théorie que dans les domaines investis par ce droit (et non dans ceux où la matière échappe à la compétence exclusive ou partagée de l’Union), mais c’est déjà beaucoup, puisque cela comprend tout acte national intervenant dans une matière touchée par le droit de l’Union, primaire ou dérivé.

Or cette extension en surface et en profondeur du droit de l’Union, par rapport aux règles originelles du marché commun, est ignorée de l’opinion. Ses implications ne sont même pas véritablement mesurées par des politiques qui se contentent de vitupérer la technocratie bruxelloise, comme si le problème se résumait au poids excessif de la Commission dans le processus décisionnel européen. La mise sous tutelle s’est faite à bas bruit. Elle n’en est pas moins obscurément ressentie par nos concitoyens.

Le droit de l’Union prévaut sur tous les textes de droit interne, y compris législatifs, y compris constitutionnels. Dès 1964, un arrêt Costa c/ Enel fait la théorie de cette primauté du droit européen (alors « communautaire » ) sur le droit interne.

Pour en mesurer pleinement la portée, il faut citer son considérant central : À la différence des traités internationaux ordinaires, le traité (alors de Rome) a institué un ordre juridique propre intégré au système juridique des États membres […] et qui s’impose à leur juridiction. […] Le droit du traité ne pourrait donc, en raison de sa nature originale, se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu’il soit sans perdre son caractère communautaire et sans que soit mise en cause la base juridique de la Communauté elle-même […] Le transfert opéré par les États, de leur ordre juridique interne au profit de l’ordre juridique communautaire entraîne donc une limitation définitive de leurs droits souverains contre laquelle ne saurait prévaloir un acte unilatéral ultérieur incompatible avec la notion de Communauté.

Ce principe de primauté du droit de l’Union, création à l’origine jurisprudentielle, fut le principal problème qu’eut à régler le Conseil constitutionnel en 2004 avec le « traité établissant une Constitution pour l’Europe », celui-ci gravant le principe de primauté dans le marbre des traités. Si elle n’est plus explicitement énoncée dans le corps même du traité de Lisbonne, la primauté du droit de l’Union n’en figure pas moins dans une déclaration annexée à ce traité (déclaration n° 17). Surtout, il demeure la règle cardinale de ce droit, constamment appliquée tant par les organes de l’Union que par les juges nationaux.

Il faut bien comprendre que le « droit de l’Union » qui prime tout texte de droit interne, ce n’est pas seulement le « droit primaire », celui des traités (TUE, TFUE). Ce sont aussi les règlements, décisions-cadres et directives, c’est-à-dire la masse imposante du droit dérivé.

Ce droit est complexe, technique, dispersé, mal « consolidé », non codifié. Son manque de lisibilité doit beaucoup à la multiplicité des intervenants, officiels et officieux.

Les appels à contributions, s’ils se réclament de la transparence et de la participation de la société civile, font une large place aux lobbies, économiques ou idéologiques. Ceux-ci opèrent, fort efficacement, dans les coulisses de l’Union.

Les États membres tombent souvent dans les pièges d’une négociation dont ils évaluent mal l’impact.

Le contrôle par les parlements nationaux des actes de l’Union est bien formel, au moins en France.

Or le droit issu de ce processus est impératif, supérieur à tout texte interne et d’effet direct. C’est même vrai des directives puisque, passé le délai de transposition, sont d’effet direct leurs prescriptions précises et inconditionnelles (Van Duyn, 1974), ce qui est fréquent car les directives sont souvent rédigées de façon détaillée.

Le droit européen joue un rôle d’autant plus crucial que l’Europe se construit par le droit et que l’effectivité de ce droit est déléguée aux États et non à des administrations fédérales (en mettant à part la BCE). Il faut donc un chien de garde pour veiller à ce que les administrations et juridictions nationales délégataires « transposent » ce droit, puis l’appliquent, correctement et uniformément.

La nécessité d’assurer au droit de l’Union son effectivité et son unité oblige la CJUE (et donc les juridictions nationales) à gommer les particularités nationales, en ignorant par exemple le partage public/privé correspondant à la culture de chaque pays membre, ce qui, dans le cas de la France, place nos établissements publics en état de sursis et nous oblige à nous raccrocher, pour justifier les aides publiques, à la branche fragile des prestations « in house » [2] .

La jurisprudence de la CJUE a fait produire les plus grandes conséquences à des principes dégagés par le juge lui-même, sans base textuelle explicite :

• Primauté (toute norme nationale contraire au droit de l’Union doit être écartée par toute autorité nationale ou européenne, politique, administrative ou juridictionnelle),

• Effet direct (dès lors qu’il est assez précis, et sauf pour les directives au cours du délai de transposition, le droit de l’Union est invocable par les personnes intéressées, sans besoin d’intermédiation nationale),

• Effet utile (l’absence de base légale d’une mesure en droit de l’Union est couverte par le fait qu’elle permet la réalisation d’un objectif de l’Union),

• Théorie des « compétences implicites ».

L’incidence de cette jurisprudence est considérable sur les droits que particuliers et personnes morales peuvent tirer du droit primaire comme du droit dérivé. Elle le fait d’autant plus que son critère d’interprétation du droit de l’Union est finaliste (« téléologique » disent les experts).

Elle l’a fait depuis longtemps en matière d’accès aux professions. Ainsi, dans un arrêt « Kreil » du 11 janvier 2000, la Cour tranche la question de savoir si le respect de l’égalité de traitement entre hommes et femmes imposé par une directive du Conseil s’oppose à l’application des dispositions constitutionnelles excluant les femmes des emplois militaires comportant l’utilisation d’armes. La Cour juge que : la directive s’oppose à l’application de dispositions nationales, telles que celles du droit allemand, qui excluent d’une manière générale les femmes des emplois militaires comportant l’utilisation d’armes.

Autre exemple, en matière d’immigration cette fois. La CJUE a jugé en 2011 [3] que la « directive retour » de décembre 2008 [4] serait privée d’effet utile si une garde à vue, qui relève de la procédure pénale, était possible contre un étranger en situation irrégulière, sans avoir épuisé au préalable les procédures d’éloignement prévues par cette directive. Or la garde à vue était, en France, la première étape de l’éloignement et n’était pas accompagnée de poursuites pénales. C’était donc la condition effective de la mise en œuvre des procédures de reconduite voulues par la directive… Pour se conformer à cet arrêt, que personne n’avait prévu , il a fallu inventer une « retenue » ayant toutes les caractéristiques objectives de la garde à vue, sans en porter l’étiquette : solution à la fois compliquée et hypocrite [5].

2. La primauté du droit issu des traités européens sur la loi nationale est tout aussi manifeste s’agissant de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH). Aussi la jurisprudence de la Cour de Strasbourg a-t-elle entraîné jusqu’ici de plus fortes et imprévisibles atteintes que celle de la CJUE aux souverainetés nationales.

• Pensons aux constructions audacieuses de la jurisprudence de la CEDH, édifiées sur des notions dont le bref énoncé écrit n’avait sûrement pas pareille portée dans l’esprit des signataires (novembre 1950), lesquels sortaient des abominations de la seconde guerre mondiale et n’imaginaient sûrement pas de tels développements ;

• Il en est ainsi de la notion de « procès équitable » (art. 6 Convention) qui, pour la Cour, s’étend en amont du procès (garde à vue) et à des procédures qui ne sont pas des procès civils et pénaux (le contrôle de la Cour ne s’arrêtant ni au caractère disciplinaire ou administratif, et non juridictionnel, de la procédure de sanction, ni au seuil des cours constitutionnelles) ; avec la condamnation presque systématique des lois de validation ; avec des exigences toujours plus strictes en matière d’ « égalité des armes » (la Cour bannissant par exemple du délibéré, même s’ils s’y tiennent cois, rapporteurs et ministère public [6] ; ou remettant en cause le rôle du parquet français dans la procédure pénale) ;

• Il en est encore ainsi de la jurisprudence sur la vie privée (art. 8), dont la protection commande le droit au rapprochement familial (avec des effets considérables sur les législations et les jurisprudences des États membres en matière migratoire) ou qui voit, dans des mécanismes du type Tracfin, une « ingérence » interdite aux États, même dans le cadre de la lutte contre le grand banditisme, s’agissant des activités constituant le « cœur de métier » des avocats (Michaud c/ France, 6 décembre 2012) ;

• Ou du « principe d’autodétermination de la personne », que la Cour tire aussi du respect de la vie privée, et qui fonde le « droit de chacun de décider de quelle manière et à quel moment sa vie doit prendre fin, à condition qu’il soit en mesure de former librement sa volonté à ce propos et d’agir en conséquence » (Haas, 2011 ; Koch, 2012) ;

• ou de la notion de liberté d’opinion et de croyance (art 9), dont la Cour a tiré un droit à l’objection de conscience au service militaire (7 juillet 2011, Bayatyan) ;

• ou de la notion de « bien », objet du droit de propriété, qui a été étendue à des objets immatériels tels qu’une espérance raisonnable de se voir reconnaître un droit (jurisprudence récurrente) ;

• ou de l’arrêt du 2 octobre 2014, par lequel la CEDH conclut que la France viole la Convention européenne des droits de l’homme en interdisant les syndicats dans l’armée.

Plus troublante que le contenu de ces solutions (dont certaines conviennent à votre serviteur sur le plan philosophique ou moral, là n’est pas la question) est leur portée juridique intangible et irréversible, expression d’un Bien indiscutable, s’imposant aux États et aux peuples.

Pose problème aussi l’approche de la Cour de Strasbourg, qui consiste à faire masse des circonstances et des règles nationales, pour porter une appréciation globale et impressionniste sur le caractère proportionné d’une « ingérence » perpétrée par un État contre un droit fondamental. Les droits subjectifs se voient ainsi protégés par une appréciation elle-même subjective, mêlant le fait et le droit. D’où des arrêts qu’il est difficile d’anticiper et dont il est ardu de tirer les conséquences au niveau de la législation.

Le droit de la CEDH, à 99% jurisprudentiel, conçu à l’origine comme un standard minimal (bannir la torture), est devenu une sorte de sommet irénique, inaccessible à beaucoup d’Etats membres dans beaucoup de cas, et plus inaccessible encore aux justiciables ordinaires [7].

II. La souveraineté populaire est battue en brèche par la nature même du droit européen

Les jugements rendus par nos deux Cours suprêmes européennes, Luxembourg et Strasbourg, conduisent nécessairement – parce que c’est la pente naturelle de ce droit individualiste et abstrait dont le seul interprète est le juge – à faire prévaloir, dans beaucoup de domaines, les intérêts personnels ou catégoriels sur l’intérêt général, la concurrence sur la régulation, le marché sur le service public, les agents économiques sur les citoyens et les revendications des particuliers et des minorités agissantes sur le pacte social et sur l’ordre public.

On compare parfois les pouvoirs de nos deux Cours supranationales – Luxembourg et Strasbourg – à celui de cours constitutionnelles. Mais ce pouvoir est en vérité plus grand. Si la majorité qualifiée est atteinte au Parlement français (majorité dans chaque chambre, puis majorité des 3/5 au Congrès), une jurisprudence du Conseil constitutionnel peut être anéantie par une révision de la Constitution. Le représentant recouvre alors – exceptionnellement – son empire sur le juge. On l’a vu pour le droit d’asile en 1993, pour la parité hommes/femmes en 1999 et 2008, pour le corps électoral de la Nouvelle-Calédonie en 2007.

Un tel « lit de justice » n’existe pas pour surmonter les arrêts de Luxembourg ou de Strasbourg… Le Représentant européen, qu’il soit intergouvernemental (Conseil) ou supranational (Parlement), n’aura jamais barre sur la Cour de justice.

Les États membres sont schizophrènes à l’égard de la CJUE, pestant contre tel arrêt, mais étendant constamment ses pouvoirs.

Ainsi, avec le traité de Maastricht, ils ont renforcé le pouvoir juridictionnel de la CJUE (notamment avec le « recours en manquement sur manquement », permettant à la Commission, en cas de manquement répété, de demander à la Cour de condamner l’État à une astreinte).

Avec le traité de Lisbonne, ils étendent son contrôle à l’ancien troisième pilier (espace de sécurité, police, justice) et les critères de ce contrôle, toutes matières confondues ou presque, à la Charte européenne des droits fondamentaux : l’extension se réalise, je l’ai dit, à la fois en surface et en profondeur.

Plus récemment, ils lui confient un pouvoir de police en matière budgétaire. Sur le fondement du TSCG (traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire), la CJUE peut par exemple adresser des injonctions à la France ou la mettre à l’amende, si, saisie par un autre État membre, elle juge que le mécanisme automatique de correction des déficits budgétaires que nous avons mis en place avec la loi organique du 17 décembre 2012, relative à la programmation et à la gouvernance des finances publiques, est insuffisant au regard des exigences de l’article 3 de ce traité…

L’attitude des politiques laisse perplexe. Ainsi, tel illustre négociateur français de l’avant-projet de traité « portant Constitution pour l’Europe » n’avait perçu ni la « justiciabilité » , ni la portée normative de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne annexée à ce projet (et qui l’est dans les mêmes termes au traité de Lisbonne), assurant qu’il s’agissait d’un simple « document d’orientation ».

Le rôle déterminant du juge, au niveau européen, fait bouger les lignes de la séparation des pouvoirs.

Ce n’est pas seulement la souveraineté nationale qui se trouve minorée face à des instances supranationales, mais la souveraineté populaire, incarnée par des hommes politiques élus (qu’ils soient nationaux ou supranationaux), ou par des exécutifs responsables devant les élus, qui doit plier, plus encore que dans le cadre national, devant le pouvoir du juge.

Ce qui fait problème, en définitive, ce ne sont ni la construction européenne en soi, ni même l’existence d’un droit européen, mais le fait que celui-ci prétende, par l’action du juge, faire régner la Morale et le Marché en faisant fi des intérêts et sentiments nationaux. C’est le logiciel abstrait ainsi « chargé » dans le droit européen (charte européenne des droits fondamentaux, droit européen de la concurrence…) qui bride (et brime) les souverainetés nationales. Et non seulement les souverainetés nationales, mais encore ce qui pourrait constituer, pour reprendre une idée chère à l’actuel chef de l’État, une esquisse de volonté souveraine européenne.

On le voit en matière migratoire, comme en matière de lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée. On le voit aussi dans le domaine des relations économiques internationales, où les organes de l’Union, pour des raisons de principe, pour des motifs qu’il faut bien qualifier d’idéologiques, ont toujours voulu jouer l’élève modèle du libre-échange et n’ont jamais tenté de favoriser la constitution de champions industriels européens (voir encore récemment le veto mis par la Commission au rapprochement entre Alstom et Siemens).

En utilisant une méthode d’intégration qui n’est ni intergouvernementale, ni fédérale, l’Europe majore inévitablement la puissance du juge et de l’expert, national ou supranational, dans des domaines divers, qui peuvent être intensément régaliens.

Ce qui suscite le malaise, c’est ce déplacement de puissance souveraine vers des organes juridictionnels ou technocratiques, dont les décisions s’imposent sans recours et de façon pérenne, hors de tout débat démocratique concret, loin des peuples et de leurs représentants.

Obscurément, l’opinion publique en conçoit un sentiment de délaissement : ses représentants nationaux ne sont plus aux commandes ; ses intérêts nationaux ne sont plus servis comme ils le devraient ou sont purement et simplement négligés ; alors que le cadre politique national relayait directement le sentiment populaire, permettant ainsi à la souveraineté populaire de s’exercer, les institutions européennes, régies par un droit et une morale abstraits, éloignées des peuples, converties à la primauté du marché et prétendant dépasser historiquement l’idée de nation, sont l’éteignoir de la souveraineté populaire. Ce sentiment de délaissement (conjugué à d’autres facteurs, notamment internes, qui vont tous dans le sens d’une perception douloureuse de l’impuissance étatique) contribue fortement à la perte de crédibilité des responsables publics et, partant, à la rétraction de la Chose publique. Il sape en effet les bases de la confiance globale qu’une société se fait à elle-même lorsqu’elle est habitée par la conviction que la souveraineté nationale préside à sa destinée.

Exacerbés de surcroît par l’hétérogénéité croissante des sociétés européennes contemporaines (elle-même conséquence de la philosophie d’ouverture et de libre circulation radicales qui, dans tous les domaines, sous-tendent le projet européen depuis l’origine), les facteurs de désagrégation de la res publica l’emportent sur ses facteurs de cohésion. Comme on le voit au cours de ce mois de décembre 2019, les conditions d’adhésion à un « Nous » national ne sont plus réunies. Le « Nous » national, le seul dont la puissance fédératrice soit avérée au niveau de la société tout entière, explose en une multitude de nous corporatistes et tribaux revendiquant chacun une créance à l’égard de tous, selon un mode toujours plus véhément.

La séquence référendaire commencée en 2005, avec les consultations française et néerlandaise sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe, a trouvé son point d’orgue avec le Brexit. Elle manifeste l’allergie des peuples à l’égard de ce qu’ils perçoivent comme une dissolution de leurs personnalités nationales dans les eaux d’une mondialisation dont l’Europe serait la cheville ouvrière.

À tort ou à raison, ils voient en effet dans l’Union européenne, ses institutions, ses abstractions, un amplificateur de leur dilution existentielle : dilution par le marché, par le libre-échange, par les flux migratoires, par le caractère désincarné des références convoquées dans les processus d’intégration et d’internationalisation.

Les peuples protestent contre l’idée que l’ouverture au monde de la société contemporaine impliquerait la relégation des mémoires collectives particulières et l’effacement des frontières. Qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse, l’identité nationale revient ainsi questionner de façon lancinante la construction européenne.

Pour prévenir la catastrophe d’une répudiation définitive, pour éviter que les démagogues aient le dernier mot, l’Europe doit réapprendre à vivre avec les identités nationales. Elle doit dissiper le malentendu selon lequel la fin des nations serait son horizon et le prix à payer pour la paix continentale.

Car il faut se rendre à l’évidence : il n’existe pas de patriotisme européen. L’Europe est perçue comme une machine économique et juridique. La révérence pour les droits de l’homme, par définition universels, ne peut lui tenir lieu d’âme, surtout lorsque leur intransigeante sauvegarde par les Cours de Luxembourg et de Strasbourg heurte les sensibilités nationales (comme dans l’affaire des droits de vote des détenus au Royaume-Uni) ou frustre la demande de sécurité (comme, de façon réitérée, en matière de lutte contre la grande criminalité et le terrorisme [8]).

Pour donner au projet européen la chair et le sang qui lui ont tant manqué jusqu’ici, l’Union doit se reposer sur les patriotismes nationaux et chérir non seulement les valeurs universelles, mais encore les racines culturelles, distinctes ou communes, des nations qui la composent. L’Europe des nations offre le cadre le plus approprié à cette mutation du regard que l’Union porte sur elle-même. La réussite d’Erasmus en est l’illustration. L’« auberge espagnole » est tout sauf l’évanouissement des cultures nationales : c’est leur chatoiement, leur épanouissement par contraste mutuel. La singularité de chaque fleur fait la beauté du bouquet.

Une telle réconciliation entre l’Europe et les nations dépasse par nature le droit, mais passe inévitablement par celui-ci. Elle doit trouver sa traduction dans le logiciel institutionnel : traité, droit dérivé, jurisprudence européenne. S’étant faite par le droit, l’Union doit se refaire par le droit. Nous abordons peut-être, dans cet esprit, un nouveau moment européen.

1 L’Union respecte les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, en tant que principes généraux du droit communautaire.
2 Teckal, 18 novembre 1999.
3 El Dridi c/ Italie, 28 avril 2011 ; Achugbabian c/ France, 6 décembre 2011.
4 Directive du Parlement européen et du Conseil 16 décembre 2008 sur les normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier.
5 L’analyse faite par la Cour de Luxembourg, vite suivie par la Cour de cassation, a obligé la France en 2012 à d’importantes modifications de l’incrimination de séjour irrégulier et à une redéfinition des procédures relatives au contrôle et à la vérification de la régularité de séjour, propres à assurer, dans le cadre d’une contrainte proportionnée, la mise en œuvre des procédures administratives d’éloignement. Dans la pratique, il ne s’agit (comme l’ancienne garde à vue) ni plus ni moins que de retenir l’intéressé dans un local policier avant son éventuel transfert en centre de rétention administrative. L’effet concret de cet arrêt en matière de libertés doit donc être relativisé. Seule a véritablement changé l’étiquette juridique apposée sur la « retenue » d’un étranger en situation irrégulière dans un commissariat…
6 Voir notamment Martinie c/ France du 12 avril 2006.
7 Il est troublant à cet égard que les parties aux procès strasbourgeois soient plus souvent des procéduriers aguerris que des victimes d’exactions et que les États condamnés soient plus souvent la France ou le Royaume-Uni que d’autres membres du Conseil de l’Europe, arrivés beaucoup plus tardivement et surtout plus incomplètement dans le cercle des États de droit.
8 V. par exemple la question de l’expulsion des étrangers convaincus de menées terroristes ou celle du recours aux nouvelles technologies dans la lutte contre la grande criminalité et le terrorisme (notamment : CJUE, gr. ch., 8 avr. 2014, Digital Rights Ireland Ltd & Michael Seitlinger e.a.).

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