L’évolution du métier de chercheur : l’organisation de la recherche
Intervention de Caroline Lanciano-Morandat, sociologue du travail au CNRS, rattachée au Laboratoire d’Économie et de Sociologie du Travail (LEST), Université d’Aix-Marseille, auteure de Le Travail de Recherche (productions de savoirs et pratiques scientifiques et techniques) (CNRS éditions, 2019), lors du colloque « La politique de Recherche, enjeu pour l’avenir » du jeudi 26 novembre 2020
Ces enquêtes ont abouti à la thèse que je soutiens qu’un « appareil social commun à la recherche académique et à la recherche industrielle » serait en train d’émerger qui brouillerait les états antérieurs. La nouvelle organisation de la recherche ferait évoluer le métier de chercheur et vice versa.
Parler du métier de chercheur, c’est traiter de l’occupation de celui-ci, de la profession qui lui permet d’être utile à la société, qui lui donne les moyens d’existence mais aussi de ses pratiques de travail et des façons dont celles-ci sont organisées.
Je commencerai par me demander d’où vient le métier de chercheur et comment il s’est inséré dans la société productive, ce qui me permettra de définir le champ de l’activité de « recherche » et de préciser ce que j’entends par chercheur.
Puis je rappellerai ce qu’a été le modèle organisationnel emblématique de ces dernières années, sa diversité, la variété des chercheurs, ce qui fait leur unité, leurs expériences professionnelles, leurs objectifs, leur organisation, leur système d’évaluation mais aussi en quoi ils se distinguent les uns des autres selon le secteur où ils interviennent, l’institution qui les emploie.
Et je traiterai enfin des évolutions dans l’organisation et dans le métier de chercheur que l’on observe aujourd’hui pour tenter de saisir l’appareil social de recherche en train d’émerger.
1- D’où vient le métier de chercheur ? Comment son travail s’est-il inséré dans la société ?
La recherche est l’activité qui a comme objectif de produire des savoirs et des savoir-faire « nouveaux », de fabriquer des « nouveaux » produits. Cette « science en train de se faire » à vocation à constituer petit à petit les acquis de la « science faite » (Latour, 1999), le stock des connaissances accumulées. Ces deux volets de la science regroupent des connaissances et des savoir-faire à la fois scientifiques et techniques. L’une est incertaine, l’autre est certifiée, établie. Le mouvement d’interaction et d’interdépendance entre ces deux volets a toujours existé.
La recherche s’est, progressivement, distinguée des activités de fabrication. On observe ainsi qu’au Moyen Âge, certains artisans, certains pharmaciens réservent un peu de leurs temps pour renouveler leurs produits ; qu’à partir de leurs savoirs et de leurs savoir-faire acquis, stabilisés, ils se risquent à en concevoir de « nouveaux ». Ces connaissances « en action » permettent de modifier les produits existants mais surtout d’en créer, d’en découvrir d’autres, les originaux, les inédits. Dans certains cas, cette activité est intégrée immédiatement à de nouveaux produits, tandis que d’autres ont, d’abord, vocation à s’ajouter aux savoirs stabilisés avant qu’il ne leur soit trouvé un usage. Cette division du travail entre production et recherche s’est accélérée au cours du temps. Certains de ces artisans se sont spécialisés en recherche, dans certains travaux au sein de ce processus de recherche, ils sont devenus, des experts de ce « nouveau », des inventeurs-découvreurs, des chercheurs.
Ainsi au XVIème siècle, on constate que s’est constituée une population hétérogène, disparate de professionnels innovants, d’érudits ayant des activités savantes permanentes ou passagères, plus ou moins rémunérées. Lorsque ces inventeurs-découvreurs ne sont pas rattachés à une entité économique où les coûts de leurs travaux sont intégrés à un produit, ce sont soit des indépendants comme ceux décrit par François Caron (2010) qui servent tour à tour des petites entreprises, soit des scientifiques disposant d’une fortune personnelle, soit des inventeurs-découvreurs s’enquérant d’un financement auprès d’un mécène, l’entrepreneur d’une industrie naissante, d’une manufacture royale, etc. Ces chercheurs sont en relation les uns avec les autres, ils forment des réseaux plus ou moins souterrains qui dépassent les frontières nationales.
Ces inventeurs-découvreurs sont certes jugés sur leurs qualités par leurs financeurs mais ils contribuent aussi à l’évaluation de leurs mérites respectifs en se constituant en coalitions de scientifiques ; celles-ci ont été considérées aptes à juger des performances de chacun, elles construisent leurs réputations. Elles se constitueront peu à peu en « communauté des pairs ».
Les inventeurs-découvreurs se font aider par différents travailleurs qui effectuent différentes tâches sous leur contrôle et leur commandement à qui ils réservent les travaux les plus répétitifs. Cette organisation du travail et cette hiérarchie entre les inventeurs-découvreurs et leurs subalternes est aussi celle de l’âge, les travailleurs jeunes ayant vocation à devenir, à partir d’un parcours long, à partir d’une formation professionnelle sur le tas, à leur tour des chercheurs.
Il se crée alors progressivement des collectifs de travail regroupant différents inventeurs-découvreurs qui s’organisent pour obtenir des financements. En France, l’État a fortement contribué à asseoir et à institutionnaliser la recherche nationale en fondant certains organismes de recherche, l’Université ayant été longtemps absente de ce bouillonnement. Certaines entreprises ont, à partir du début du XXème siècle, différencié l’activité de rénovation de celle de recherche en créant des unités spécifiques.
Ce détour par l’histoire de l’activité de recherche me permet de préciser ce que sont, pour moi un chercheur et les contours de ce métier ; les historiens, je l’espère, ne m’en voudront pas de mes emprunts et de mes raccourcis. Les « praticiens de la recherche », ceux qui pratiquent cette activité (Kosel, 1971), sont l’ensemble de ceux qui effectuent des travaux contribuant à l’essor de la science en train de se faire. Ils revendiquent leur autonomie par rapport aux pouvoirs en place qu’ils valorisent comme une condition de leur créativité. Ils ont des tâches variées dans ce processus, certains sont à l’origine de créations nouvelles [1], je les nomme « chercheurs » nonobstant l’institution qui les emploie, ou leur statut.
2- Quelle organisation du travail pour quels chercheurs ?
La recherche est un travail risqué, aléatoire, l’organisation de ses institutions ardue, le métier de chercheur se caractérise par des processus longs et incertains où l’apprentissage incessant se mêle à l’activité productive et où les évaluations des capacités de chaque individu, de chaque collectif, de chaque tâche accomplie sont permanentes. Un chercheur n’est jamais un produit « fini », il est toujours « en construction » et aucune de ses structures de recherche n’est permanente.
Les chercheurs sont des « scientifiques » qui font profession de gagner leur vie en s’investissant en recherche. Pour se faire, ils ont d’abord effectué de longues études où il leur a été demandé d’être excellents. Le doctorat s’est imposé et est devenu depuis une quarantaine d’années un impératif pour entrer dans la carrière de chercheur.
Parallèlement, si la recherche est née comme un travail individuel ou regroupant un chercheur et son apprenti, elle est devenue petit à petit un processus collectif. Elle est distribuée entre institutions ayant dans la société des vocations différentes : la recherche académique, avec ses organismes de recherche et ses universités, a ainsi longtemps eu la vocation exclusive des travaux fondamentaux et théoriques, tandis que la recherche industrielle et les entreprises s’investissaient seulement dans l’appliqué, dans l’innovation et dans la valorisation économique directe. Pourtant, cette division du travail n’a jamais été totale et elle s’est assouplie au cours du temps, certains faisant des incursions dans le domaine réservé des autres.
Cette activité partagée entre différentes institutions, est aussi répartie entre entités productives, entre types d’activités et entre différents statuts de personnel. Les collectifs de travail sont, majoritairement, organisés autour des laboratoires qui sont les relais du management institutionnel centralisé et qui gèrent les crédits. Ils peuvent se subdiviser en équipes plus ou moins pérennes qui n’ont que peu d’indépendance par rapport à la direction du laboratoire.
Le travail est organisé entre des activités scientifiques de base et leurs accompagnements, c’est-à-dire la coordination et la gestion de la recherche, la formation par la recherche et l’enseignement et la valorisation économique, scientifique et culturelles des connaissances. Les activités scientifiques de base sont divisées entre des tâches récurrentes et des travaux par opérations. En effet, les chercheurs s’astreignent à suivre l’état d’avancement de leurs disciplines, de leurs spécialités par un examen quotidien de la littérature, des novations apportées à leur champ, les questions restées en suspens. Parallèlement, soit leurs hiérarchies, soit eux-mêmes individuellement ou collectivement décident ponctuellement d’une opération de recherche à partir des éléments de la littérature qui demandent réponses où de difficultés dans la production. Ils construisent leur projet, ils rédigent une proposition pour convaincre à la fois les pairs et les financeurs. Ensuite, ils le réalisent, c’est-à-dire qu’ils définissent et programment les travaux avant de commencer l’expérimentation ou la simulation numérique, ils suivent les résultats en temps réel, leur pertinence par rapport aux hypothèses. Puis ils en exploitent et diffusent les résultats, les replacent dans le contexte scientifique, technique et économique pour rédiger des conclusions, des rapports, colloques, publications, brevets. Le travail de recherche peut être créatif mais il est aussi astreignant.
Si cette répartition des tâches est commune à tous les chercheurs, elle les occupe différemment selon l’institution qui les emploie et leur statut. Les chercheurs académiques et industriels sont pareillement investis dans les activités scientifiques de base, les seconds sont moins concernés par la construction du projet, qui relève de leur hiérarchie. Les ingénieurs, les doctorants et les post-doctorants sont les plus investis dans ces activités, en particulier dans la réalisation du projet. Les chercheurs et enseignants-chercheurs titulaires sont plus occupés aux travaux de coordination et de gestion, à l’enseignement et à la formation, à la valorisation, que leurs jeunes collègues.
Les statuts des chercheurs, fonctionnaires, salariés des entreprises et étudiants, sont globalement calqués sur cette division du travail qui sépare cadre et exécutant. Le critère de l’âge, l’hégémonie de celui qui a eu le temps d’accumuler des compétences restent prégnants même si l’évaluation qui est faite par la communauté des pairs de la formation reçue, de la réussite dans l’apprentissage de la profession, reste premier.
Le métier de chercheur que nous venons de décrire est l’archétype de celui du début des années 2000, il n’a cessé d’évoluer depuis la reconnaissance des travaux des inventeurs/découvreurs et l’institutionnalisation de l’activité recherche, l’apparition de collectifs de travailleurs, une division du travail, support de différents statuts et d’une hiérarchie des postes. Mais le mouvement de transformation ne s’est pas arrêté là.
3- Quelles évolutions depuis une dizaine d’années ?
Mes enquêtes ont abouti à la thèse que je soutiens selon laquelle un appareil social commun à la recherche académique et à la recherche industrielle serait en train d’émerger. Cette transformation s’expliquerait par un contexte mondial renouvelé, par une politique nationale d’ouverture de l’espace de recherche, par des organisations du travail et de nouveaux métiers partagés.
Depuis une dizaine d’années, l’ensemble des échanges mondiaux se sont accentués et accélérés en même temps que les compétitions entre savoirs, savoir-faire, produits, se sont développées et diversifiées.
La place donnée à l’innovation, c’est-à-dire à la finalité économique de la recherche, est privilégiée au détriment de l’accumulation des connaissances. Comme le progrès économique et social est devenu une contrainte de court terme, la recherche est considérée comme une relation obligée et univoque avec la richesse d’un pays, obligeant l’État et les institutions à infléchir leurs stratégies et les chercheurs à modifier leurs pratiques.
Les publications, les brevets et les innovations sont vus comme des produits, les outputs de la recherche, et à ce titre ils sont mis en concurrence sur différents marchés mondiaux. Cette compétition permanente n’est pas totalement inédite mais elle est aujourd’hui globalisée et généralisée. Jusqu’à présent considérés comme des produits « singuliers », les résultats de la recherche sont évalués par les « pairs » à partir d’examens de type « subjectivité substantielle », qui ont comme but de comparer des unités et des chercheurs entre eux. La tendance est maintenant de les analyser selon un logique d’« objectivité mécanique », à partir d’indicateurs uniformes préalablement définis, permettant d’intégrer les classements mondiaux. Ces nouveaux dispositifs de jugement marchandisent les outputs de la recherche et modifient l’évaluation des unités de recherche comme celle des chercheurs (Gastaldi, Lanciano-Morandat 2012).
Ce type d’environnement concurrentiel transforme le rapport entre la qualité de la novation réalisée et la rapidité de valorisation de celle-ci. La course à l’accès aux meilleures revues, au dépôt d’un brevet dans les conditions optimales, à l’introduction de produits innovants accélère les processus en les fragilisant.
Le choix de mettre l’innovation et la recherche au cœur de la dynamique économique « ouvre » l’espace de recherche.
Il conduit l’État à remodeler sa politique, d’une part en incitant la recherche académique et la recherche industrielle à coopérer, d’autre part en modifiant l’organisation institutionnelle et les modes de financement de cette activité. En résumant, on peut dire que les pouvoirs publics encouragent les coopérations entre chercheurs sur un même processus grâce à la multiplication des contrats entre institutions et qu’ils contribuent à la création de « jeunes pousses ».
Ils ont reconfiguré leur administration et ses modes de financement : des agences de moyens, soit européennes, soit nationales, soit locales, ont été créées pour intervenir sur l’ensemble de la recherche, elles supplantent les institutions traditionnelles en conduisant et en finançant leurs propres stratégies ; diverses fondations ont émergé avec des objectifs et des soutiens divers.
Malgré diverses tentatives de coordination de ces initiatives, ce nouvel ordonnancement reste peu lisible.
Les grandes entreprises ont diminué leurs capacités internes de recherche en augmentant leurs financements directs à la recherche académique ; elles se sont réorganisées en « réseau », de manière à renforcer les liens marchands entre chaque centre de profit, à isoler les unités déficitaires et à passer contrat avec des unités extérieures.
Alors qu’auparavant les chercheurs étaient subventionnés de façon récurrente par chacune de leurs institutions, ils répondent aujourd’hui à des appels d’offre en soumettant des projets afin d’obtenir des ressources. Alors qu’ils étaient placés devant une seule autorité scientifique et financière, ils sont maintenant confrontés à plusieurs donneurs d’ordre entre lesquels ce sont eux qui choisissent avant qu’ils n’en deviennent prisonniers.
Les organisations du travail flexibles sont communes à la recherche académique et à la recherche industrielle.
La recherche est depuis longtemps organisée par opérations au sein de chaque unité. Le déroulement de celles-ci et leur coût, sont anticipés en fonction des résultats espérés. Jusqu’à présent, il s’agissait plus d’une estimation interne des possibles que d’une programmation réelle. Petit à petit, ce fonctionnement a été approprié par les directions des institutions grâce à une contractualisation des travaux. Depuis, une seconde contractualisation plus directive, à partir d’appels d’offres larges, a été initiée par les agences de moyens ; elle s’adresse aux partenaires de l’ensemble de la recherche et modifie le travail du chercheur.
Celui-ci n’a plus à construire lui-même son projet, il s’inscrit dans un programme défini, répond à des demandes rédigées par des experts extérieurs avant d’être mis en concurrence avec ses collègues. De nouveaux administrateurs scientifiques ont la charge de faire concorder l’offre de compétences et la demande de résultats sur un marché, le résultat « commandé » au préalable étant l’objet du contrat.
Le processus du projet, les moyens nécessaires à la réalisation de chaque étape sont arrêtés selon une « logique-projet » adaptée des opérations de production industrielle. Cette planification diminue les incertitudes propres à la recherche, elle permet de contrôler la productivité et l’efficacité des chercheurs dans l’obtention de résultats. Toutefois, elle diminue leur autonomie et on peut se demander si elle n’amoindrit pas leur créativité. Plusieurs chercheurs ont ainsi affirmé dans les entretiens menés qu’il est plus aisé de monter un projet, de prévoir un résultat, de planifier rigoureusement son exécution lorsque l’opération avait déjà été effectuée !
Cette forme de pilotage et d’organisation du travail conduit à une flexibilisation des structures de recherche. Dans la période antérieure, le laboratoire était le lieu de la politique scientifique et de la gestion des crédits ; aujourd’hui, avec la multiplication des contrats et les offres de projets, avec la diversité des financements proposés directement aux équipes, le pouvoir est passé du directeur d’unité au responsable d’équipe (Knorr Cetina, 1999).
Cette réorganisation engendre une nouvelle division du travail entre les équipes dites scientifiques et les supports technologiques et instrumentaux. Déjà, certains services techniques étaient mutualisés entre différentes équipes de recherche, mais au milieu des années 2000, pour faire face au retard français en matière de nouvelles technologies et d’instrumentation, le gouvernement et les entreprises nationales ont soutenu une politique de regroupement et d’autonomisation de ces compétences hors de l’équipe scientifique. Ces stratégies visaient à rendre ces nouvelles unités, les plateformes, rentables grâce à une commercialisation de leurs services.
Commencées par des réorganisations internes aux unités et aux institutions, elles se sont prolongées par l’externalisation de certaines plateformes technologiques hors de l’institution.
Cette tendance à l’externalisation de certaines plateformes ou de certaines équipes s’est généralisée à l’ensemble de l’activité recherche en particulier en biologie/pharmacie et en informatique. Dans l’industriel, elle a conforté la réorganisation des entreprises à partir des réseaux de sous-traitants et de fournisseurs. Leurs directions comme celles des universités ont, à un moment, jugé pour des raisons d’économie ou de stratégie, qu’il était préférable d’externaliser certaines unités. Des « jeunes pousses » sont nées de ces conduites ou de la volonté de certains responsables d’équipe de poursuivre une activité ou de créer une entreprise.
Ces mouvements, comme les différentes politiques gouvernementales et institutionnelles menées, ont été à l’origine de l’appareil social de recherche commun composé d’unités de recherche des uns ou des autres, et surtout de jeunes pousses. Ces structures peuvent avoir entre elles des rapports marchands, des compétitions féroces mais aussi des relations de coopération. J’ai observé que ces unités sont labiles et instables, certaines disparaissant et d’autres se créant en fonction des possibilités du marché et des stratégies entrepreneuriales. Ce mouvement est à l’origine de lacis qui sont, eux aussi, instables et en réorganisation permanente. Ce bouillonnement bouscule les ordres établis entre les institutions de recherche, minore leur influence et complique l’effectivité des politiques publiques et des stratégies industrielles.
De nouveaux métiers en concurrence avec ceux des salariés à statut apparaissent.
Cette nouvelle configuration aurait nécessité une augmentation importante des effectifs, pourtant la période est caractérisée par une diminution du nombre des titulaires et la multiplication de l’embauche de précaires. Une division du travail est opérée entre eux : les premiers ont principalement des compétences entrepreneuriales ou technologiques, tandis que les seconds sont désignés pour effectuer les travaux scientifiques de base. Cette tendance ravive la hiérarchie par l’âge, celle des seniors et des juniors.
De nouveaux profils professionnels apparaissent donc ; ils ne se substituent pas nécessairement aux profils antérieurs, ceux dont le niveau hiérarchique est marqué dans les statuts, ils peuvent s’y ajouter ou s’y superposer.
Ainsi, parmi les titulaires, les concepteurs des appels d’offre des agences de moyens, les responsables d’une filière de recherche d’une multinationale, sont les « maîtres d’ouvrage » des projets. Ils ont la capacité de s’informer auprès des chercheurs et des équipes des travaux pouvant aboutir à des résultats, ils décident de ceux qu’il serait profitable de financer. Il est difficile de dire de quelle autorité ils relèvent mais ils détiennent une certaine autonomie. Leurs pouvoirs peuvent détrôner ceux de certains directeurs scientifiques d’institutions. Leurs fonctions reposent à la fois sur leur notoriété scientifique et sur leurs relations avec la haute administration et avec les politiques.
Le responsable de projet, son « maître d’œuvre », est le plus souvent un chef d’équipe ou l’a été. Il a pris l’initiative de répondre à une demande du maître d’ouvrage, il est l’instigateur du projet proposé, de ses objectifs, de son ordonnancement, du collectif choisi, de sa temporalité et de son coût. Il en est garant mais il est aussi celui qui profite des résultats de l’opération, de sa valorisation sur le marché des publications et des innovations. Il pilote souvent son équipe comme une petite entreprise en relation avec le client/financeur. Cette position lui permet de s’éloigner de l’institution à laquelle il est rattaché pour créer sa « jeune pousse ». Certains responsables de plateformes technologiques peuvent aussi les externaliser et créer une jeune pousse avec la contrainte de développer une clientèle pour ses prestations de service.
Le chercheur, ou l’ingénieur de base, est apparemment peu touché par ces évolutions. Toutefois, indépendamment de sa créativité individuelle, de ses compétences, il doit accepter à la fois une perte de son autonomie et une nouvelle hiérarchie où un collègue par son entregent, son entrepreneuriat, plus que par son excellence scientifique devient pour un temps, son supérieur hiérarchique.
Les précaires innervent la nouvelle organisation de la recherche académique. Devant la diminution programmée du nombre d’ingénieurs et de techniciens de laboratoire, les institutions ont élargi leurs tâches à la réalisation des opérations scientifiques et techniques courantes au sein des projets.
Les doctorants ne sont plus des étudiants mais des « jeunes chercheurs », des salariés en CDD ou en CDI. Ils sont intégrés, le plus souvent, aux projets de recherche collectifs. Les thèses sont devenues des projets comme les autres dont on doit pouvoir programmer les résultats et limiter la durée de réalisation. Elles sont considérées comme relevant de la formation professionnelle, comme un stage permettant de sélectionner la main d’œuvre chercheur. Dans l’industrie, malgré la refonte des études de doctorat, le nombre de doctorants diminue en raison de l’obligation de s’investir sur un projet pendant 3 ans.
Les contrats de post-docs sont apparus depuis une dizaine d’années en France dans la recherche académique. Un jeune chercheur peut bénéficier d’un de ses emplois d’une durée de 18 mois ce qui lui permet d’attendre un éventuel recrutement sur un poste de titulaire mais il peut aussi multiplier ce type d’emplois et devenir un contractuel permanent. Cette tendance va croître avec le « CDI de mission scientifique » et les postes de « professeurs juniors » de la LPR. Un marché du travail des scientifiques précaires est en cours de constitution (François, Musselin 2015).
J’ai observé qu’en France à la suite des pays anglo-saxons, les post-docs sont souvent le moteur des projets dans la recherche académique. S’ils n’en sont pas responsables, ils agissent au jour le jour sur l’activité scientifique, prenant le risque de proposer au responsable un projet, cherchant à expliquer les échecs comme les réussites, contribuant à encadrer les doctorants, initiant les publications.
Si dans les grandes entreprises, ils n’ont jamais été très présents en raison de problèmes de propriété industrielle, les jeunes pousses emploient de nombreux jeunes chercheurs sur contrats ; ces derniers intègrent ces structures lorsqu’ils n’ont pas trouvé de poste permanent dans une unité institutionnelle ; ils peuvent aussi en être à l’origine dans le but de créer leur propre emploi. Ils sont, dans un premier temps, employés sur des statuts de salariés temporaires ou sur ceux d’« indépendants subordonnés économiquement » (Lanciano-Morandat, 2020) Dans un second temps lorsque la jeune pousse se transforme en entreprise, ils sont, pour la plupart, intégrés en tant que CDI. En effet, même si, dans ces structures, un privilège est donné à l’éphémère, au mouvant, celles-ci sont contraintes de stabiliser certains individus ayant des compétences singulières et recherchées pour se protéger de la concurrence.
Notons que ces jeunes chercheurs précaires possèdent les savoirs et les savoir-faire les plus nouveaux, les plus précieux, qu’ils ont des profils d’hybrides entre académie et industrie et qu’ils ont la capacité de se mouvoir dans des organisations métissées, dans des espaces mouvants, dans les réseaux informels internationaux. Ils peuvent devenir rapidement des concurrents scientifiques pour les séniors, titulaires, l’expérience acquise n’étant plus forcément gage de créativité.
En conclusion, l’appareil social de recherche commun, les unités, les « jeunes pousses » et les chercheurs qui les composent n’agissent pas dans un univers stable. Ils subissent des contraintes et des injonctions contradictoires qui fragilisent leurs institutions, leurs modes de fonctionnement et leurs métiers, qui ébranlent le système antérieur.
Les institutions traditionnelles sont en concurrence avec les différentes agences, elles peinent à conduire des politiques internes, elles ne peuvent piloter des stratégies couvrant l’ensemble de l’appareil commun mondialisé et n’arrivent plus à accumuler les savoirs et les savoir-faire élaborés, à faire « science » en quelque sorte. Le poids des « pairs » et des syndicats diminue au profit d’une administration inadaptée à gérer la nouveauté ; à rebours, des mouvements de revendication ponctuels apparaissent qui n’ont pas d’existence et de stratégie à long terme. De nouvelles organisations et outils de gestion, comme les appels d’offre, voient le jour, pour le moment leurs politiques, les rapports de force en leur sein, les objectifs scientifiques sont opaques, non explicites, leur multiplicité rend leur coordination difficile, ce qui freine leur action.
Les unités de recherche académiques et industrielles ne sont plus naturellement les lieux de production des connaissances les plus nouvelles, des équipes, des entreprises ayant comme vocation d’innover ou des collectifs hybrides, mouvants, organisés en réseau les supplantent dans certains domaines.
Le métier de chercheur s’ouvre sur une multitude de profils professionnels différents non coordonnés entre eux et non reconnus dans des statuts, mais ouverts sur la société.
Quelles que soient nos opinions sur ces évolutions, des questions se posent :
Quelles évaluations privilégier, celles des stratèges de l’économie ou celles des scientifiques eux-mêmes ? Comment conduire ces évaluations pour qu’elles prennent en compte l’appareil social commun, la mondialisation de ces acteurs, pour qu’elles ne se limitent pas à activer les lois d’un marché, celui des produits, celui des connaissances ? Qui peut piloter de telles évaluations ?
Existe-t-il une possibilité de définir des politiques, des outils de gestion pour l’ensemble de l’appareil commun au niveau mondial sans circonscrire la créativité des chercheurs ?
Comment des résistances, voire des oppositions, à ce nouvel appareil peuvent-elles s’organiser ?
Comment organiser, financer, impulser, gouverner un tel appareil commun mondialisé dans un monde de la recherche sans repères ? Qui peut en prendre la direction ?
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[1] Cette distinction entre chercheur et praticien n’est justifiée que par le thème de cette intervention, mes enquêtes ne me permettent pas de séparer clairement ces deux populations.
Le cahier imprimé du colloque « La politique de Recherche, enjeu pour l’avenir » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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