Introduction de la première table ronde: “La recherche française face aux défis scientifiques”

Intervention de Pierre Papon, professeur honoraire à l’École de physique et chimie industrielles de Paris, ancien directeur général du CNRS puis de l’IFREMER, membre du Conseil d’administration de la Fondation Res Publica, auteur de La démocratie a-t-elle besoin de la science ? (CNRS Éditions, 2020), lors du colloque « La politique de Recherche, enjeu pour l’avenir » du jeudi 26 novembre 2020

Où en est la recherche française ?

Notre colloque a pour objectif de mettre en perspective les missions de la science et les enjeux d’une politique de la recherche pour l’avenir à partir d’un constat de la situation de la recherche française, dans le contexte international, et que nous ferons dans cette première partie. Nous poserons aussi la question suivante : « La loi de programmation de la recherche peut-elle changer la
donne ? »

Pour ma part je me concentrerai sur trois points :
1) Un bref rappel des missions de la science aujourd’hui
2) Une interrogation : où en est la recherche française ?
3) Que peut-on attendre d’une politique de recherche ?

Je ne m’attarderai pas trop sur le premier point. Je rappellerai simplement que la science produit des connaissances sur la matière, l’univers, le vivant et la société ; qu’il s’agit de sa « mission » première. Par ailleurs, elle joue un rôle important d’une part dans l’effort d’innovation par une coopération étroite entre la recherche académique avec les entreprises et d’autre part dans l’élaboration de politiques publiques dans des domaines comme la santé, l’énergie, les transports, la défense, etc. La décision politique dans ces secteurs s’appuie sur une expertise scientifique. On constate aussi que le travail de recherche est devenu plus complexe depuis deux ou trois décennies, les chercheurs ayant souvent recours à des techniques lourdes et à une informatique puissante.

Je rappellerai pour terminer sur ce point qu’en France l’intérêt de la République pour la science a été épisodique depuis 150 ans. Ainsi, au lendemain du désastre de la guerre de 1870, des scientifiques, notamment Louis Pasteur, Marcellin Berthelot, Jean-Baptiste Dumas, publièrent un manifeste, en juillet 1871, appelant à une action « qui pût contribuer au relèvement de notre pays après les terribles secousses qu’il vient de subir ». Le gouvernement du Front populaire a relancé un débat sur la recherche mais le CNRS n’a été créé qu’en octobre 1939. Plus tard, alors que la IVe République modernisait le pays, Pierre Mendès France, qui avait été président du Conseil en 1954, organisa à Caen, en novembre 1956, un grand colloque sur la recherche qui posa les bases d’une politique scientifique et contribua à une prise de conscience du retard scientifique de la France. Mise en œuvre par les gouvernements du général de Gaulle, elle s’essoufflera dans les années 1970. En 1981, la question d’une redynamisation de la recherche est à nouveau posée lorsque François Mitterrand devient président de la République et Jean-Pierre Chevènement ministre de la Recherche et de la Technologie. Un colloque national sur la recherche et de la technologie avec des assises régionales est organisé pour préparer les bases d’une loi d’orientation et de programmation de la recherche et de la technologie, votée en 1982. Je saute quelques décennies pour constater qu’en 2020 la question des enjeux de la science pour notre pays est de nouveau posée avec le vote d’une nouvelle loi de programmation.

J’en viens au point central de ma présentation : Où en est la recherche française dans le contexte international actuel ?

Je mettrai en évidence cinq signaux faibles ou forts (des indicateurs) qui ont été détectés ces dernières années.

Le premier est la stagnation relative de la dépense de R&D publique et privée depuis près de vingt ans. La France consacre 2,2 % de son PIB à la R&D (52 milliards € en 2018), dépense financée à 60 % par le privé (qui bénéficie du crédit d’impôt recherche) et à 40 % par le budget de l’État. Ce rapport ne bouge pas et la France occupe le 12e rang parmi les pays membres de l’OCDE pour sa part nationale des dépenses de recherche rapportées au PIB (en moyenne 2,3 %). L’Allemagne consacre 3 % de son PIB à la R&D, les États-Unis 2,8 %, la Suède et la Suisse 3,3 %, le Japon 3,6 % et la Corée du sud 4,3 %. La Chine était à 2,2 % en 2019. L’objectif européen d’engager les pays de l’UE à consacrer 3 % de leur revenu national à la recherche auquel avait souscrit la France en 2000, la stratégie dite de Lisbonne, est resté purement verbal.

Le deuxième signal n’est que partiellement alarmant. Si l’on considère les publications scientifiques, tous domaines confondus à l’échelle mondiale, on constate que la recherche française occupe le sixième rang en nombre d’articles scientifiques publiés (2,8 % du total mondial). Cette part a légèrement baissé depuis dix ans, comme celle des principaux pays européens, le Royaume-Uni et l’Allemagne notamment, du fait de la montée en puissance de la Chine, de la Corée du sud et de quelques autres pays.

J’en viens à un troisième signal, plus composite, mais plus inquiétant : l’insuffisance des moyens pour dynamiser l’effort de recherche et attirer une jeune génération de chercheurs.

On constate la diminution des effectifs des personnels de recherche depuis dix ans dans les EPST (-7 % depuis 2012). Ainsi au CNRS si 400 chercheurs avaient été recrutés en 2007, seulement 250 le seront en 2021.

Les salaires d’embauche des chercheurs débutants (chargés de recherche) sont faibles et peu compétitifs (1,5 fois le SMIC à bac + 10, c’est-à-dire 63 % du salaire moyen à grade équivalent des chercheurs pour les pays de l’OCDE).

Les organismes de recherche comme les universités n’ont pas les moyens budgétaires pour accorder une dotation financière à un nouveau chercheur (jeune ou confirmé) pour qu’il puisse créer une équipe, ce que savent faire l’ERC et de nombreux organismes de recherche et universités en Europe (la France n’a pas été capable d’offrir des moyens de travail décents à Emmanuelle Charpentier, prix Nobel de chimie 2020 pour ses travaux en génétique, pour qu’elle revienne en France, ce qu’a pu faire la Société Max Planck à Berlin).
Les effectifs de doctorants inscrits dans les universités sont en baisse depuis 2010 : 80 000 (« stock » total) en 2009-2010, 74 000 en 2016-2017, avec une forte chute des inscriptions en première année de thèse en 2016 (16 800) qui traduit le fait que le doctorat n’est pas valorisé dans un CV mais aussi que l’attractivité des carrières de recherche diminue.

Je termine ce point par une interrogation : cette situation alarmante de la recherche française au plan des chiffres se traduit-elle par un « brain drain » des chercheurs français ? Des rares études françaises sur le sujet (une étude du Sénat en 2000, une autre, le rapport Docquier publié en 2007 dans Reflets et perspectives de la vie économique, 2007/1, Tome XLVI), il ressort qu’environ 4 % des diplômés de l’enseignement supérieur français (y compris les docteurs) font carrière à l’étranger (environ 7 000 installés dans la Silicon Valley). Selon une enquête, publiée en 2018 par la Conférence des Grandes Écoles, 13 % des diplômés (moyenne des trois dernières années) se sont expatriés, 10 % des ingénieurs et 19 % des commerciaux, pour travailler à des niveaux divers, notamment dans la R&D. Il n’y pas de signal fort qui détecterait un « brain drain », ce serait mon quatrième signal.

Mon dernier signal, le cinquième, est alarmant, il concerne les « métropoles de recherche » étudiées par la revue britannique Nature. Celle-ci a publié, en 2020, un classement des 100 premières villes scientifiques mondiales à partir des performances en recherche uniquement dans les sciences dites naturelles (la chimie, les sciences de la terre et de l’environnement, les sciences de la vie et la physique), évaluées sur la base des articles publiés par les chercheurs dans 82 journaux internationaux. Il globalise les publications des institutions de recherche publiques et privées d’une ville (universités et organismes de recherche, ainsi que les laboratoires d’entreprises qui publient leurs travaux dans des revues) en y « mesurant » l’intensité de la recherche. Au total 243 villes ont été passées sous le microscope, certaines sont des grandes métropoles comme l’agglomération de New York et Paris Métropole (qui inclut Paris intra-muros et sa couronne y compris Saclay). Le « Top 100 » des métropoles scientifiques met en évidence un grand contraste entre d’une part des villes américaines et chinoises et un ensemble mondial dispersé entre de nombreux pays : 28 villes américaines, 19 chinoises (auxquelles il faut ajouter Hong Kong, l’ancienne colonie de la Couronne ne relevant pas de la Chine continentale dans ce classement), un groupe de 26 villes européennes avec, notamment, 6 villes du Royaume-Uni, 7 allemandes, 4 suisses et seulement 2 villes françaises. En tête, et dans l’ordre, on trouve Pékin, New York, Boston, San Francisco, San Jose et Shanghai. Paris-métropole est au neuvième rang et la seule autre ville française, Grenoble, figure au 75e rang.

Tout classement comporte des biais et il faut utiliser plusieurs indicateurs, mais on peut tirer des leçons de celui-ci, malgré ses défauts, car il est un révélateur de la compétition internationale. Au plan géopolitique, ce classement confirme la montée en puissance de la science chinoise qui s’affirme dans des grandes métropoles comme Pékin et Shanghai et dans des villes « moyennes » comme une stratégie qui vise à donner des atouts technologiques à la Chine dans sa rivalité avec les États-Unis. Il met en évidence le maintien du dynamisme américain avec la position clé de New York, Boston et San Francisco. Quant à l’Europe, elle fait « bonne figure » avec un poids non négligeable des villes allemandes, britanniques et suisses (17). On doit évidemment s’interroger sur la situation de la France en s’étonnant que seules deux villes françaises figurent dans le « Top 100 » (hors Paris-métropole bien classée, Grenoble étant la seule ville de province). Sa position traduit sans doute une très ancienne tradition de recherche et de coopération entre les acteurs économiques et les milieux académiques soutenus par la municipalité (deux maires anciens du CEA), et la ville a bénéficié de l’implantation de deux grandes infrastructures de recherche européennes, le réacteur à haut flux de neutrons (ILL, Institut Laue Langevin) et la source pour le rayonnement synchrotron (ESRF). Le classement déforme quelque peu, toutefois, l’image territoriale de la recherche française, et on peut partiellement la corriger et se rassurer car entre la 100 e et la 150e place, on trouve cinq villes françaises (du nord au sud : Strasbourg, Lyon, Marseille, Montpellier et Toulouse). Cet état des lieux est plus représentatif des forces de la recherche française. Quoi qu’il en soit, il traduit sans doute dans le panorama européen et mondial une moindre attractivité de la recherche française. L’informaticien Yann Le Cun directeur de la recherche sur l’intelligence artificielle chez Facebook, souligne dans son livre Quand la machine apprend (Odile Jacob, 2019) que « la vitalité de la recherche dans des pays comme les États-Unis, le Canada et la Suisse, avec ses écoles polytechniques fédérales de Lausanne (EPFL) et de Zurich (ETH), réside dans leur capacité à attirer les meilleurs talents scientifiques du monde dans leurs centres de recherche ». Le classement de Nature illustre parfaitement ses propos.

Alors « que faire » ? Je citerai Saint Matthieu, comme Jean-Pierre Chevènement en sous-titre de ses mémoires (« Qui veut risquer sa vie la sauvera »), et qui écrivait : « Demandez, et l’on vous donnera, cherchez et vous trouverez… ». Or, n’en déplaise à l’évangéliste, qui, je le rappelle, était percepteur des impôts, il ne suffit pas de chercher pour trouver, encore faut-il avoir des moyens matériels pour le faire. Je cite alors Laure Darcos, rapporteur pour le Sénat de la loi de programmation pluriannuelle pour la recherche, qui écrit : « Il y a urgence à agir pour la recherche et ceux qui la font. » Cela veut dire engager des moyens, mais je ne vais pas en discuter, je soulignerai que cela exige une politique cohérente et continue, au niveau national et local, avec une réflexion stratégique sur les enjeux de la science, les questions fondamentales qu’elle se pose, les paris scientifiques qu’il faut prendre, les forces et faiblesses françaises. Cette réflexion n’est pas faite depuis longtemps par le ministère chargé de la recherche, le Conseil stratégique de la recherche placé auprès du Premier ministre est aux abonnés absents depuis plusieurs années, le Parlement par le biais de l’OPECST apportant, toutefois, une contribution intéressante et importante au débat sur les enjeux de la science et de la technologie. Les expériences étrangères mettent en évidence la nécessité de politiques d’établissement (universités, centres de recherche, coopérations). Je n’en dirai pas plus car les intervenants qui vont se succéder compléteront largement mes propos.

Le cahier imprimé du colloque « La politique de Recherche, enjeu pour l’avenir » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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