La politique étrangère de la nouvelle administration Biden

Intervention de Renaud Girard, grand reporter, chroniqueur international au Figaro, auteur de Quelle diplomatie pour la France ? Prendre les réalités telles qu’elles sont (Le Cerf, 2017), lors du colloque « États-Unis : Crise de la démocratie et avenir du leadership américain » du mardi 9 mars 2021

On m’a demandé de parler de la nouvelle politique étrangère américaine de l’administration Biden dont nous commençons à voir les contours.

En géopolitique il faut prendre très au sérieux ce que disent les responsables des États. « America is back », a déclaré Joe Biden à ses partenaires occidentaux le 19 février 2021, lors du G7 qui se tenait par visioconférence. Un slogan différent du « America first » de la politique trumpienne dont la priorité était de défendre et de favoriser les intérêts de l’Amérique sans pour autant chercher à compromettre les relations avec les partenaires extérieurs.

L’Amérique « is back » auprès de ses alliés pour discuter avec eux, avec, évidemment, l’idée américaine très ancienne du « leadership » naturel de l’Amérique, pays béni de Dieu. « Une terre promise », rappelle le titre des mémoires de Barack Obama (2020). Et Joe Biden ne met pas sa foi chrétienne dans sa poche : on l’a vu faire un signe de croix lors de l’hommage aux 500 000 morts américains du Covid. L’Amérique est la « nouvelle Jérusalem » à qui Dieu a donné la mission de sauver l’ancien monde (l’Europe), puis le monde entier, de sa corruption naturelle. D’où les lois de sanctions, notamment le Foreign Corrupt Practices Act (1977) qui va continuer à être appliqué sévèrement par cette nation de juristes. En effet, Comme l’écrivait Tocqueville, les Américains sont des lawyers convaincus que leur droit dit le Bien et doit donc s’appliquer partout dans le monde. Trump était un peu indifférent à cette thématique et se situait plutôt dans le rapport de force, mais Joe Biden s’inscrit complètement dans le « leadership » du Bien.

Au mot « multilatéralisme » il faut ajouter l’idée du « leadership », pour définir cette nouvelle politique américaine. On revient dans toutes les enceintes, que l’on respecte. Vis-à-vis de l’Europe par exemple, lors d’une conversation téléphonique entre Ursula von der Leyen et Joe Biden, décision a été prise de suspendre la guerre commerciale déclenchée par Donald Trump pour la soumettre à l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

On revient au multilatéralisme mais aussi au réalisme. C’est la grande différence avec le néo-conservatisme, ce mouvement démocrate, incarné par le sénateur Jackson (et peut-être un peu par les clintoniens), né à gauche avant de passer chez les reaganiens et chez Bush « 43 » (alors que son père, un réaliste, était le contraire d’un néoconservateur). Les néo-conservateurs considèrent que la justice et la démocratie, des exigences plus importantes que la paix, doivent être défendues par cette « nouvelle Jérusalem » qu’est l’Amérique.

Avant d’inspirer G. W. Bush junior, ce néo-conservatisme avait inspiré Bill Clinton : la diplomatie de Madeleine Albright comportait en effet une certaine dose de moralisme et de volonté d’exporter la démocratie par la force. Le président Clinton avait expliqué le déclenchement de l’intervention militaire de l’OTAN en Yougoslavie, contre la Serbie et le Monténégro, par la volonté de faire du Kosovo une terre à la fois multiethnique et pacifique. Je ne suis pas sûr que le Kosovo, dont tous les Serbes et les Tziganes ont été expulsés de force devant les soldats de l’OTAN et du Kosovo « pacifié », soit aujourd’hui multiethnique. Je me demande même s’il n’est pas devenu un « hub » de criminalité.

Imposer la démocratie : cette prescription néo-conservatrice a été décuplée avec l’invasion de l’Irak décidée par G. W. Bush junior, dans la perspective d’un « Grand Moyen-Orient » démocratique, une idée approuvée par une très grande majorité de démocrates, à l’exception notoire et singulière de Barack Obama qui n’était d’ailleurs pas encore au Congrès lors du vote sur l’intervention militaire en Irak.

Lors d’une intervention récente Antony Blinken (Secrétaire d’État, chef de la diplomatie américaine) a annoncé que, prenant acte de l’échec de ces interventions humanitaires de la « nouvelle Jérusalem », les Américains renonçaient au néo-conservatisme. Nous retrouvons là le pragmatisme des Américains et leur capacité à corriger très rapidement leurs erreurs.

Je rappellerai à cet égard un épisode de notre histoire. Le 14 juin 1944, Charles de Gaulle débarque sur la plage de Courseulles après avoir traversé la Manche à bord du contre-torpilleur « La Combattante », un navire de la Marine Française Libre. Il rencontre le général Montgomery avant de se rendre à Bayeux (libérée le 7 juin) où une foule immense l’acclame et chante la « Marseillaise ». Les Américains, qui l’avaient écarté des préparatifs du débarquement, s’y résignent : c’est de Gaulle qui incarne désormais la France aux yeux des Français, déjouant l’A.M.G.O.T. (Allied Military Government of the Occupated Territories), le plan qu’ils avaient défini pour imposer dans les pays « libérés de l’occupant nazi » un gouvernement militaire allié, afin d’assurer une transition pour un retour à la « démocratie ». Le général Montgomery abandonne aussitôt l’idée d’encercler Caen et fait stopper l’offensive du premier corps au nord-est de la ville. Le gouvernement provisoire de la République française s’installe à Bayeux le même jour. Eisenhower, alors commandant en chef des forces américaines en Europe, qui aimait bien De Gaulle, change de politique : on oublie l’A.M.G.O.T. De Gaulle revient à Alger mais les Américains lui envoient un avion à quatre hélices (gros bombardier transformé) pour le ramener à Washington où il atterrit le 6 juillet 1944, accueilli par dix-sept coups de canon ! Plus tard il est reçu par Roosevelt à la Maison Blanche.

Les Américains sont donc capables de changer très rapidement. Il s’agit cette fois d’un changement radical : ils renoncent à faire du « Regime Change », c’est-à-dire à instaurer la « démocratie » en intervenant militairement contre une « dictature » comme ils l’ont fait précédemment (de l’Irak à la Libye en passant par la Serbie). Cela ne les empêche pas de considérer qu’un départ précipité d’Afghanistan pourrait être une erreur stratégique aussi importante que l’intervention elle-même. Doutant, à juste titre, que les Talibans respectent leur parole, ils maintiennent 9000 militaires américains sur le sol afghan. Pour le moment, ils examinent l’accord de Doha passé par l’administration Trump qui redonne le pouvoir aux Talibans.

Désigner la Chine comme le principal rival stratégique des États-Unis, vouloir mettre un terme à l’hégémonisme commercial chinois et à l’hégémonisme militaire en mer de la Chine méridionale et en Asie du Sud-Est : cette politique trumpienne est intégralement reprise par Biden, qui, à cet égard, fait preuve de moins de naïveté que Barack Obama. Ce sont les mêmes hommes mais ils tirent les leçons de leurs échecs de leurs erreurs. En 2015, Xi Jinping avait admis devant la presse avoir accaparé les archipels Spratleys et Paracels, en mer de Chine méridionale, déclarant vouloir en faire des bases de sécurité civile et niant toute intention de les militariser. Depuis, nos amis chinois, à qui il arrive de ne pas tenir parole, y ont installé des bombardiers stratégiques et des missiles. Devant cette situation les Américains ont montré une certaine fermeté. Les Chinois ont été extrêmement énervés de voir que la représentante de Taïwan avait été invitée officiellement à la cérémonie d’investiture de Joe Biden, ce qui n’était pas le cas en 2017. Et lorsqu’ils ont réagi par des incursions aériennes dans le détroit de Formose, Joe Biden a immédiatement donné l’ordre à l’escadre de cingler vers le détroit de Formose pour décourager toute initiative chinoise.

Je m’interroge à ce sujet. Si les Chinois étaient tentés, pour une raison ou une autre, de prendre par la force Taïwan, une démocratie présidée par Mme Tsai Ing-wen, très bien élue (57 % des voix) et très combative, la flotte américaine s’interposerait-elle ?

Les responsables de la nouvelle administration américaine ne vont pas faire de cadeau aux grandes puissances autoritaires mais ils sont réalistes et vont leur parler.

Ils ne vont sûrement pas faire de cadeau à la Russie. Ils vont reparler d’une intégration de la Géorgie – et même de l’Ukraine – au sein de l’OTAN. Au sommet de l’OTAN de Bucarest, en avril 2008, nous, Français et Allemands, avions mis un veto timide à cette adhésion, nous en excusant presque, au lieu d’opposer un « Non » ferme. La France n’a pas été capable de dire que l’Ukraine et la Géorgie n’avaient pas vocation à entrer dans l’OTAN ! Or Antony Blinken remet le sujet de la Géorgie et de l’Ukraine à l’ordre du jour (on verra comment nous répondrons à cela). Mais le réaliste qu’il est sait prendre les avantages qu’il peut prendre à la Russie et, dès leur première conversation téléphonique, le 26 janvier 2021, Biden et Poutine se sont entendus au sujet de la prorogation du traité New Start de réduction des armes stratégiques.

Selon une déclaration récente d’Antony Blinken, la politique trumpienne à l’égard de la Turquie va se poursuivre. L’Amérique maintient clairement son soutien à la Grèce, « véritable pilier de stabilité et de prospérité en Méditerranée orientale » (avait déclaré M. Pompéo en octobre 2020). Associés dans une stratégie de défense commune, la Grèce et les États-Unis soutiennent la nouvelle alliance entre Israël et l’Égypte, Chypre et la Grèce pour l’exploitation du gaz et son transport vers l’Europe. Il ne faut donc pas s’attendre à ce que l’administration américaine fasse les yeux doux à Erdogan auquel ils refuseront de livrer son ennemi numéro un, le prédicateur Fethullah Gülen. Et si, au sein de l’OTAN, les Turcs – qui ne sont plus qualifiés d’alliés par les Américains – continuent leurs achats d’armes aux Russes, ils pourraient très bien se trouver sanctionnés.

Sur l’Iran il est intéressant de savoir qui va faire le premier pas. Certains pensent que le régime iranien feint d’avoir compris la nécessité de reprendre un dialogue tout en travaillant à se doter de la bombe atomique. D’autres croient que les Iraniens veulent sincèrement s’ouvrir au monde occidental. Vous allez me reprocher ma naïveté mais je pense qu’une partie des Iraniens sont sincères. Dans le Financial Times, il y a deux jours, Mohsen Rezaï, qui fut pendant seize ans le chef des Pasdarans, déclarait qu’il fallait parler aux Américains sans conditions. Je pense qu’il y a en Iran un mouvement qui, constatant le coût économique des sanctions, juge qu’il faut réintégrer le monde commercial occidental. Le projet de traité militaro-commercial avec la Chine, annoncé en juillet 2020 par le ministre iranien des Affaires étrangères, Javad Zarif, inquiète profondément les Iraniens, conscients que les conditions que les Chinois proposeront à l’Iran seront toujours très mauvaises. Je crois aussi à la volonté des Démocrates de refaire le JCPOA, brillant succès de la diplomatie d’Obama. Biden a parlé du retrait des États-Unis du JCPOA comme d’un désastre que les Américains se sont eux-mêmes infligé. Je ne peux pas prévoir l’avenir mais je suis optimiste sur la possibilité d’un accord avec les États-Unis. Évidemment les États-Unis demanderont la limitation du balistique aux Iraniens qui leur refuseront, arguant que les missiles leur sont indispensables face à l’aviation saoudienne. Les États-Unis tenteront aussi d’influencer les pays de l’axe chiite, dans le cadre de ce qu’on appelle la diplomatie du grand bargain. Et les Iraniens chercheront évidemment à maintenir leur influence sur cet axe chiite (le Yémen est moins important pour eux que le Liban, la Syrie et l’Irak). Mais je crois à la possibilité d’une réconciliation tardive entre les États-Unis et l’Iran, d’autant plus que je considère que l’hostilité entre la Perse et Israël (soutenue par Biden mais moins farouchement que par Trump) est un faux antagonisme utilisé pour des raisons politiques à la fois par les anciens Pasdarans et les anciens Khomeynistes mais qui n’intéresse pas du tout le président Rohani ni Javad Zarif, son ministre des Affaires étrangères. Ce faux antagonisme est aussi utilisé pour des raisons de politique intérieure par Netanyahu qui justifie par cette prétendue menace permanente le refus de tout geste vers les Palestiniens.
Mais, comme Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale, je pense qu’un accord entre les États-Unis et l’Iran pourra se faire.

C’est une bonne transition vers l’exposé de Hubert Védrine qui va nous parler de la politique française face aux États-Unis. Notre président Macron aimerait bien être le honest broker qui fait la paix entre les Iraniens et les Américains. Il a au moins essayé. Le Qatar veut aussi jouer ce rôle. Mais peut-être les Américains n’auront-ils besoin de personne pour le faire.

Pour résumer la politique extérieure américaine : multilatéralisme mais réalisme et sentiment d’une sorte de complexe de supériorité bienveillante. Les Américains restent convaincus qu’ils sont à la tête du grand combat pour le Bien et contre la corruption des âmes mais ils reconnaissent qu’ils peuvent se tromper et, considérant que leurs alliés européens peuvent avoir de bonnes idées, ils reviennent à la table (America is back) pour travailler avec eux.

Jean-Pierre Chevènement

Merci, Renaud Girard, pour cet exposé très clair, même si, dans la bouche d’un réaliste, on peut pour une fois le qualifier d’optimiste.

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Le cahier imprimé du colloque « États-Unis : Crise de la démocratie et avenir du leadership américain » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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