Introduction
Intervention de Jean-Pierre Chevènement, fondateur et président d’honneur de la Fondation Res Publica, lors du colloque « La formation des professeurs des écoles, un enjeu majeur pour le XXIe siècle » du mercredi 19 mai 2021
Messieurs,
Chers amis,
Bienvenue à tous.
Je veux remercier M. Matthieu Lahaye, inspecteur général de l’Education nationale, du Sport et de la Recherche, qui a contribué à la préparation de ce colloque, et les participants qui nous font l’honneur de nous apporter leurs réflexions, leurs connaissances sur un sujet qui m’a toujours grandement préoccupé.
La formation des maîtres des écoles, appelés aujourd’hui professeurs, est la clé de tout, comme je le répétais en 1985 (mais beaucoup d’autres l’avaient dit avant moi).
C’est une question très importante, très difficile à cerner, et pourtant décisive pour le relèvement de l’École. On sait en effet que les élèves aujourd’hui ont perdu en fin de cycle obligatoire 700 heures de français par rapport à leurs devanciers d’il y a une cinquantaine d’années. Par ailleurs, le niveau en mathématiques, en sciences, en calcul, s’est littéralement effondré si l’on en croit tous les signes qui nous sont donnés, aussi bien de l’extérieur que de l’intérieur. Au ministère de l’Éducation nationale des épreuves organisées à intervalles réguliers aboutissent malheureusement au même constat.
Je remercie M. Éric Charbonnier, analyste à la direction de l’Éducation et des Compétences de l’OCDE, Mme Marie-Danièle Campion, professeure des universités, ancienne rectrice, co-présidente du comité de suivi des INSPE (Instituts Nationaux Supérieurs du Professorat et de l’Éducation), M. Charles Torossian, directeur de l’Institut des hautes études de l’éducation et de la formation (IH2EF) [1] et M. Christophe Kerrero, recteur de Paris, auteur de École, démocratie et société (éd. Berger-Levault, 2016), un ouvrage qui mérite le détour.
Les Écoles normales, crées par Guizot et Jules Ferry, ont eu 150 ans pour faire leurs preuves, jusqu’aux formules qui les ont remplacées (IUFM devenus ESPE puis INSP), qui, trente ans après, n’ont pas encore fait les leurs.
La formation des maîtres a été dès le départ une idée maîtresse de ceux qui ont créé l’École publique. Elle comporte à la fois l’enseignement des disciplines et la formation professionnelle à l’art d’enseigner, appelée aujourd’hui la didactique. Mais la formation des maîtres, au-delà du champ des connaissances, touche aux finalités de la République elle-même : égalité, liberté de pensée, laïcité. Tout à fait au départ elle intégrait même l’éducation religieuse qui a disparu parce que la République, laïque dans son principe même, ne pouvait pas conserver un objectif de cette nature, la laïcité impliquant la neutralité vis-à-vis des différentes religions.
La chose la plus importante est évidemment la formation initiale dont Mme Campion nous parlera longuement. Mais chacun comprend bien que la formation initiale, pour produire ses effets, prend du temps. D’où l’importance qu’on ne saurait trop souligner, de la formation continue – dont nous parlera M. Torossian – qui permet d’aller plus vite, de rattraper un certain nombre de retards même si elle ne peut pas se substituer à la formation initiale.
S’il y a une didactique des disciplines il n’y a pas – comme je l’ai rappelé souvent – de « pédagogie du vide ». En effet, je ne pense pas que l’acte d’enseigner puisse être distinct d’un contenu disciplinaire, d’un savoir précis, même si la mise en condition du savoir est essentielle pour que celui-ci puisse être enseigné. Il m’est arrivé dans une autre époque d’enseigner à l’Institut d’études politiques de Paris et je sais quel travail considérable me demandait la mise sous forme de cours de ce que je croyais maîtriser parfaitement comme ancien ministre de la Recherche et de l’Industrie. Il me fallait pratiquement deux jours de travail pour préparer un cours d’une heure et demie qui soit compréhensible et absorbable par les élèves.
Nous aurons l’occasion de voir avec M. Kerrero que la formation des enseignants est la clé de tout, avec l’analyse des enjeux et des évolutions de cette tâche très importante.
Mais nous commencerons par demander à M. Charbonnier de nous expliquer comment les autres pays forment leurs enseignants. Car, bien que chaque peuple ait son génie, son histoire, son identité, il y a sûrement des leçons à prendre tout à l’entour.
J’ai évoqué la discipline, sa parfaite maîtrise, sa didactique. La première qualité du maître est la compétence. C’est d’elle qu’il tire son autorité. L’autre qualité qui fait de bons maîtres est la connaissance du système éducatif, des relations qu’il entretient avec le reste de la société française et, bien entendu, la volonté de faire vivre l’esprit laïque, le sens civique et le sentiment national. La démocratie implique l’existence d’un demos, d’un corps constitué de citoyens qui permette son exercice. Le rôle premier de l’École est de former le citoyen, de former le corps des citoyens qui constitue ce demos en lui enseignant les choses élémentaires : la langue, en premier lieu, mais aussi la littérature, l’histoire…
Quelques mots d’histoire :
Les Écoles normales d’instituteurs ont été créées sous l’inspiration de la Révolution. Le mot « École normale » apparaît dans un décret du 9 brumaire an III, soit le 30 octobre 1794, sur le rapport de Lakanal, à partir d’un projet porté avant le 9 thermidor par le Comité de salut public. Mais entre l’impulsion donnée par le Comité de salut public et le vote du décret il se déroule un certain temps.
Normales, explique Lakanal, vient du latin norma (règle). Ces écoles doivent être, selon lui, « le type et la règle de toutes autres ».
L’École mère, celle de Paris, n’ouvrit ses portes que le 21 janvier 1795. Elle fut supprimée le 17 mai dans le mouvement de la réaction thermidorienne. À peine dura-telle quatre mois. Le projet d’écoles normales « secondaires » dans les départements fut ainsi enterré.
C’est sous Napoléon que le projet fut repris le 17 mars 1808. Il prévoyait la création d’Écoles normales « par Académie », pour enseigner « l’art de montrer à lire, à écrire et à chiffrer », mais le projet est resté sans suite, sauf à Strasbourg en 1810.
Une dernière tentative eut lieu sous l’inspiration de Carnot pendant les Cent jours.
Il faudra attendre l’arrivée de Guizot, en 1832, au ministère de l’Instruction publique, le règlement qu’il prend le 14 décembre 1832, véritable charte des Écoles Normales et enfin la loi du 28 juin 1833 dont l’article 11 prévoit que tout département est tenu d’entretenir une École primaire. Il faut rendre cette justice à Guizot, dont l’histoire n’a retenu que le fameux « Enrichissez-vous » [2]. Il mérite mieux. Guizot était certainement un grand ministre de l’Instruction publique.
Quoi qu’il en soit Guizot fut avec Duruy sous le Second Empire et Ferry sous la Troisième République l’un des trois grands noms qui accompagnèrent la montée en puissance des Écoles Normales dans l’institution scolaire.
Cette montée qui s’inscrit dans une étroite corrélation avec celle des idées libérales et républicaines s’est constamment heurtée à la résistance de la réaction libérale incarnée notamment par les congrégations religieuses.
La vocation des Écoles Normales n’est pas seulement l’art de la transmission que l’on aurait tort d’assimiler à la conservation du patrimoine et de la culture. Celle-ci est chose vivante. L’instituteur est le représentant de la culture tout entière, c’est-à-dire de l’Humanité tout entière, y compris des savants. Jules Ferry s’inquiète même à un moment de la place trop grande donnée aux enseignements scientifiques dans les programmes. Je rappelle ceci pour mentionner le fait que les Écoles normales ont toujours été conçues comme une institution vivante.
Ferdinand Buisson, qui fut directeur de l’Enseignement primaire pendant dix-sept ans, souligne que Ferry a voulu reprendre les bases posées par la Révolution et depuis longtemps abandonnées : l’obligation, la gratuité et la laïcité. Il ajoutait que la formation des maîtres répond à une visée qui déborde l’extension du champ des connaissances et touche aux finalités de la République elle-même : égalité, liberté de pensée, laïcité.
L’erreur commencerait là où on demanderait à l’École de se substituer à la République elle-même. L’École ne peut pas tout faire. Une des grandes erreurs de notre époque est de demander à l’École de parvenir à réaliser par elle-même une totale démocratisation de la société. Ce n’est pas faisable. L’École a ses finalités propres, complémentaires de celles de l’action publique dont elle n’est qu’un élément. À trop lui demander, prenons garde à ne pas la démotiver par l’excès des exigences auxquelles on lui demanderait de satisfaire.
Après ce rappel historique j’aborderai les problèmes que nous rencontrons actuellement.
La durée de formation des enseignants n’a cessé de s’allonger. Elle était à un certain moment de deux ans dans les Ecoles Normales, puis elle est passée à trois, quatre (j’étais alors ministre de l’Éducation nationale), puis cinq ans. C’est ce qu’on a appelé la « masterisation ». Je m’interroge rétrospectivement sur le fait de savoir si c’était réellement une bonne chose que d’allonger considérablement la durée du temps de formation. Non que je ne distingue pas la maîtrise de la discipline, qui est une chose, et l’apprentissage de l’art d’enseigner, la didactique de la discipline, qui est une autre chose et doit se faire autant que possible au contact de la classe. Mais il me paraît assez évident qu’il y a deux temps dans la formation des enseignants, un temps pour la formation disciplinaire et un temps pour la formation didactique. On a observé le rôle croissant joué par les universités dans la formation des enseignants depuis que cette formation leur a été confiée à partir de 1989 avec la création des IUFM (Instituts universitaires de formation des maîtres), création très controversée. Les IUFM ont été remplacés par les ESPE (Ecoles supérieures du professorat et de l’éducation) en 2013, eux-mêmes remplacés par les INSPE (Instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation) en 2019.
On a quand même observé pendant toute cette période un déclin frappant de l’orthographe, à travers cette fameuse dictée faite à intervalles périodiques, de la grammaire, du vocabulaire. Comme je le rappelais, le nombre d’heures de français a dramatiquement baissé dans les programmes. Il en est de même en ce qui concerne l’arithmétique et le calcul. Des études menées notamment au niveau de l’OCDE montrent que la France, dernière de la classe européenne, a pris un retard tout à fait préoccupant. Les élèves français sont très en dessous de la moyenne européenne en mathématiques avec, en classe de CM1, un indicateur de 488 points, la moyenne européenne étant à 527 points (529 au niveau de l’OCDE). En classe de Quatrième le retard est toujours là (France 483 points, Union européenne et OCDE 511 points). Même observation en sciences. Cette baisse du niveau se remarque même chez les élèves qui ont une formation avancée, de moins en moins nombreux (6 % il y a quelques années selon l’OCDE, ils ne sont plus que 2 %). S’agissant des élèves à très faible niveau, leur nombre n’a cessé de croître (15 % en France, 6 % en Europe). Je cite ces chiffres, repris des textes qui m’ont été donnés à lire, sous toutes réserves.
Nous avons des problèmes de définition. Je demanderai à M. Charbonnier ce que sont les « compétences » mesurées par l’OCDE par rapport aux savoirs. « Compétences » est une notion plus riche … tellement riche que l’on s’interroge sur la capacité que l’on a à les mesurer.
Qu’est-ce qui ne marche plus dans l’Ecole française ? Quelque chose s’est déréglé, un délitement s’est produit au niveau de causes que j’imagine plus générales que la seule formation des enseignants.
Que faut-il mettre en cause ?
La formation n’a jamais été aussi longue mais est-elle adéquate ?
On observe une grande féminisation du corps enseignant. Je me souviens d’une époque où le Syndicat national des instituteurs demandait deux concours, un pour les garçons, un pour les filles. Mais je ne pense pas que l’on puisse imputer le déclin du niveau à la féminisation.
Sommes-nous face à une sorte de french bashing, devenu à la mode, qui fait que, chaque fois que quelque chose ne va pas on souligne les carences du système français ?
Faut-il incriminer un déclin accéléré de notre modèle qui renverrait à des causes plus générales ?
Cette situation est assez grave car la participation éclairée au débat public se ressent de la perte du sens du calcul. Comment peut-on comprendre ce qui se passe en général dans la société, dans l’économie, si on ne sait plus faire une règle de trois, si on ne comprend pas le mécanisme des intérêts capitalisés, si « l’effet de base » (D’où part-on ?) n’est plus pris en compte, par exemple dans le calcul des progrès enregistrés dans la lutte contre le réchauffement climatique ? Si toutes ces notions sont perdues de vue, l’érosion du niveau en mathématiques, et même en calcul, mine inévitablement la démocratie.
Comment peut-on remonter le courant ?
Je pense que beaucoup de ministres se sont posé la question, certains se sentant angoissés, comme je le suis moi-même, de voir l’incapacité où nous sommes de remonter la pente. Dans un livre intitulé L’éloge de la culture scolaire (éd. Le Félin, 2003) Guy Coq analysait les causes du déclin, liées selon lui à la montée de l’individualisme, de la culture post-soixante-huitarde, à la montée du multiculturalisme, au fait qu’il n’y a plus aujourd’hui dans le pays cette unité que l’on se prend à vanter encore aujourd’hui quelquefois. On parle d’« archipélisation ». Est-ce une conséquence de cette évolution ?
Il me semble que nous avons un certain nombre de dangers à affronter et de défis à relever.
Quels sont les dangers à affronter ?
Le faible niveau des compétences scientifiques sur lequel je me suis déjà exprimé, retentit sur un manque de rigueur que l’on retrouve à tous les étages de la société, par exemple dans le monde de la recherche. On n’aura pas de peine à convaincre les Français que les scientifiques eux-mêmes sont très forts pour se porter la contradiction. Mais ce n’est pas choquant parce que, comme le disait Victor Hugo, « la science se rassure constamment », il est donc normal que nos chercheurs donnent parfois le sentiment de se contredire.
Manquons-nous d’une grande ambition collective ? J’observe beaucoup d’approximations. On se plaint du déficit de la France en ingénieurs mais il est facile de retrouver des textes à peu près contemporains où l’on vante la qualité de nos écoles d’ingénieurs… Qu’est-ce qui est vrai ? Qu’est-ce qui est faux ? On dit beaucoup de choses parfois contradictoires.
Une chose est certaine : nous avons une forte proportion d’emplois faiblement qualifiés, de jeunes sans emploi déscolarisés plus nombreux en France qu’ils ne le sont par exemple en Allemagne ou même dans d’autres pays voisins.
Quels sont les fronts à tenir pour l’École aujourd’hui ?
Il me semble que reste permanent le combat contre l’ignorance et pour maintenir une culture de la raison, une culture rationnelle. Ce combat était actuel au XIXe siècle quand Jean Macé définissait la laïcité comme « le combat contre l’ignorance ». Mais il reste actuel aujourd’hui.
Le combat pour la laïcité, contre toutes les formes d’intégrisme est malheureusement très actuel parce que nous voyons bien qu’outre notre société nombre d’autres sociétés, dans le monde entier, sont minées par des formes d’obscurantisme qui, renvoyant à ce que l’on appelait autrefois le droit divin, ne font pas leur place aux droits de l’homme et du citoyen.
Toujours actuel, le combat pour l’égalité, difficile mais nécessaire.
Et puis le combat pour la nation, le combat pour la France (ce n’est pas un gros mot), le combat pour le maintien d’un demos sans lequel, je le répète, il n’y a pas de démocratie qui puisse fonctionner. La France a plus de mille ans d’histoire et ce serait se leurrer beaucoup de penser que l’on peut refaire une collectivité historiquement constituée en peu de temps. Si nous laissons dépérir ce patrimoine historique je ne sais pas qui pourra le reconstituer.
Ainsi donc, concluant ce propos introductif, je dirai que la formation des enseignants vise d’abord à la parfaite maîtrise de leurs disciplines, à la maîtrise de la didactique de ces disciplines et à la maîtrise du numérique. Il convient également qu’ils soient conscients du pays auquel ils appartiennent, qu’ils fassent connaître sa littérature à travers ses grands textes, qu’ils se pénètrent de ce qu’est l’Histoire de la France, qu’ils soient convaincus de l’importance de leur tâche du point de vue de la République et du point de vue de la civilisation humaine tout entière.
La démocratie a besoin de l’École. Le combat de l’École et le combat pour la République sont à bien des égards une seule et même chose. Il me semble quelquefois que les enseignants aujourd’hui sont happés par la parcellisation des savoirs et perdent de vue l’unité de la culture et de la science et que, ce faisant, ils sont peut-être moins motivés que ne l’étaient les fameux « hussards noirs de la République » quand ils luttaient contre l’ignorance. C’est évidemment une hypothèse que je risque parce que dans mon propos il y a beaucoup de questions. J’affirme le moins possible mais c’est quand même une terrible responsabilité que nous prenons vis-à-vis de notre jeunesse que de laisser l’École dans une situation à laquelle M. Blanquer, heureusement, essaye de remédier, notamment en fractionnant les petites classes, je pense que c’est une très heureuse initiative. Mais on ne peut pas ne pas considérer qu’il y a là une des questions majeures à laquelle la République aujourd’hui doit répondre.
Je me tourne vers M. Charbonnier pour un état de la situation dans les autres pays.
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[1] La mission de l’Institut des hautes études de l’éducation et de la formation (IH2EF) est de sensibiliser et de former aux questions d’éducation et d’enseignement supérieur. L’IH2EF forme principalement les chefs d’établissement et les inspecteurs de l’éducation nationale, les cadres occupant des emplois de direction de l’enseignement supérieur, les cadres administratifs, les médecins scolaires et les emplois de haut encadrement. L’IH2EF est un service à compétence nationale rattaché au directeur général des ressources humaines (DGRH) du ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports et du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation. Il est installé sur la technopole du Futuroscope, près de Poitiers, depuis 1997.
[2] « Enrichissez-vous par le travail, par l’épargne et la probité, et vous deviendrez électeurs », ces mots furent prononcés par Guizot à la tribune de la Chambre des députés le 1er mars 1843. (Le droit de vote était alors conditionné par un seuil d’imposition, le cens.)
Le cahier imprimé du colloque « La formation des professeurs des écoles, un enjeu majeur pour le XXIe siècle » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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