Annexe : « Déconstruction, cancel culture, wokisme : sur l’expansion géographique et civilisationnelle de la «French Theory» – le cas de la Russie »

Entretien avec Alexeï Rutkevich, professeur de philosophie, directeur scientifique de la faculté des sciences humaines à l’Ecole des hautes études en sciences économiques (HSE) de Moscou.

Notre fondation a souhaité interroger Alexeï Rutkevich, professeur de philosophie, directeur scientifique de la faculté des sciences humaines à l’École des hautes études en sciences économiques (HSE) de Moscou, sur l’extension en Russie des idées déconstructionnistes et de ses effets (« wokisme ») afin de mieux cerner l’espace dans lequel cette offensive idéologique se déroule. Ses réponses qui nous ont semblé du plus vif intérêt figurent ci-après.

Nous adressons nos vifs remerciements à Natalia Routkevitch qui a favorisé l’échange et assuré la traduction.

Fondation Res Publica

Y-a-t-il eu en Russie un écho de la « French Theory » ? Dans quelles parties des universités et de la recherche ?

Alexeï Rutkevich

Le courant qu’on a appelé aux États-Unis « French Theory » et que l’on désigne souvent sous le nom de « postmodernisme » a commencé à pénétrer en URSS assez tôt, car il était initialement considéré comme une version du structuralisme. Or ce dernier avait déjà suscité un intérêt considérable car Moscou, Leningrad et Tartu (en Estonie) comptaient de nombreux linguistes qui étaient les héritiers de l’école dite du formalisme des années 1920. L’intérêt pour la pensée française, que ce soit en philosophie ou en sciences humaines, était considérable. Il s’inscrit dans une tradition nationale assez longue, remontant au Siècle des Lumières.

Ainsi, il y a un demi-siècle, les historiens s’intéressaient à l’Ecole des Annales, les psychologues et les médecins à la psychanalyse, tandis que les ethnographes se familiarisaient avec les théories de leurs collègues français. Lors de conférences et de symposiums, ils côtoyaient ceux qui parlaient du problème de l’inconscient psychique en utilisant la terminologie de Lacan, et du totémisme en s’inspirant de Lévi-Strauss. La diffusion du structuralisme a également été facilitée par le fait qu’Althusser et Godelier étaient communistes et publiaient leurs travaux dans La pensée, la revue théorique du PCF. Certains ouvrages importants (Anthropologie structurelle, Les mots et les choses) ont été traduits et publiés en URSS. Des spécialistes très qualifiés, comme par exemple Natalia Avtonomova, ont beaucoup fait pour populariser le structuralisme français et ce qu’on appelait alors le « poststructuralisme » et le « postmodernisme ». Mais, dans l’ensemble, pendant l’ère soviétique, l’intérêt pour ces idées ne sortait presque pas d’un petit cercle de la communauté universitaire.

La situation a changé avec l’effondrement de l’URSS et la disparition du contrôle idéologique. De nombreuses œuvres ont alors été traduites et publiées librement, et l’intérêt des étudiants et de la jeunesse pour cette pensée est allé croissant. Une sorte de vide idéologique qui s’était formé durant les années soviétiques a été comblé par toutes sortes de théories – de Popper et Hayek à Foucault et Derrida. Les partisans de Lacan s’efforçaient de tenir tête au freudisme orthodoxe, qui était revenu en Russie. Des adeptes américains de la French Theory ont joué un rôle important dans sa diffusion internationale, des universités des États-Unis octroyant de nombreuses bourses à de jeunes chercheurs désireux de connaître les écrits des maîtres-penseurs parisiens et de produire des travaux dans le même esprit. C’était une époque d’une grande confusion, car Bourdieu et Baudrillard, Derrida et Foucault, Bataille et Lyotard étaient tous inclus dans le « postmodernisme », devenu très à la mode, sans qu’on s’aperçoive des nombreuses différences entre ces auteurs. Bien sûr, quelques chercheurs sérieux dans divers domaines des sciences humaines ont pu s’élever au-dessus du lot et avoir des idées claires (par exemple, Valeri Podoroga en philosophie, Sergueï Zenkine en philologie, etc.), mais le niveau moyen de ceux qui avaient appris le langage de la « French Theory » dans ces années-là (comme par exemple des historiens qui ont été séduits par le « tournant linguistique » ou le « narrativisme ») laissait à désirer. Aujourd’hui, on peut encore trouver, dans certaines universités, des chercheurs qui restent fidèles à la pensée des maîtres français, mais je ne suis pas sûr que la plupart d’entre eux lisent le français ; malheureusement, cette langue est de moins en moins étudiée en Russie, où l’on se contente de l’anglais, comme partout ailleurs.

Fondation Res Publica

Plus généralement, les idées de la « déconstruction » ont-elles rencontré un écho ? Si oui, dans quel domaine et sous quelle forme ?

Alexeï Rutkevich

D’ailleurs, c’est cette prévalence de l’anglais qui explique, du moins en partie, que les idées de « déconstruction » arrivent en Russie non pas en provenance de France, mais des États-Unis, et plus précisément des campus universitaires américains, où les textes fondateurs ont subi une transformation radicale. Même parmi les philosophes professionnels, des spécialistes capables de comparer la pensée de Derrida avec la philosophie de Heidegger sont extrêmement rares, mais pour une personne travaillant dans la tradition de la philosophie analytique, traiter ces sujets n’a plus aucun intérêt.

Aujourd’hui, bon nombre d’intellectuels russes voient les termes mêmes de « postmoderne » et de « déconstruction » de manière extrêmement négative, car ils sont souvent perçus comme équivalents de « anything goes » en épistémologie et en éthique scientifique, voire comme des « fake news » en matière de communication de masse.

Les idées des penseurs français de la déconstruction naissent dans les milieux de gauche, et sont inspirées, d’une manière ou d’une autre, par différentes versions du marxisme, qu’il s’agisse du trotskisme ou de la théorie critique de l’école de Francfort. Or, dans la Russie des années 1990, c’est le libéralisme le plus rudimentaire qui a été roi. Ceux qui s’y opposaient, c’étaient les communistes ou les « étatistes », souvent proches de l’Église orthodoxe. Durant le dernier quart de siècle, la situation a changé, mais une école de pensée « déconstructionniste » digne de ce nom n’a toujours pas fait son apparition. Ainsi, si on cherche des fondements théoriques des « libéraux non systémiques » (c’est ainsi qu’on appelle Alexeï Navalny et ceux qui sont proches de lui), ils théorisent – lorsqu’ils le
font – plutôt dans l’esprit de la « société ouverte » de Popper. Ce n’est pas un hasard car ces opposants au Kremlin sont souvent subventionnés par la Fondation Soros qui promeut ces idées. Pour ce qui est de l’opposition de gauche et d’extrême gauche, qui est assez importante, elle trouve, aujourd’hui, ses inspirations plus chez Staline que chez Marx. Elle veut combattre le capitalisme et proclame une « lutte des classes », alors qu’aucun des partis ou groupuscules de gauche n’a le moindre lien avec les syndicats.

Les « grands récits » ne sont pas morts en Russie. Ils sont, au contraire, dans une phase de construction intense. Ainsi, il n’y a pas d’environnement propice au développement des idées de « déconstruction ». Parmi les jeunes, les porteurs des idées radicales sont peu nombreux, et ces derniers ne sont pas inspirés par Derrida et Foucault, mais par le Manifeste du parti communiste ou par une sorte d’« eurasisme de gauche» (note du traducteur: Selon des théories de l’eurasisme développées par les intellectuels russes de l’émigration ( Nikolaï Troubetskoï , Piotr Savitskiï, Georges Florovsky, Roman Jakobson, etc.) dans les années 1920-1930, l’ensemble formé par la Russie et ses voisins proches, notamment les peuples d’Asie, doit être perçu comme une « entité continentale » à part entière, appelée Eurasie. L’identité russe naît d’une fusion originale entre les éléments slave et turco-musulman, et la Russie constitue un « troisième continent » situé entre l’Occident et l’Asie. Depuis les années 1990, ces idées connaissent un regain de popularité en Russie, notamment dans les cercles du pouvoir, grâce à l’intellectuel Alexandre Douguine.)

Fondation Res Publica

Y-a-t-il aujourd’hui en Russie des réflexions tendant à la mise en cause systématique, depuis le langage jusqu’aux comportements sociaux, des phénomènes regardés comme de domination (sexe, genre, race, position de pouvoir héritée, etc.) ?

Alexeï Rutkevich

Les thèmes de la domination politique, économique et sociale, des structures et formes du pouvoir, font, naturellement, l’objet d’études universitaires, d’articles dans la presse et, plus largement, de publications dans la sphère médiatique, laquelle a connu depuis la chute de l’URSS une croissance exponentielle. Néanmoins, ce que l’on appelle en France les « questions sociétales » ne suscite pas un grand intérêt en Russie. D’ailleurs, je noterai que la situation de la plupart des pays d’Europe de l’Est est assez similaire à cet égard. Toutes ces sociétés partagent l’expérience de décennies de communisme, avec son économie planifiée et son rapport à la question des minorités, quelles qu’elles soient. L’égalité des sexes et l’internationalisme n’ont pas seulement été bruyamment proclamés par la propagande, mais ont été, dans une large mesure, mis en œuvre dans la pratique. Tandis que l’effondrement de l’URSS a entraîné, d’un côté, une augmentation des conflits inter-ethniques et, de l’autre, la destruction des institutions qui avaient favorisé l’égalité des sexes.

Par exemple, avec la transition vers le capitalisme, beaucoup d’entreprises employant des femmes ont fermé ou drastiquement réduit leurs effectifs ; d’autres se sont débarrassées des anciennes infrastructures, qui comprenaient des crèches accueillant les enfants des mères qui y travaillaient. Les tentatives d’apprendre aux femmes russes à parler le langage des féministes occidentales ont échoué notamment parce que ceux qui avaient propagé ces discours et qui voulaient occuper cette niche idéologique du féminisme occidental étaient des soutiens inconditionnels de Boris Eltsine et de son entourage néolibéral-monétariste (qui, de fait, a beaucoup dégradé l’autonomie des femmes russes).

La grande majorité des Russes est totalement indifférente aux homosexuels et trouve normale la liberté de choisir les partenaires sexuels selon ses envies, à condition que la présence de ces minorités dans l’espace public ne soit pas trop bruyante ou trop revendicative, qu’il s’agisse des « gay prides » ou des discussions sur l’adoption des enfants par des couples de même sexe. Ce n’est pas quelque chose d’imposé d’en haut, c’est la façon de penser du citoyen et de l’électeur moyen. Je ne pense pas que le goût pour l’autoritarisme, sans parler du totalitarisme, soit chez les Russes plus prononcé que chez les Hongrois, les Polonais ou les Bulgares, mais les phénomènes qui se banalisent non seulement sur les campus américains mais aussi dans les rues ou dans l’espace public occidental (les manifestations de « wokisme », le mouvement Black Lives Matter, etc.) provoquent, dans tous ces pays de l’Est, l’irritation, voire la moquerie. Et je ne parle même pas de quelques staliniens ou fondamentalistes orthodoxes ; même notre presse libérale est très critique vis-à-vis de ce « festival de la désobéissance ». On dirait que nos élites pro-occidentales se sont enfin rendu compte que les pays qu’elles ont pris pour modèles vivaient un déclin et étaient profondément remis en cause par leurs propres habitants ; et, par conséquent, les Russes pro-occidentaux ont décidé qu’eux-mêmes incarnaient et défendaient des valeurs européennes mieux que tous ces « barbares » qui déboulonnent les statues et rejettent en bloc l’héritage civilisationnel occidental. Pour ce qui est de la destruction des monuments pour des raisons idéologiques, les bolcheviks n’y sont pas allés de main morte, et la Russie se souvient encore fort bien de cette époque. Ce qui explique peut-être une certaine réserve et indifférence qui prévalent face à ces discours et ces actes, « full of sound and fury, signifying nothing ».

Du côté des étudiants, je vois surtout de l’indifférence pour les idées de la déconstruction. La Russie est un pays multiethnique ; dans les universités, personne ne se soucie de l’origine de ses camarades ; pour ce qui est des rapports entre les sexes, il y a beaucoup plus d’étudiantes que d’étudiants dans l’éducation supérieure en Russie (à l’exception des établissements en technologies appliquées et des écoles militaires). Environ la moitié des étudiants font des études aux frais de l’État ; l’autre moitié paie l’enseignement de sa poche. Pour eux, la priorité, c’est d’obtenir rapidement une spécialisation, de trouver un poste et de rentabiliser leurs dépenses.

Les éventuels conflits entre étudiants et enseignants ne relèvent pas des questions de domination, de discrimination de race ou de genre, de « cancel culture » ni d’autres problématiques « woke », mais s’inscrivent dans une logique de marché : nous payons pour un service et nous pouvons exiger notre dû, car « le client a toujours raison ». J’ai du mal à imaginer que des étudiants russes se lancent dans la destruction de statues sous prétexte que tel ou tel écrivain ou savant était un aristocrate et vivait donc, au milieu du XIXe siècle, « comme un seigneur féodal » aux dépens de ses serfs. Il est encore plus difficile d’imaginer qu’une conférence donnée par une femme soit perturbée par des féministes qui la considèrent comme une « traîtresse » à leur grande cause. De nombreux problèmes et conflits socio-politiques présents dans la société russe ne se traduisent pas dans le langage de la « déconstruction », du « savoir-pouvoir », de la « déterritorialisation » et autres concepts similaires.

En résumé, en Russie, nous ne sommes pas encore suffisamment avancés sur la « voie du progrès » pour que nos jeunes veuillent briser les statues de Pouchkine ou de Gogol. Le problème est ailleurs : ces auteurs sont de moins en moins lus.

On peut s’attendre à ce que certains thèmes prennent, dans une vingtaine d’années, beaucoup plus de place dans le débat public, à mesure que des changements interviendront dans la structure ethnique, démographique et sociale. Déjà, aujourd’hui, l’afflux d’immigrants provenant d’Asie centrale suscite des conflits ; or ces immigrés fondent des familles, et leurs enfants grandissent ici. Mais je ne pense pas que ces conflits seront abordés dans les termes posés par la « French Theory ». D’ici là, l’engouement pour ces idées va sans doute se calmer aussi bien aux États-Unis qu’en Europe occidentale. Il est peu probable que les protestations et mouvements de masse qui vont secouer nos sociétés soient décrits et compris à travers une grille qui renvoie à Mai 68. Je ne vois pas comment le mouvement des Gilets jaunes ou les actions actuelles des camionneurs canadiens, si on ne prend que ces deux exemples, pourraient être analysés à travers la « déconstruction de la métaphysique ».

Évidemment, nous sommes tous conscients que, dans un contexte marqué par le déclin de l’enseignement scolaire, les médias actuels – Facebook, TikTok, etc. – ont un impact colossal sur des individus qui s’apparentent à une feuille blanche, intellectuellement démunis face aux innombrables flux d’informations contradictoires qui s’abattent sur eux. Les « simulacres » ainsi fabriqués remplacent la réalité. Mais la réalité finit par revenir et par prendre sa revanche sur les élites narcissiques, qui commencent elles-mêmes à croire aux clichés idéologiques créés à leur initiative. Aujourd’hui, c’est ce qui semble arriver à la gauche européenne. Observateur occasionnel des élections françaises que je suis, je comprends où, aujourd’hui, va le vote des travailleurs français et à quel point les chances de percer d’un Mélenchon adoptant la rhétorique des études postcoloniales et d’autres fruits de la « French Theory » sont minimes.

Baudrillard a intitulé l’un de ses livres Oublier Foucault ; aujourd’hui, on pourrait en écrire un qui aurait pour titre Oublier Derrida. Ce qui ne veut pas dire que je tienne en piètre estime ce brillant penseur. J’ai eu le plaisir d’écouter ses conférences. Mais ses œuvres n’ont presqu’aucune ressemblance avec ce qui est, aujourd’hui, associé au mot déconstruction. Tout comme Bourdieu n’a rien à voir avec le discours actuel sur le « capital symbolique », et Barthes et Foucault avec la « mort de l’auteur ». En donnant des cours à des étudiants en troisième cycle de philosophie, j’ai découvert qu’aucun d’entre eux n’avait jamais entendu les noms de Bernard-Henri Lévy ou d’André Glucksmann. Or, si l’ignorance de ces personnages burlesques par les spécialistes en philosophie n’est pas de nature à me chagriner, le fait que les écrits des fondateurs de la « French Theory » soient, eux aussi, ignorés ou oubliés m’attriste nettement plus.

Car ces écrits contenaient déjà l’ensemble des critiques contre le passé et le présent de la civilisation occidentale, celles mêmes qu’on entend aujourd’hui, mais exprimées de manière radicalement différente. La dispute actuelle entre « pères » et « fils » est très amusante : les participants à Mai 68 qui se sont approprié le langage de Deleuze et Foucault accusent d’extrémisme leurs successeurs (qu’il s’agisse des membres de BLM, d’écologistes radicaux, des partisans du mouvement child-free, etc.), bien que ces derniers n’aient fait que tirer des conclusions des prémisses posées par les pères.

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Le cahier imprimé du colloque « La République face à la déconstruction » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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