La nouvelle guerre froide

Intervention de Jean-Robert Raviot, docteur en science politique et professeur de civilisation russe contemporaine à l’université Paris-Nanterre, auteur, notamment, de Russie : vers une nouvelle guerre froide (La documentation française, 2016), lors du colloque « La guerre d’Ukraine et l’ordre du monde » du mardi 27 septembre 2022.

Merci beaucoup de votre invitation.

Comme vous l’avez dit nous sommes dans des temps à la fois troublés et très sombres. Cette question de la guerre en Ukraine, dont la séquence actuelle débute le 22 février dernier avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie, est précédée de très nombreuses séquences historiques. Je vais essayer devant vous, de la manière la plus claire et la plus succincte possible, d’évoquer dans l’histoire du temps présent les jalons qui peuvent amener à éclairer cette action d’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Je fais remonter ce temps présent à la chute de l’URSS, à la fin du bloc socialiste. Cela ne m’empêchera pas de vous faire profiter d’un certain nombre de réflexions sur la manière dont cette guerre en Ukraine éclaire l’État russe et son fonctionnement, en particulier le fonctionnement d’un mécanisme que j’ai baptisé « le logiciel impérial ».

Enfin, je vous ferai part d’un certain nombre de conclusions plutôt d’actualité politique que d’ordre historique.

Ce retour sur le temps présent nécessite de revenir sur la fin du bloc socialiste, du bloc soviétique, du « bloc de l’Est » comme on disait. Cette séquence se déroule entre 1988 et 1991. S’ouvrent alors deux chantiers :

Un chantier géopolitique, celui de l’architecture sécuritaire en construction du continent européen qui, a-t-on coutume de dire, s’ouvre avec la chute du Mur de Berlin et la réunification de l’Allemagne. Selon moi, cette architecture sécuritaire du continent européen s’ouvre avec le discours prononcé le 7 décembre 1988 à l’Assemblée générale de l’ONU par un illustre chef d’État soviétique récemment disparu, Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev. Un discours véritablement révolutionnaire qui annonce la décision unilatérale de l’URSS de se retirer de la confrontation avec le bloc occidental, avec la conséquence première de laisser leur souveraineté aux États membres du Pacte de Varsovie. Il annonce, sans le dire clairement, la dissolution du Pacte de Varsovie qui de fait aura lieu quelques années plus tard. La doctrine Brejnev, qui enchâssait la souveraineté des États socialistes dans celle de l’URSS, ce « Bloc de l’Est », disparaît au profit de la « doctrine Sinatra » selon laquelle chacun va suivre sa voie (allusion à la chanson My Way de Franck Sinatra).

La chute de l’URSS et la fin du « Bloc de l’Est » débouchent aussi sur un grand malentendu Est-Ouest. D’un côté le pari stratégique de Gorbatchev sur le retrait unilatéral du bloc socialiste, le désarmement, la nouvelle pensée, la « maison commune européenne », etc., gage que si le « Bloc de l’Est » fait retrait, se désagrège lui-même, le maintien de l’autre bloc ne sera plus nécessaire et il sera possible de créer une architecture de sécurité commune. C’est un grand malentendu comme la suite l’a démontré. Récemment, un excellent livre, sorti en anglais sous la plume de ma collègue américaine, Mary Elise Sarotte, sous le titre Not One Inch! [1] fait référence à la fameuse phrase que James Baker aurait prononcée en 1990 dans un sommet réunissant Américains, Allemands et Soviétiques : l’OTAN n’avancera pas d’un pouce, l’Allemagne sera réunifiée, intégrée dans l’OTAN (16 juillet 1990 : accord soviéto-allemand) mais – Not One Inch ! – on n’ira pas d’un pouce plus loin ! Vous connaissez la suite…

Les idées d’architecture de sécurité européenne commune transcendant les blocs, post-blocs, émises par Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev, étaient véritablement révolutionnaires. Lors de son récent décès il a été beaucoup question de sa vie, de ses échecs, de sa popularité à l’Ouest, de son impopularité en Russie mais ses idées que l’on peut qualifier de géopolitiques dans le contexte des années 1989-1990-1991 n’ont pas eu le retentissement que l’on aurait pu attendre.

C’est aussi un grand chantier politique, souvent mal vu, qui m’a beaucoup intéressé : celui de la reconstruction des États postsocialistes selon trois trajectoires que l’on voit de dessiner à l’époque :

La première trajectoire est celle du modèle européen occidental : les États sortant du Bloc socialiste vont recouvrer leur souveraineté puis adhérer assez rapidement à la norme européenne. Bien avant leur adhésion à l’Union européenne, quinze ans plus tard, une phase préparatoire extrêmement longue, véritable entreprise en profondeur d’adaptation, de conversion de ces pays socialistes aux normes européennes, va bouleverser les sociétés, les droits (privés et publics), les systèmes capitalistes, le marché, l’encadrement du marché, etc., mais également les États. Cette conversion normative a une profonde influence et le modèle européen occidental va prédominer dans la transformation des États d’Europe de l’Est dans leur ensemble, y compris les ex « satellites », tous entrés dans l’Union européenne, et les trois États baltes issus de l’URSS.

La seconde trajectoire, que j’appellerai le modèle russe, est très particulière : la Russie, État successeur en titre, en droit international, de l’Union soviétique, doit à la fois gérer l’héritage soviétique et reconstruire un État et une puissance. Quel type d’État ? Quel type de puissance ? Faute de modèle, s’ouvre dans les années 1990 une période extrêmement erratique, assez sombre dans la mémoire collective. C’est aussi une époque où le modèle étatique n’est pas clair, étant donné que des modèles extérieurs appellent à liquider cet héritage. Mais comment liquider un héritage qui est le fondement sur lequel l’État est bâti ? Là est le dilemme russe, assez mal compris en Occident et, de ce fait, assez peu intériorisé par les élites occidentales.

Enfin, la troisième trajectoire est celle des modèles post-soviétiques. Les ex-républiques soviétiques n’étaient pas des États indépendants et n’avaient pas de structure étatique proprement dite. Certains, comme l’Arménie, la Géorgie, l’Azerbaïdjan, l’Ukraine, avaient connu une indépendance éphémère dans les années 1918-1921, dans des conditions extrêmement complexes, mais il n’y avait pas véritablement de modèle étatique. Ces États se retrouvent en porte-à-faux entre l’héritage soviétique, c’est-à-dire le voisin russe, et les modèles qui se mettent en place chez leurs voisins occidentaux immédiats, les pays d’Europe centrale, et exercent une forte attractivité pour une partie des élites. Par exemple, ce qui est interprété comme le succès de la Pologne dans sa transition vers le marché et la démocratie est regardé dès les années 1990 avec beaucoup d’intérêt par les élites ukrainiennes.

Les années 1990 sont, au niveau des relations internationales, le moment unipolaire américain, avec ses conséquences en Europe. C’est aussi une période de transition qui va déboucher sur le retour d’une hostilité Est-Ouest, que j’ai appelée « la nouvelle guerre froide » et que nous ressentons aujourd’hui comme plus « chaude » que l’ancienne. L’Occident s’étant élargi, cette hostilité Est-Ouest s’exprime dans des frontières différentes. L’Union européenne a intégré de nouveaux États de l’Europe de l’Est. L’OTAN s’est élargie jusqu’aux frontières de la Russie. Dans les années 90, un temps sidérée par cette unipolarité, la Russie va s’attacher à reconstruire tant bien que mal un modèle de puissance, avec des succès et des limites. Puissance qui s’accompagne d’une projection de puissance mais aussi, c’est très important, d’une quête permanente de sanctuarisation de ses confins encore assez mal comprise du côté occidental.

On voit cette puissance russe, très incarnée dans la personne de Vladimir Poutine, se reconstruire dans les années 2000. On a tendance à voir l’arrivée de Poutine au pouvoir comme la condition d’émergence de ce retour à la puissance. Effectivement il va accompagner, porter, encourager et même encadrer ce retour à la puissance.

Mais cette quête de puissance est bien antérieure à Poutine et commence dans le marasme des années 1990, au moment de la réélection de M. Eltsine à la présidence en 1996, réélection dans des conditions assez peu glorieuses, il faut bien le dire. Une grande partie de ceux que, par commodité, j’appellerai les hauts-fonctionnaires, l’élite du pouvoir administratif fédéral en Russie, prend conscience lors de cette élection de la faiblesse de l’État. Faiblesse de l’État qui se manifeste par la difficulté du Président à se faire réélire et par la puissance politique des fameux oligarques qui ont une influence énorme sur la prise de décisions. Faiblesse de l’État russe qui n’est plus capable d’édicter des normes qui soient appliquées dans les régions par exemple : il y a un gros problème d’autorité de l’État dans les régions, dans les républiques. La « verticale du pouvoir » dont Poutine va ensuite vouloir mettre en œuvre le rétablissement pose problème car l’État est véritablement faible.

Un autre élément va aller dans le sens d’une stimulation d’une politique de puissance, c’est le retour d’Evgueni Primakov à la tête du ministère des Affaires étrangères et de ce qu’on appelle en russe des государственники, c’est-à-dire des hauts fonctionnaires attachés à un État fort et au statut de grande puissance de la Russie, qui vont, pour eux, de pair. On prend conscience de la nécessité du retour de la Russie, avec une nouvelle politique étrangère. Nouvelle politique étrangère qui ne serait plus un arrangement permanent avec les États-Unis et l’Occident dans une situation de faiblesse à la fois militaro-stratégique et surtout économique, mais la reconquête d’une marge de manœuvre pour la Russie qui doit se projeter, non plus comme une puissance uniquement tournée vers l’Occident, mais essayer de trouver une sorte d’équilibre entre l’Occident et l’Est. 1996 est aussi la date de la première réunion du sommet russo-chinois de Shangaï où a été fondée l’Organisation de la Coopération de Shangaï (OCS) qui depuis s’est institutionnalisée. On parle même aujourd’hui d’un « pivot vers l’Est » de la diplomatie russe.

En 1998, la crise financière plonge la Russie dans une crise économique assez profonde avec une forte dévaluation du rouble.

Le printemps 1999 voit l’intervention de l’OTAN dans la crise du Kosovo et le bombardement de Belgrade. La Russie, par la voix de Primakov, entre temps devenu Premier ministre, proteste officiellement et se prononce contre cette opération de l’OTAN en Serbie.
Poutine arrive en 2000. Il mène entre 2001 et 2004 une série d’importantes réformes internes, administratives et fiscales, et procède à des réaménagements politiques qui vont dans le sens d’un autoritarisme politique et d’une mise en veille de l’influence politique d’un certain nombre d’entreprises baptisées « oligarques ».

La politique poutinienne est portée par un retour à la croissance, lui-même porté par la hausse du prix du pétrole. Entre 2000 et 2010 le PIB par habitant de la Russie en termes de pouvoir d’achat est multiplié par 3 (et par 4,5 entre 2000 et 2022). Je n’aime pas beaucoup les chiffres qui ne veulent pas forcément dire grand-chose mais il y a là incontestablement un retour de la croissance, surtout dans les années 2000-2010. Après 2010 cela devient beaucoup plus complexe. Mais la Russie va peu à peu s’émanciper de ses années 1990.
C’est en 2003 que la Russie et la France exercent leur droit de veto au Conseil de sécurité de l’ONU contre l’intervention américaine en Irak.

2007 voit l’affirmation, dans le discours politique russe, de la puissance et de la vocation de puissance de la Russie. Très clairement, pour la Russie, l’ordre du monde ne peut être unipolaire : « Je pense que l’élargissement de l’OTAN n’a rien à voir avec la modernisation de l’Alliance ni avec la sécurité en Europe. Au contraire, cela représente une provocation sérieuse et abaissant le niveau de la confiance mutuelle. Nous sommes légitimement en droit de demander contre qui cet élargissement est réalisé. » Le ton est donné par cette citation du discours historique prononcé par V. Poutine le 10 février 2007 à la Conférence de Munich sur la sécurité. C’est l’entrée en lice d’un nouveau vocabulaire. La Russie est en faveur d’un monde multipolaire dont elle serait l’un des pôles. Parmi les autres pôles, les États-Unis, la Chine et d’autres.

Ce retour à la puissance est à la fois concomitant et producteur de cette nouvelle guerre froide qui toutefois n’est pas le produit de la seule action internationale de la politique de la Russie mais celui de l’interaction entre une certaine politique occidentale et la réaction russe. La nouvelle guerre froide n’est pas le fait du Kremlin qui retournerait soudain à l’âge de Brejnev. Selon un de mes collègues « Poutine ça commence comme Kennedy et ça finit comme Andropov. » Je ne me prononce pas là-dessus. En tout cas, on peut dire que la nouvelle guerre froide est le produit de l’interaction de deux anciens blocs et d’au moins deux acteurs, voire davantage. Ce n’est pas seulement une radicalisation de la position russe.

Les étapes de cette nouvelle guerre froide.

En 1999 débute la procédure d’adhésion à l’OTAN de six pays de l’ancien Pacte de Varsovie (Pologne, République tchèque, Hongrie, les trois États baltes).

Le 13 décembre 2001, les États-Unis annoncent leur retrait officiel du traité Anti-Ballistic Missile (ABM) sur les armes à longue portée (en fait le traité Salt 1 liant en 1972 la limitation des armements stratégiques défensifs et celle des armements stratégiques offensifs).

En 2002 les États-Unis décident la mise en œuvre du programme de boucliers anti-missiles et son déploiement en Europe (déploiement qui interviendra dans les années 2010).

J’ai déjà parlé du veto de 2003 contre l’intervention américaine en Irak.

Au sommet de l’OTAN de 2008, à Bucarest, annonce est faite de la vocation de deux républiques ex-soviétiques frontalières de la Russie, la Géorgie et l’Ukraine, à adhérer à l’OTAN.

Très peu de temps après, lors de la guerre russo-géorgienne en Ossétie du Sud (août 2008), pour la première fois les troupes russes sont engagées en tant que telles de manière directe et officielle sur le terrain étranger proche. Quand, en 1992 l’aviation russe avait bombardé l’Abkhazie, elle l’avait fait de manière subreptice et non officielle. Cette fois-ci, c’est ouvertement. On entre vraiment dans cette nouvelle guerre froide qui sera marquée ensuite par une montée de la tension.

2011 voit l’intervention militaire de la coalition occidentale en Libye.

En 2012, une importante vague de contestation en Russie, hostile au retour de Poutine au Kremlin, provoque de nombreuses manifestations de rue. L’ambassadeur Michael McFaul, reçoit une délégation des opposants de la rue à l’ambassade des États-Unis. C’est anecdotique mais symboliquement très fort et cela va véritablement faire monter la tension.

En 2013-2014, la séquence de la révolution en Ukraine, dite « Maidan », est considérée par Moscou comme un coup d’État ourdi par des officines américaines. Elle est suivie de l’annexion de la Crimée par la Russie qui est présentée comme une riposte à ce changement de pouvoir à Kiev. On entre alors dans la séquence actuelle, une guerre froide de plus en plus chaude, avec une montée des interventions militaires et des déploiements militaires de la Russie (en Syrie en 2015).

En 2019, le retrait conjoint des États-Unis et de la Russie du traité sur les forces nucléaires intermédiaires (FNI), loin d’être anecdotique, était le signal de retour en arrière militaro-stratégique en Europe.

Nous assistons en 2022 à la dernière étape de cette escalade de la nouvelle guerre froide avec l’entrée des troupes russes sur le territoire de l’Ukraine et le début de l’opération spéciale.

Cette nouvelle guerre froide est beaucoup moins équilibrée que l’ancienne d’un point de vue militaro-stratégique. Le bloc occidental élargi, ce que le pouvoir russe appelle « l’Occident collectif », un terme qui désigne l’Union européenne, les États-Unis, l’OTAN, est dans une confrontation asymétrique et indirecte avec la Russie. Comme je le disais, cette guerre froide n’a jamais été aussi chaude. La guerre est d’une ampleur jamais vue depuis 1945 et le terrain des opérations, l’Ukraine, est en Europe. De plus, la politique d’endiguement de la puissance russe par l’Occident comporte de nombreuses limites, n’offrant notamment aucune perspective pour constituer un pôle de puissance européen.

Je conclurai par quelques éléments permettant de comprendre les spécificités de l’État russe.

L’histoire de l’État et des institutions est la grille d’analyse qui permet de comprendre la politique menée. En effet, cette politique résulte largement d’une machinerie, de pratiques, d’une culture. Il y a une inertie profonde dont il faut comprendre la logique. Si le communisme dans tous ses états a mis par terre le système qui régissait les États il n’a pas mis forcément par terre les États en tant qu’appareils, en tant que bureaux, en tant que fonctionnaires.

Il fallait donc à la sortie du communisme trouver un système pour faire fonctionner ces États. C’est là qu’intervient l’opposition qui me semble importante entre la norme et l’histoire.

Les États européens de l’Est ont choisi la norme, ont choisi l’Union européenne comme horizon de leur développement. Voyant dans l’Union européenne des perspectives de développement économique et social, de modernisation, ils sont entrés dans une norme avec un objectif politique très clair.

Ne pouvant entrer dans cette norme, la Russie s’est retournée vers l’histoire de l’État russe, que j’appelle « le logiciel impérial ». La Russie moderne, la Russie moscovite, s’est constituée à la fin du XVe siècle dans une affirmation de sa souveraineté et d’émancipation face au joug mongol. En 1480 Ivan III, selon une geste probablement symbolique et imaginaire, va sur l’une des cathédrales du Kremlin déchirer le document par lequel ses prédécesseurs, grands princes de Moscou, reconnaissaient devoir payer l’impôt aux Mongols. C’est une affirmation de souveraineté. La modernité de la Russie commence à cette époque. Ensuite viendront Ivan le Terrible et, en 1504, 1543, 1552, la conquête progressive d’un territoire très vaste, d’une profondeur continentale, qui constitue la Russie moderne. L’État russe d’aujourd’hui est l’héritier de cette histoire impériale qui a fait l’État. Son « logiciel » est impérial. On peut le critiquer, on peut déplorer son caractère peu « démocratique » mais il faut essayer de partir de là pour essayer d’en comprendre la logique.

Chose très importante du point de vue géopolitique, la Russie est un empire très vaste avec des frontières floues, des confins, des marches, des zones grises et, ce que ma collègue Sabine Dullin a justement appelé, La frontière épaisse [2]. En effet, la nécessité pour la Russie d’avoir des frontières un peu « épaisses », c’est-à-dire des zones tampons, et la perception exacerbée de sa sécurité aux frontières expliquent le discours sur l’expansion de l’OTAN.

J’appelle « kremlinocentrisme » la place du Kremlin et de l’État central dans la politique. C’est une force à la fois centrifuge et centripète. Les kremlins sont des forteresses qui se sont généralisées pendant le Moyen-âge. Ces constructions en pierres, dans un univers où la construction était en bois, pérennisaient la société, l’État, le commerce, la religion, la civilisation. Le Kremlin, comme toute forteresse, est à la fois un abri et une cage. Il faut toujours mesurer dans quelles proportions, et pour qui, ce Kremlin est un abri et une cage.

Toute cette histoire politique de la Russie, l’histoire de l’État russe, a une profonde influence sur la manière de voir qui est celle des élites russes. Je ne parle pas seulement de Poutine. Un livre a été écrit en France : Dans la tête de Vladimir Poutine [3]. A mon avis, ce qu’il y a dans la tête de Vladimir Poutine est dans la tête de beaucoup de gens à Moscou.

Je terminerai sur cette métaphore de la cage et de l’abri avec une remarque d’actualité. La Russie vient de lancer une mobilisation partielle pour accroître le nombre d’hommes envoyés sous les drapeaux pour combattre l’Ukraine. On voit la résistance d’une importante minorité de gens qui ne veulent pas partir. D’autres acceptent cette mobilisation. Le Kremlin est-il un abri ? Une cage ? Les avis divergent et peuvent créer des tensions au sein de la société.

Marie-Françoise Bechtel

Merci beaucoup. Nous allons passer aux conséquences économiques mondiales de la guerre d’Ukraine. C’est Franck Dedieu qui s’attelle à cette tâche.

Chacun voit, chez nous, en Europe et dans le monde entier, les effets immédiats, à court et long termes, de la guerre d’Ukraine. Je pense en particulier à la crise alimentaire mondiale.

Jusqu’à quel point ce conflit porte-t-il un coup au cours dans lequel se déroulaient les transferts de chaînes de valeur et l’ensemble de ce grand logiciel économique qui se déploie depuis une quarantaine d’années et que l’on a coutume d’appeler la mondialisation néolibérale ?

Jusqu’à quel point ce conflit, marque-t-il un point d’arrêt, un point d’interrogation, un point de rupture ?

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[1] Mary Elise Sarotte, Not One Inch: America, Russia, and the Making of Post-Cold War Stalemate, Yale University Press, 2022. Édition en anglais. (NDLR)
[2] Sabine Dullin, La frontière épaisse. Aux origines des politiques soviétiques (1920-1940), Éditions de l’EHESS, coll. En temps & lieux, oct. 2014. (NDLR)
[3] Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Vladimir Poutine, Actes Sud, coll. Babel, 2016 (NDLR)

Le cahier imprimé du colloque « La guerre d’Ukraine et l’ordre du monde » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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