Existe-t-il des remèdes institutionnels à la crise actuelle du politique ?
Intervention de Jean-Éric Schoettl, conseiller d'État (h), secrétaire général du Conseil constitutionnel de 1997 à 2007, auteur de La démocratie au péril des prétoires (Gallimard, 2022), membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, lors du colloque "Comment les institutions de la Ve République peuvent-elles évoluer ?" du mardi 15 octobre 2024.
Merci Monsieur le Président.
Merci de remplacer au pied levé Marie-Françoise Bechtel.
Majorité introuvable, précarité gouvernementale, présidence isolée, détérioration des services publics, désindustrialisation, dégradation des comptes publics, ensauvagement de la société, immigration non maîtrisée, reflux de l’autorité, perte de crédibilité des responsables publics, affaissement de la confiance en l’État, impression générale de déclin : tels sont les traits saillants de la crise politique actuelle.
Comment devraient évoluer les institutions de la Ve République pour sortir de cette crise ? C’est la question à laquelle ce colloque semble nous inviter à répondre. Mais poser une telle question, c’est supposer que les causes de la crise sont – en tout cas pour une large part – institutionnelles. Si tel n’est pas le cas, ce que je crois, il est vain de vouloir guérir nos maux par des remèdes proprement institutionnels.
Mon sentiment – qui ne vaut que ce que valent les intuitions des vieux observateurs de la chose publique – est que les causes du malaise démocratique actuel ne sont pas d’abord institutionnelles et qu’il serait donc vain de vouloir le guérir par des remèdes proprement institutionnels.
Les médications institutionnelles proposées ne manquent pourtant pas : proportionnelle, démocratie participative, contre-pouvoirs, VIe République etc. Elles me paraissent incapables de traiter le mal à sa racine, laquelle tient, plutôt qu’aux institutions, à la transformation du monde et à l’évolution subséquente des mentalités (I).
Pour autant, l’évolution institutionnelle a sa part dans la crise actuelle et une correction de trajectoire institutionnelle contribuerait à sortir de l’impasse dans laquelle la démocratie semble s’être empêtrée (II).
Cependant, le vrai remède à la crise politique contemporaine, qui est aussi une crise morale, se trouve dans une évolution de notre imaginaire collectif (pour reprendre l’expression de Stéphane Rozès) : il consisterait à redécouvrir – dans le prolongement de l’éclaircie rédemptrice des Jeux olympiques de l’été 2024 – le sens de la commune appartenance à la Nation et à placer l’intérêt général en surplomb de nos controverses (III).
- La cause de la crise que nous traversons n’est pas d’abord institutionnelle
La crise que nous traversons trouve, je crois, sa cause essentielle dans une évolution des mentalités liée à la mondialisation. Évolution catalysée par la non-réponse des institutions à un certain nombre de problèmes nés pour la plupart de la mondialisation, problèmes douloureusement ressentis par la population et dont celle-ci a l’impression que les responsables publics se désintéressent ou sont impuissants à trouver la solution.
D’où, depuis 2017, une radicalisation, en deux temps, de l’opinion :
- Dans un premier temps (2017), s’installe au cœur du système politique un « extrême centre » se voulant en rupture avec les partis traditionnels et même révolutionnaire (« Révolution » est d’ailleurs l’intitulé de l’ouvrage programmatique publié par Emmanuel Macron en novembre 2016). Cette offre politique nouvelle séduit une partie significative de l’électorat. Mais cette hégémonie centriste fait grossir une « gauche hors les murs » et une « droite hors les murs », dont les discours catégoriques prennent le contrepied du maître-mot macronien (le fameux « en même temps ») ;
- Dans un second temps (2022, puis 2024), cet extrême centre, que quelques gestes disruptifs ne rendent pas pour autant révolutionnaire, déçoit les attentes (ou plutôt les illusions) quant aux vertus du dépassement des clivages. Il cède alors du terrain, sur ses deux flancs, aux deux pôles radicaux, à vocation désormais expansionniste.
Cette évolution n’est induite ni par un dysfonctionnement institutionnel, ni par le cynisme partisan.
Dissipons ici une contre-vérité souvent entendue : par opportunisme, nous dit-on, la classe politique manipulerait les électeurs en créant des divisions factices. Un chercheur (Vincent Tiberj) a pu ainsi soutenir (en dépit de tous les sondages) que « si la laïcité nourrit les controverses, ce n’est pas parce que ce thème taraude les Français, c’est parce que la droite et l’extrême droite en ont fait le cœur de leur offensive idéologique ». Je crois à une causalité inverse : c’est le fait que les partis politiques traditionnels, y compris à droite, aient longtemps délaissé les problèmes posés par l’immigration, notamment les atteintes à la laïcité, qui explique la montée du FN, puis du RN, ainsi que l’émergence d’une formation comme Reconquête.
Offre et demande politiques
L’offre politique n’est évidemment pas étrangère à la formation des idées politiques. Mais celle-ci est d’abord le fruit de la mutation des sentiments profonds (et contrastés) de nos concitoyens sous l’effet des changements sociaux, économiques, démographiques et culturels.
Sans nier son degré d’autonomie, je crois que l’offre politique s’adapte à l’évolution des mentalités au moins autant qu’elle ne la conditionne. On peut par exemple penser que les positions de LFI sur le conflit israélo-palestinien et son antisionisme obsessionnel expriment autant la sensibilité de la population des circonscriptions qui élisent des Insoumis qu’ils ne constituent, à l’origine, une stratégie de conquête de ces électorats par la France insoumise. Extrême-gauche et communautarisme sont désormais captifs l’un de l’autre.
Les partis s’adaptent à une demande politique devenue centrifuge. Le cynisme des appareils n’est pas la cause principale de nos divisions, même si la démagogie partisane peut les exacerber. La tripartition politique actuelle n’est pas propre au Parlement : elle habite le pays réel.
Si la crise politique se double d’une crise institutionnelle, ce n’est pas que les institutions sont en panne, mais tout simplement qu’elles ne peuvent accompagner la multipolarisation de l’opinion.
Y a-t-il une volonté populaire de changement radical depuis quelques années ? Oui, mais dans des directions différentes et souvent opposées d’un électorat à l’autre. Sans doute le peuple a-t-il fait entendre sa voix (ou plutôt ses multiples voix) aux dernières législatives. Mais quelle volonté a-t-il au juste exprimée ? De quelles politiques a-t-il au juste passé commande ? Bien malin qui pourrait le dire.
La seule demande clairement majoritaire est une demande de restauration de l’autorité de l’État. Mais là, ce sont les élites dirigeantes, prisonnières de leur credo néo-libéral et progressiste, qui freinent des quatre fers, en raison tant de leur répugnance philosophique à assumer les enjeux régaliens que de la réalité des obstacles à franchir et de la lourdeur des tables à renverser pour honorer la demande d’ordre émanant de la grande majorité nos concitoyens…
Résultat : le centre, si minoritaire qu’il soit, demeure le point d’équilibre géométrique des passions politiques de notre peuple… Paradoxal lorsque le vote antisystème est majoritaire, mais inévitable compte tenu de l’intensité des affrontements entre formations antisystème !
Autre résultat : on vote désormais plus contre que pour.
L’ampleur des mouvements d’opinion et leur impact sur l’éclatement du spectre politique tiennent beaucoup à la banalisation de l’Agora numérique. Les réseaux sociaux sont le siège d’une critique radicale du fonctionnement des institutions et de la société tout entière. Ce sont des chambres d’écho de l’humeur et de la rumeur publiques, autrement plus résonantes que l’espace public traditionnel (l’atelier, le bureau, le café du commerce). La clameur numérique peut faire émerger de nouvelles forces politiques ou, plus encore, catalyser la fragmentation et l’instabilité du paysage politique. Dans ces conditions, les partis traditionnels ne « tiennent » plus leurs électeurs comme dans un passé pas si lointain.
Mais surtout, l’opinion publique n’est plus bipolaire. Pour des raisons tant culturelles que démographiques et socio-économiques, non directement liées au fonctionnement des institutions, nous avons assisté à l’éclatement du système de croyances qui structurait notre vie politique de façon bipolaire.
Sur le plan des idées, l’imaginaire collectif s’est en effet fracturé en (au moins) trois blocs, ayant chacun sa base sociale, culturelle, géographique et générationnelle (les métropoles, la France périphérique, la jeunesse, les quartiers…).
Le premier bloc, dit central, se fédère autour d’une aspiration (métropolitaine, élitaire, moderniste et gestionnaire) au dépassement des clivages idéologiques, à la fois par l’ouverture au monde, par la fermeture du cercle de la raison et par la minimisation de problèmes qui assaillent le gros du corps social : déclin de la France périphérique, insécurité économique, physique et culturelle, pertes de souveraineté.
Le deuxième bloc réunit une gauche radicalisée autour d’options de moins en moins sociales et de plus en plus sociétales : droits des minorités ethniques, religieuses et sexuelles, défense de l’environnement contre les activités humaines, répudiation du récit national, rejet des attributs régaliens de l’État (autorité, police, prisons, frontières…).
Le troisième bloc rassemble une droite se déportant vers son pôle antisystème, parce que ce pôle, un peu vite qualifié d’« extrême droite », est celui qui recueille le plus les frustrations du corps social en matière de sécurité et d’identité.
Cette division en trois pôles de l’opinion elle-même, et – qui plus est – en trois pôles antagonistes, c’est ce que révèle l’actualité électorale depuis deux ans et demi et, notamment, les résultats du premier tour des législatives. Elle imprime sa marque à la dissolution prononcée par Emmanuel Macron le 9 juin.
L’exemple de la dissolution
L’annonce de la dissolution a pris de court des « partis de gouvernement » affaiblis et désorganisés, ainsi que des formations « populistes » sans expérience gouvernementale. Les formations populistes peuvent connaître un fort succès électoral, tout en trébuchant au seuil du pouvoir : soit elles demeurent dans une radicalité tribunicienne (LFI), soit postulent en effet à la gestion des affaires publiques, mais n’ont pas encore achevé leur mutation (RN). Tous ont dû improviser en quelques jours une stratégie, un programme, une méthode, des investitures. Cela a donné lieu à une agitation brownienne tenant autant de la décomposition que de la recomposition.
On le voit à gauche avec un accord contre-nature improvisé entre frères ennemis, comme avec LR et Reconquête qui se sont fragmentées dans une gerbe tragi-comique d’anathèmes. La confusion présidera aux investitures avec des erreurs de casting ahurissantes. Nous sommes loin des dissolutions précédentes : un petit nombre de partis organisés, prêts à battre campagne au pied levé et s’étant donné les moyens de conquérir une position majoritaire dans un cadre bipolaire marginalisant les radicaux.
Cette division en trois blocs à la fois mutuellement antagonistes et (au moins pour deux d’entre eux) habités par d’âpres antinomies internes se prolonge après le scrutin. C’est ainsi que, pourtant menacé sur ces deux flancs, le bloc central, au lieu de souder ses rangs, se divise contre lui-même comme en témoignent les marchandages, bras de fer et chantages publics à la ligne rouge et à la démission ayant entouré et suivi le difficile accouchement du gouvernement Barnier.
Pour illustrer ce que cette tripartition des opinions recèle de chaotique pour les institutions, j’emprunterai l’analogie astrophysique du problème des trois corps. La trilogie romanesque intitulée « Le problème à trois corps », de l’écrivain de science-fiction chinois Liu Cixin, transposée dans une série télévisée diffusée par Netflix, imagine une humanité condamnée à vivre avec trois soleils. Cette civilisation tri-solaire pâtit cruellement du caractère imprévisible et erratique des interactions entre les trois astres. En effet, si la trajectoire décrite, l’un autour de l’autre, par deux corps placés dans le vide intersidéral est stable et a pu être déterminée précisément dès 1687 par Isaac Newton, le grand savant a buté sur le problème de trois corps livrés à leurs influences gravitationnelles mutuelles. Cette interaction défie toujours les moyens de calcul de la science moderne. Pourquoi ? Parce leurs évolutions sont chaotiques.
C’est à un semblable désordre, généré par l’interaction chaotique entre trois blocs, eux-mêmes hétérogènes, que conduisent les élections législatives des 30 juin et 7 juillet 2024. Au lendemain du second tour, s’installe une l’Assemblée nationale dont ne se dégage aucune majorité cohérente. Deux pôles – radicaux ou dominés par leurs radicaux – encadrent un bloc central composite. Ces trois blocs occupent trois tiers (inégaux, mais de taille comparable) des 577 sièges.
La stabilité n’est garantie à aucun gouvernement émanant d’un seul bloc, car il peut être renversé par les deux autres blocs, rivaux sans doute, mais alliés à l’occasion contre lui. Quant aux coalitions entre blocs, elles sont interdites par l’irréductibilité de leurs positions.
La raison du blocage est idéologique beaucoup plus qu’imputable, comme on le dit un peu vite, à on ne sait quelle inaptitude des formations politiques françaises au compromis. Une telle inaptitude culturelle au compromis n’est-elle d’ailleurs pas démentie par l’histoire des IIIe et IVe Républiques ? Même en Allemagne, une coalition entre les chrétiens-démocrates et l’AfD s’avère impossible après le succès de ce dernier aux dernières élections régionales de Saxe et de Thuringe.
Le pire scénario s’est réalisé le 7 juillet : une Assemblée sans majorité ; un parti présidentiel qui ne peut espérer demeurer dans la cabine de pilotage qu’en s’assujettissant à des groupes charnières (Modem, Horizons, LR, LIOT) ; une Assemblée déportée sur sa gauche par la magie du front républicain, alors que le pays penche majoritairement à droite sur ces questions désormais cruciales que sont les questions régaliennes.
Trois corps, trois astres, trois blocs : un ticket pour le chaos ! La Ve République fonctionnait à merveille dans un monde politique bipolaire. Dans un monde tripolaire, elle fonctionnera sur un mode dégradé, ressemblant – ironie de l’Histoire – à la IVe. La stabilité de l’Exécutif, son principal acquis, en sera compromise.
Le maléfice perturbateur inhérent aux trois blocs irréconciliables est aggravé par la place nodale prise par le Président dans les institutions et la vie politique, place encore accrue par le tempérament interventionniste et inconstant d’Emmanuel Macron. Le pouvoir présidentiel a absorbé toute compétence avoisinante, comme le font (pour rester dans la métaphore astrophysique) les « trous noirs » dans l’espace. Ce phénomène d’absorption présidentielle a d’autant plus gêné la constitution du gouvernement actuel (et gênera son fonctionnement) que, en France, à la différence de l’Allemagne, de l’Italie ou de l’Espagne, l‘accord majoritaire doit se sceller à l’Élysée plutôt qu’au Parlement.
Le paysage politique est si éclaté que même les contours des trois blocs sont instables :
- Les gauches restent irréconciliables malgré la camisole d’un accord initialement passé par opportunisme électoral, mais étouffant durablement ses modérés dans une posture maximaliste ;
- Le centre et la droite de gouvernement se sont trop affrontés dans le passé pour se faire véritablement confiance, d’autant que leurs champions spéculent sur 2027 et ne veulent pas gâcher leurs chances d’incarner le renouveau, dans trois ans, en s’engageant trop avant dans une coalition fragile, gérant les affaires à la petite semaine et amenée, compte tenu de l’état de nos finances publiques, à prendre des mesures impopulaires ;
- Le camp présidentiel, qui a toujours été hétérogène, se défait en raison des carences du bilan et du retrait programmé de son unique fédérateur ;
- Enfin le RN et ses alliés cumulent le triple handicap de leur inexpérience des affaires, de promesses sociales inconsidérées faites dans le passé et d’une image dont le front républicain a montré combien elle était encore ostracisante. Postulés infréquentables par tous les autres groupes, ils sont a fortiori jugés insusceptibles d’entrer, comme d’autres partis populistes européens, dans une coalition. Le cordon sanitaire est si solide qu’il fait obstacle à toute rebipolarisation.
D’où cette assemblée ingouvernable et ce gouvernement si difficile à accoucher au lendemain du 7 juillet 2024, sans autre alternative au choix de Michel Barnier que de confier le pouvoir exécutif à des « membres de la société civile » ou à des technocrates de bonne volonté. D’autres pays européens ont connu ce blocage. Et l’enlisement durera au moins un an, la Constitution interdisant une nouvelle dissolution avant ce terme.
La multipolarité des opinions conduit à l’autonomisation des électeurs par rapport aux grandes familles politiques qui se partageaient traditionnellement l’électorat selon un axe gauche droite. Cette multipolarité tient principalement, on l’a dit, à la perte de confiance de nos contemporains en la capacité du politique à traiter les problèmes qui les tourmentent. Mais elle tient aussi à la multidimensionnalité croissante des sensibilités politiques.
Il est en effet patent, par exemple, que les idées sur les questions régaliennes (sécurité vs libertés publiques, ouverture aux migrants vs contrôle des frontières, intégration européenne vs souveraineté nationale) ne sont plus en lien nécessaire avec celles relatives aux responsabilités sociales et économiques de l’État (libéralisme vs interventionnisme, responsabilité individuelle vs État providence, flexibilité du marché du travail vs protection des travailleurs…). Ces deux dimensions (questions régaliennes et questions socio-économiques) sont indépendantes l’une de l’autre, « orthogonales » comme disent les mathématiciens. Il y a des libéraux sécuritaires, des interventionnistes sécuritaires, des libéraux « droits de l’hommistes » et des interventionnistes droits de l’hommistes. Si bien qu’à s’en tenir à ces seules deux dimensions, ce n’est pas sur un axe droite gauche mais dans un plan, avec ses quatre quadrants, qu’on devrait positionner les sensibilités politiques de façon significative. Et ce serait un graphique à quatre dimensions dont on aurait besoin s’il s’avérait que les questions sociétales et les questions environnementales étaient, dans cet espace des sensibilités politiques, également indépendantes entre elles et des deux précédentes. Dans cet espace multidimensionnel de l’offre et de la demande politiques, LR et RN sont proches sur l’axe régalien, distants sur l’axe socio-économique. La tripartition actuelle de l’opinion s’explique aussi par cela.
Reflétant l’archipélisation de la société française, le paysage politique se fragmente et les forces politiques classiques s’effacent. S’évanouit en conséquence la perspective, qui nous était devenue familière (et nous semblait naturelle), de l’alternance régulière de choix de société cohérents, proposés dans un cadre bipolaire et disputés dans le respect de la règle du jeu républicaine.
II. L’évolution institutionnelle a cependant sa part dans la crise actuelle et une correction de trajectoire institutionnelle peut contribuer (mais seulement contribuer) à sortir de l’impasse dans laquelle la démocratie semble s’être empêtrée.
Aucun bricolage institutionnel ne fournira le remède miracle à la crise politique actuelle.
C’est même le contraire. Certains bricolages ont aggravé le mal dans le passé ou pourraient encore l’aggraver à l’avenir :
- Le quinquennat et la concomitance des élections législatives et de l’élection présidentielle ont hystérisé la vie politique autour de cette dernière élection, démonétisé les projets des partis politiques au profit des campagnes présidentielles, usé le crédit du Chef de l’État en l’obligeant à descendre constamment dans l’arène et fait perdre ainsi au Président de la République sa stature arbitrale. Ils n’ont pas pu pour autant, comme on l’avait cru, lui garantir une majorité à l’Assemblée ;
- L’édulcoration du parlementarisme rationalisé a injurié l’avenir parce qu’on a tenu (bien à tort) pour acquis le fait majoritaire et la bipolarisation ;
- La montée en puissance de contre-pouvoirs européens, juridictionnels, administratifs, (AAI), articulés à l’action des groupes de pression, des ONG, des médias et des lobbies a considérablement réduit la marge de manœuvre du politique, contribuant ainsi à saper la crédibilité de nos dirigeants, qui misent de plus en plus sur le paraître pour masquer leur perte de contrôle.
Les infortunes de la Constitution de 1958
Pauvre Constitution de la Ve République ! Elle n’entendait, à l’origine, que régler le fonctionnement des institutions, ce qui est déjà beaucoup. Précisé par les lois organiques, le texte du 4 octobre 1958 se voulait un texte d’« organisation des pouvoirs publics ».
Toutefois, au cours des quarante dernières années, la Constitution se trouve mise au service d’autres finalités : depuis 1992, l’intégration à l’Europe ; en 2005, la sauvegarde de l’environnement ; en 2008, au travers de la « question prioritaire de constitutionnalité », la garantie des droits et libertés. A la Constitution, on demande désormais de tout dire et de tout formater. Et du Conseil constitutionnel, devenu à la fois oracle et démiurge, on accepte qu’il lise tout entre les lignes du « bloc de constitutionnalité ».
Le Constituant assigne désormais des objectifs à la société : égalité homme femme, pluralisme des courants d’opinion, décentralisation … La proclamation de principes et l’instauration de nouveaux droits deviennent l’enjeu principal des révisions. En témoigne l’inscription dans la Constitution d’un droit « d’accès à l’IVG », alors que personne ne conteste les acquis de la législation issue de la loi Veil du 17 janvier 1975.
Les évolutions se sont produites là où on ne pouvait les imaginer en 1958. Elles tiennent d’abord à la primauté donnée à l’individu et aux minorités sur l’intérêt général. Elles sont également liées à la complexification du droit. Celui-ci s’est raffiné jusqu’à devenir inaccessible et inintelligible. Sa composante jurisprudentielle tend à supplanter la loi ; le droit dit « souple », aux sources multiples, à évincer la norme impérative, délibérée par les élus de la Nation…
La place prépondérante du Chef de l’État au sein de l’Exécutif demeure le point fixe du régime, mais le reste de celui-ci est exposé à l’évolution des idées, accoucheuse de nouvelles exigences, génératrice de nouvelles doxas. Les bouleversements de la société française et de la place de la France dans le monde ne pouvaient pas ne pas affecter le fonctionnement de la Ve République et, plus encore, le système normatif. À commencer par la Constitution.
Quoique difficile à réviser sur le plan procédural (heureusement), le texte de la Constitution est devenu l’objet, sinon d’un « coup d’État » permanent, du moins celui de réaménagements – ou de tentatives de réaménagements – incessants.
Politiques et groupes de pression sont fascinés par la force symbolique de ce verbe performatif qu’est censé être le texte de la Constitution. Leurs tentatives, quand elles aboutissent, laissent la nation assez froide, tout en déstabilisant l’ordre juridique. Le régime n’en est pas moins atteint d’un prurit révisionniste.
La construction européenne, engagée le 25 mars 1957 avec le Traité de Rome, n’a longtemps fait l’objet d’aucune mise à niveau, sinon en 1976 pour permettre l’élection des eurodéputés au suffrage universel direct. La ratification du traité de Maastricht en 1992 inaugure une période nouvelle. Elle impose le préalable d’une révision constitutionnelle à chaque traité : traité d’Amsterdam, traité établissant une Constitution pour l’Europe, traité de Lisbonne. Le Constituant accepte de vastes transferts de compétences nationales à l’Union européenne. Autant d’atteintes aux « conditions essentielles d’exercice de la souveraineté », dira le Conseil constitutionnel.
La Constitution va être réaménagée à d’autres égards. La volonté d’affichage y joue un grand rôle. Sous l’effet de ce ravaudage, la Constitution perd sa cohérence initiale. Dans cette course à l’innovation constitutionnelle, cosmétique et surenchère semblent se faire la courte échelle, non sans conséquences bien réelles sur l’équilibre des institutions.
Ainsi, avec la révision de 2008, qui touche à plus du tiers du texte, le régime subit de multiples biais, notamment en matière de procédure parlementaire.
L’édulcoration du parlementarisme rationalisé
Pour sortir de l’instabilité gouvernementale qui avait caractérisé les IIIe et IVe Républiques, les constituants de 1958 avaient voulu « rationaliser » la vie parlementaire.
L’article 49, alinéa 3, est emblématique de cette volonté. Issu du constat de l’impuissance de l’exécutif à faire voter ses textes par des majorités précaires et capricieuses, il est conçu par des hommes de la IVe République agonisante, notamment Pierre Pflimlin et Guy Mollet, pour permettre de gouverner.
Lorsque le Premier ministre estime qu’un texte est indispensable à la conduite de sa politique, il demande à l’Assemblée nationale de se prononcer directement sur le maintien en fonctions du gouvernement. Le vote de la motion de censure par la majorité des membres composant l’Assemblée nationale provoque la chute du gouvernement et le rejet du texte. Si la motion de censure n’est pas votée, le texte est réputé adopté et le gouvernement reste en place, car il est démontré qu’il n’existe pas de majorité de rechange.
Cette logique place chacun devant ses responsabilités et donne le dernier mot à la Représentation nationale. L’invention du « 49-3 » a fait la preuve de sa pertinence : le procédé a été largement utilisé, tant par les gouvernements de droite que par ceux de gauche (33 fois par un Premier ministre de droite, 56 fois par un Premier ministre de gauche) ; Elisabeth Borne l’a utilisé une vingtaine de fois en matière de finances publiques.
Avec la révision de 2008, la procédure législative est profondément modifiée au détriment de l’Exécutif. L’usage de l’article 49, alinéa 3, est limité, hors textes budgétaires, à un seul texte par session. Le texte sur lequel s’engage le débat est celui de la commission permanente compétente et non plus celui du gouvernement ; l’ordre du jour prioritaire est consacré, certaines semaines, à l’initiative parlementaire et au contrôle du gouvernement par les élus de la nation.
N’échappent au chambardement des procédures législatives que les lois de finances et de financement de la sécurité sociale.
Le désarmement partiel du parlementarisme rationalisé a été promu au motif que le fait majoritaire rendait inutile cet arsenal. Il conduira à des blocages lorsque l’on découvrira, un peu tard, que le fait majoritaire n’est pas acquis.
L’érosion du fait majoritaire, nonobstant le quinquennat et la concomitance des élections présidentielle et législatives, n’avait, en effet, guère été anticipée. Elle saute aux yeux aujourd’hui avec la disparition d’une majorité absolue (ou même seulement relative) de députés favorables à la ligne présidentielle (en cas de coïncidence des majorités présidentielle et législative) ou gouvernementale (en cas de cohabitation), l’obstructionnisme de toute une partie de l’opposition et, plus généralement, avec l’éclatement de la représentation nationale en groupes de sensibilités très différentes (11 aujourd’hui), qui rend problématique une majorité constante et structurée, ou même, sur certains sujets cruciaux, une simple majorité d’idées.
Des failles, parfois profondes, lézardent chaque groupe, dont la position devient dès lors incertaine. En témoignent, pendant le quinquennat de François Hollande, l’action des socialistes « frondeurs » (qui conduit le gouvernement Valls à engager sa responsabilité, notamment en 2015 sur le vote de la loi « Macron ») et, au printemps 2023, l’opposition à la réforme des retraites au sein du groupe LR de l’Assemblée nationale.
Autant d’hypothèses dans lesquelles l’article 49, alinéa 3, ancienne manière, utilisable ad libitum, serait fort utile aujourd’hui. Mais voilà : son usage est désormais réputé antidémocratique puisque le Constituant lui-même a voulu le raréfier. D’où, au premier trimestre 2023, le recours audacieux à la procédure de l’article 47-1 pour faire plus facilement adopter la réforme des retraites en présentant le texte sous les habits d’une loi de financement de la sécurité sociale… Habileté qui n’a évité ni l’engagement de responsabilité, ni la virulence des réactions dans l’hémicycle et dans la rue, ni la remise en cause ex post de la réforme…
Le comble est que l’édulcoration du parlementarisme rationalisé ne s’accompagne pas d’une revalorisation du rôle du Parlement. Et ce, pour diverses raisons.
D’abord, parce que l’attribution aux assemblées de prérogatives nouvelles ne se traduit pas dans la qualité de la loi votée. Les méandres du débat législatif ne garantissent pas de meilleurs textes, car ils sont la marque, plutôt que d’un travail collégial approfondi, d’une difficulté croissante à dégager un accord majoritaire sur des éléments précis de politiques publiques.
Ensuite, parce que le législateur est atteint, comme jamais, d’un syndrome d’hyperactivité. Qu’il s’agisse de fiscalité, de relations du travail, d’environnement, d’immigration, d’éducation, d’urbanisme, d’énergie ou de droit pénal, il remet sans fin son ouvrage sur le métier, suscitant le désarroi des acteurs dans des domaines qui commanderaient pourtant la prévisibilité des règles sur le long terme. Le point de non-retour de l’inflation normative semble aujourd’hui franchi, qu’on le mesure en termes de clarté, d’applicabilité, de réalisme, de stabilité ou de cohérence : trop d’exceptions, trop d’exceptions aux exceptions.
En troisième lieu, parce que les parlementaires sont perçus comme plus lointains par leurs électeurs. À cet égard, l’interdiction du cumul des mandats, censée mettre fin aux féodalités locales et obliger les parlementaires à se consacrer pleinement à leur mandat, coupe l’élu national de son enracinement local, l’éloigne du citoyen et produit des mandataires hors sol.
Enfin, parce que le spectacle donné par le débat parlementaire rebute le citoyen par ses débordements. Comment tolérer de ceux qui votent la règle commune qu’ils ne se conforment pas aux règles élémentaires de la civilité ? Comment se faire une haute idée de notre fonctionnement démocratique lorsque la dignité de la vie publique est outragée dans les lieux mêmes qui devraient être ses sanctuaires ? Lourde est la responsabilité de l’extrême-gauche à cet égard. Mais comment s’étonner qu’un parti antiparlementaire méprise le Parlement ?
Quant à l’autorité de l’Exécutif, préoccupation première des hommes de 1958, elle se ressent des changements de paradigme intervenus ces dernières décennies.
Gulliver entravé
La prééminence du pouvoir présidentiel au sein de l’exécutif ne se dément pas, mais elle est en partie une illusion d’optique. La présidentialisation masque en effet un déplacement important des lignes de force au sein de la démocratie française.
Pourquoi ? Parce que l’évolution des dernières décennies soumet les pouvoirs issus de l’élection – Président, Gouvernement et Parlement – à une chape de contrôles extérieurs, nationaux et supranationaux. Cette dépendance juridique s’ajoute à la dépendance économique, financière, démographique, scientifique et culturelle résultant de la mondialisation.
L’action publique est désormais placée sous la tutelle de non moins de cinq cours suprêmes : trois nationales (Conseil constitutionnel, Conseil d’État et Cour de cassation) et deux supranationales (Cour de justice de l’Union européenne et Cour européenne des droits de l’homme). Les politiques en souffrent, sans oser s’en plaindre.
Le rôle du Conseil constitutionnel, en particulier, est devenu déterminant, pour ne pas dire invasif, pour le contenu de la législation comme pour la procédure législative, ce qui aurait été inimaginable en 1958. Le droit européen, textuel et jurisprudentiel, est partout, bien au-delà des questions relatives au marché unique et il prévaut sur le droit interne, même constitutionnel (cf. encore tout récemment : CJUE, Energotechnica, 26 septembre 2024). La magistrature judiciaire s’est syndicalisée et, pour une partie non négligeable de ses membres, politisée. Apparues dans les années 1970 (avec la CNIL), les autorités administratives indépendantes sont devenues des démembrements de l’État puissants, surtout lorsque leur action mêle régulation, contrôle et édiction de normes dont elles assurent elles-mêmes la sanction.
La loi n’est plus le sommet de la hiérarchie des normes, mais une règle du jeu précaire et révocable, à la merci des contentieux introduits par les lobbies et les activistes devant les instances juridictionnelles nationales et supranationales.
Tout ceci contribue à une crise du politique qui est aussi une crise de la citoyenneté. D’autant que la multiplicité des contraintes supra-législatives conduit non seulement à la complexité de la norme, mais encore à l’incapacité des pouvoirs publics à opérer les changements de cap attendus par la Nation. L’adhésion citoyenne, fondement premier de la Ve République, n’y trouve pas son compte. L’autorité de l’État non plus.
En conséquence, les institutions sont rejetées, parfois avec véhémence. Les symptômes en sont patents : abstention électorale, vote aux extrêmes, jacqueries et violences urbaines, agressions physiques contre les élus et les agents publics, propension grandissante du monde politico-médiatique à opposer la « légitimité » des foules en colère à la régularité des processus décisionnels conduits dans le cadre légal. Un concept comme celui de « désobéissance civile », par exemple, acquiert des lettres de noblesse démocratiques et même juridiques (voir l’affaire des « Soulèvements de la Terre » devant le Conseil d’État).
La Ve République s’est bien tirée de « crash tests » comme les alternances et les cohabitations. Elle a surmonté bien des crises (putsch des généraux, mai 68, et même, plus récemment, gilets jaunes, pandémie et grèves prolongées contre la réforme des retraites) qui auraient jadis entraîné un changement de régime ou, du moins, de gouvernement. Mais elle est aujourd’hui menacée par une perte de dessein et de sens.
Les forces politiques classiques s’effacent et, avec elles, l’alternance tranquille entre choix de société. L’éclatement du paysage politique est porteur de basculements chaotiques.
La crise de la démocratie ne réside pas d’abord dans un dysfonctionnement des institutions. Elle tient surtout, comme le dit Marcel Gauchet, à ce que « les partis se préoccupent à peine de définir des programmes auxquels personne ne croit ; à ce que les citoyens ne raisonnent plus en termes de gestion collective : chacun ne défend plus que sa propre cause ».
Sur ces décombres, le droit post-moderne consacre l’avènement de l’individu roi dans un monde débarrassé de ses nations et de ses frontières.
La société traditionnelle était holiste : l’individu s’effaçait devant le groupe. Les Lumières lui ont conféré des droits, mais aussi des devoirs. La Déclaration de 1789 proclame non seulement l’émancipation de la personne, mais encore l’obligation de chaque citoyen d’œuvrer au Bien commun. Elle n’est pas le manifeste d’individualisme bourgeois que nous a longtemps dépeint une certaine vulgate marxiste.
La démocratie contemporaine, quant à elle, n’exalte plus que les droits. Et ceux-ci ne sont plus seulement ceux du citoyen, mais encore ceux de tous les habitants de la planète et de la planète elle-même. Lorsqu’on demande aux étudiants de droit débutants comment se définit une Constitution, ils répondent avec une belle unanimité qu’une Constitution c’est ce qui « donne des droits » (sous-entendu : « me » donne des droits). Le citoyen était d’abord un débiteur dans la tradition républicaine. Il est devenu aujourd’hui un pur créancier.
Traités européens, lois, jurisprudences sont imprégnés d’un fondamentalisme droits-de-l’hommiste qui sacrifie les intérêts des hommes réels aux prérogatives de l’homme abstrait et assujettit la nation à un altruisme sans frontières hors de portée de ses moyens.
Autre conséquence de l’absolutisme des droits : ceux-ci, devant être intégralement honorés, ne laissent plus de place aux arbitrages qui sont la raison d’être et la noblesse et du politique.
C’est ce qu’exprime Jean-Michel Blanquer dans son dernier ouvrage (La Citadelle, page 211) : « Une forme d’épuisement démocratique nous guette. Il prend différentes formes. L’une des plus flagrantes est le retournement de l’État de droit. Nous n’avons cessé de multiplier les droits, les juridictions, les procédures (…). Ce foisonnement a engendré le contraire de l’État de droit : la société des droits. La démocratie est sortie de son point d’équilibre en s’assimilant à une logique de consumérisme. Les institutions ne sont plus portées par le civisme, mais objet de demandes croissantes et donc d’insatisfactions permanentes. »
Que faire ?
Primum non nocere. Craignons les fausses panacées qui aggraveraient le mal, par exemple l’élection des députés à la proportionnelle et la démocratie participative.
La proportionnelle
Certains voient dans l’élection des députés à la proportionnelle un remède à nos maux institutionnels. Cela me semble à la fois ambigu (quelle proportionnelle veut-on ? il y en a de nombreuses variétés) et illusoire (mieux la proportionnelle « représente », moins elle permettra de gouverner).
Je passe rapidement sur l’« instillation » d’une dose de proportionnelle, que le projet de réforme des institutions de 2018 reprenait à son compte. Elle ne règlerait pas les problèmes que la proportionnelle intégrale entend régler.
L’introduction d’une dose de proportionnelle dans le système actuel ne suffirait pas à assurer la fidèle représentation des courants d’opinion. Or, pour une bonne partie de nos compatriotes, la concordance la plus exacte possible entre pourcentages des voix et pourcentages des sièges paraît l’unique critère d’une bonne représentation. C’est oublier que les modes de scrutin servent aussi à faire émerger des majorités cohérentes. D’où la « prime majoritaire » attribuée à la liste arrivée en tête du second tour pour les élections municipales dans les communes de 1000 habitants et plus.
L’introduction d’une dose de proportionnelle dans le système électoral actuel présenterait en outre l’inconvénient de faire coexister deux catégories d’élus. Poserait en effet problème, au regard de l’esprit de l’article 3 de la Constitution (« La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum/ Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice »), la coexistence, au sein de l’Assemblée nationale, de deux types de députés : les uns ayant obtenu, sur leur personne, la confiance d’une majorité d’électeurs et les autres n’ayant été que suffisamment bien placés par un parti sur une liste nationale.
La « volonté générale » peut-elle s’exprimer avec la même force au travers d’élus présentant un lien si différent avec les citoyens ? L’élu direct, adoubé sur le terrain par une majorité (au moins au second tour), a nécessairement une vision plus universelle de son mandat. L’élu issu de la proportionnelle a une vision de sa fonction plus partisane : son mandat est par nature plus « sectionnaire », pour reprendre les termes de l’article 3 de la Constitution. Une autre différence, potentiellement porteuse d’inégalité, est que les députés élus en circonscription auraient à entretenir des liens avec celle-ci, tant en y assurant des permanences qu’en les parcourant, tandis que les députés élus à la proportionnelle pourraient être beaucoup plus présents au Palais Bourbon.
Quant à la proportionnelle intégrale (même seulement dans le cadre départemental), outre qu’elle distendrait encore ce qui reste du lien de proximité entre élus et électeurs, elle ne ferait qu’augmenter les risques de majorité introuvable et de tyrannie des groupes charnières, comme le montrent les exemples étrangers.
Pour ne prendre que trois exemples : l’abandon de la filière électrique nucléaire en Allemagne, en 2011, s’explique par la nécessité dans laquelle s’est trouvée Angela Merkel de préserver son alliance avec les Verts ; en Espagne, le gouvernement de Pedro Sanchez, tributaire qu’il est des petits partis séparatistes pour ne pas être renversé aux Cortes, est obligé de se plier aux diktats de l’indépendantisme catalan les plus attentatoires à la souveraineté nationale ; enfin, Israël est entraîné par les petits partis religieux et ultranationalistes de la coalition Netanyahu dans une politique suicidaire d’implantations de colonies en Cisjordanie.
La proportionnelle ouvre également les portes de l’Assemblée aux formations extrémistes. Voulons-nous perpétuer la zadification de l’hémicycle à laquelle la France insoumise s’est livrée depuis 2022 ?
De ces blocages, si contraires à l’idéal du bon gouvernement, nous avons eu un aperçu depuis deux ans et plus encore avec la configuration actuelle de l’Assemblée nationale. Sans trouver sa source dans le scrutin proportionnel, cette configuration est proche de ce qu’aurait produit celui-ci. L’application de la proportionnelle intégrale aux résultats du 7 juillet eût en effet produit une Assemblée non moins fracturée que l’actuelle, avec un peu moins de sièges à la gauche et au « bloc central » et nettement plus au RN et à ses alliés (avec le tiers des voix, ceux-ci n’ont remporté que le quart des sièges par l’effet combiné du scrutin majoritaire à deux tours et du « front républicain »).
L’éclatement de la Représentation nationale est bel et bien un obstacle à la formation de majorités. Il est naïf de croire que la nécessité et le sens de l’intérêt national font émerger naturellement une majorité en « forçant » aux compromis. On le voit aujourd’hui en France, avec trois blocs et onze groupes. Quant à l’expérience des pays voisins, elle nous enseigne que, même avec une « culture de compromis » et une marginalisation des extrêmes, la construction d’une majorité peut être laborieuse et s’avérer non viable à l’usage (Allemagne). Par ailleurs, certaines coalitions, qui paraîtraient raisonnablement s’imposer pour débloquer une situation, peuvent se heurter à des incompatibilités idéologiques. Ainsi, en Espagne, entre le parti socialiste et le parti populaire ou, en Allemagne, entre les chrétiens-démocrates et l’AfD après le succès de ce dernier aux dernières élections régionales de Saxe et de Thuringe.
Ajoutons que, avec la proportionnelle, coalitions et plateformes de gouvernement doivent être négociées après le scrutin, loin du regard des électeurs. Que gagne au change la démocratie par rapport au système actuel, dans lequel l’électeur sait pour quelle coalition il vote ?
On nous explique que la proportionnelle aurait le mérite de rendre aux partis leur autonomie stratégique. Ainsi, le PS n’aurait plus besoin de vendre son âme à la France insoumise avant le scrutin. Mais, d’une part, la proportionnelle serait un prix exorbitant à payer pour un enjeu somme toute conjoncturel (puisque lié à une configuration donnée des forces politiques) ; d’autre part, s’agissant de la gauche, rien ne nous assure que l’attrait d’une coalition conclue après le scrutin, inspiré par la volonté de peser, comme par la sacralisation du thème de l’unité dans l’imaginaire de la gauche française, combiné à un rapport de force défavorable aux modérés, ne reproduise l’inféodation actuelle des sociaux-démocrates à l’extrême-gauche.
Le scrutin majoritaire de circonscription – plus encore s’il est à un tour (comme au Royaume-Uni) – favorise l’émergence d’une majorité nette et cohérente. C’est lui qui induit le mieux l’expression d’une volonté générale. C’est lui qui responsabilise le plus les dirigeants en permettant, tout à la fois, au gouvernement de gouverner et au peuple de juger, le moment venu, des résultats obtenus.
Sans doute le scrutin majoritaire à deux tours ne garantit-il pas toujours l’émergence d’une majorité. On le voit bien aujourd’hui chez nous avec l’éclatement de l’électorat et ses conséquences sur la composition de l’Assemblée. Mais il favorise le fait majoritaire, notamment en poussant à des candidatures communes ou à des programmes communs avant le premier tour, et, à défaut, à des regroupements ou à des désistements entre les deux tours. Et il consolide le paysage politique en décourageant les scissions et en fermant la porte de l’Assemblée aux formations catégorielles comme aux mini-partis antisystème. Pendant près de soixante ans, il a assuré à la République une stabilité politique inédite, en faisant alterner sans heurts des majorités dans un cadre bipolaire, en dépit des crises politiques et des épisodes de discordance entre majorité présidentielle et majorité législative.
La proportionnelle est certes plus conforme à l’exigence de représentativité que le scrutin majoritaire, car elle réduit par construction l’écart entre proportions des voix et proportions des sièges. La proportionnelle intégrale au niveau national le réduit même intégralement. Mais elle est aussi le système qui incite le plus à l’éclatement de l’offre politique, au fractionnement de la représentation, à l’instabilité gouvernementale et à la disparition du lien de proximité entre l’électeur et l’élu.
Et surtout, la proportionnelle fait prévaloir la représentativité sur la capacité de représenter, les intérêts particuliers sur la volonté générale. Elle livre la démocratie aux partis et, parmi ces derniers, favorise les formations servant des intérêts « sectionnaires », catégoriels ou communautaires par rapport aux partis fédérateurs. Avec le scrutin majoritaire, les élus peuvent ne pas être des apparatchiks, alors qu’ils le sont nécessairement avec la proportionnelle. La République des partis, c’est ce que les hommes de 1958, le général le premier, voulaient absolument quitter. Instaurer la proportionnelle c’est donc planter le dernier clou dans le cercueil de la Ve.
Il n’empêche que ce serpent de mer est en passe de s’incarner. L’idée suscite un large accord dans l’opinion comme dans la classe politique (de Marine Tondelier à Marine Le Pen, en passant par Yaël Braun-Pivet et François Bayrou). Qui plus est, l’instauration de la proportionnelle est une des conditions mises par le RN à la non-censure du gouvernement Barnier. Enfin, elle relève non d’une révision constitutionnelle, mais de la loi ordinaire.
Ce n’est pas pour autant chose faite : d’abord parce que ce n’est pas la priorité du nouveau gouvernement (il y a un budget à faire passer) ; ensuite parce que le Premier ministre a d’ores et déjà annoncé une large concertation entre formations politiques et que celle-ci prendra des mois ; enfin, parce que le choix du type de proportionnelle sera âprement discuté : deux types de députés ? deux bulletins de vote à glisser dans l’urne ? proportionnelle intégrale au niveau national ? proportionnelle intégrale au niveau départemental comme en 1986 ? prime majoritaire au niveau national ? L’extrême gauche, par exemple, aura intérêt à obtenir la proportionnelle intégrale au niveau national et non départemental.
Notons en passant que la préférence persistante du RN pour la proportionnelle interroge : elle lui garantirait certes une forte présence à l’Assemblée, mais lui fermerait l’accès à la majorité absolue des sièges, condition à laquelle Jordan Bardella avait pourtant subordonné, entre les deux tours des dernières législatives, son installation à Matignon. C’est une exigence d’opposant ou de futur membre d’une coalition plutôt que d’un parti aspirant à exercer seul le pouvoir. Leur position ne serait compréhensible que s’ils exigeaient une prime majoritaire.
Si elle se réalise, l’instauration de la proportionnelle affectera profondément notre système politique. Ce sera l’une des conséquences chaotiques de la dissolution.
La démocratie participative
Pour lutter contre l’anémie de la démocratie représentative, on appelle souvent à la rescousse la démocratie participative sous ses deux espèces : le référendum et les consultations citoyennes.
Le référendum
L’extension du champ du référendum aux questions de société, prévue par le projet de loi constitutionnelle de 2019, combinée aux assouplissements préconisés pour le référendum d’initiative partagée (abaissement du nombre minimum de signatures parlementaires et de soutiens citoyens, initiative citoyenne précédant éventuellement le ralliement de parlementaires), répond à une demande politique assez large.
Mais elle soulèverait d’épineuses questions pratiques et institutionnelles. On risquerait d’assister à une multiplication d’initiatives référendaires non gouvernementales, y compris simultanées, perturbant la vie politique du seul fait de leur déclenchement. Dans l’affaire des Aéroports de Paris, en 2019, le seul dépôt d’une proposition de loi référendaire remettant en cause la loi de privatisation fraîchement votée avait fait échouer celle-ci bien avant la clôture du recueil de signatures.
L’instauration du RIC (référendum d’initiative citoyenne) exacerberait ces difficultés et confèrerait aux groupes de pression et aux activistes de tout poil une influence disproportionnée sur notre vie politique.
De son côté, le référendum d’initiative gouvernementale peut être un complément utile de la démocratie représentative. Dans son usage gaullien, il est même une composante cruciale de la confiance du peuple dans l’institution présidentielle.
Mais il présente deux inconvénients trop souvent passés sous silence : d’une part, un défaut de lisibilité, car, en vertu de l’article 11 de la Constitution, c’est sur un texte complet de loi (ou de traité, pensons au référendum sur le traité constitutionnel européen) et non sur une simple orientation (comme dans un sondage) qu’il doit porter ; d’autre part, le danger de conduire, lorsque les effets des mesures soumises à l’approbation populaire sont difficiles à cerner (et faute de maturation de l’opinion), à des décisions aux conséquences irréversiblement dommageables pour la collectivité … et que celle-ci regrettera ultérieurement. On peut par exemple se demander ce qu’il serait advenu si l’on avait organisé un référendum quelques semaines après la catastrophe de Fukushima, pour décider d’un arrêt de la production d’électricité nucléaire…
Les conventions citoyennes
Quant aux « conventions citoyennes », faisant appel à des personnes tirées au sort, on peut sans doute en tenir pour « documenter » un débat public. Si les choses sont correctement organisées, si l’échantillon est suffisamment représentatif, si les débats sont éclairés par des experts et non orientés par des militants, c’est toujours mieux qu’un sondage. Mais comment prétendre (comme le chef de l’État l’avait imprudemment suggéré pour la Convention Climat) imposer leurs conclusions aux pouvoirs publics institutionnels, autrement mieux armés et plus légitimes pour traiter de questions complexes ?
À entendre certains, le citoyen tiré au sort représenterait la pureté démocratique originelle de l’Agora, le retour à une virginité civique aujourd’hui souillée par les compromissions et les démissions des professionnels de la politique. Les citoyens tirés au sort seraient les authentiques représentants du peuple souverain. Ils seraient plus avisés et plus désintéressés que ceux qui ont consacré leur existence à la chose publique, acquis l’expérience de la délibération collégiale, approfondi des dossiers ardus, connu la difficulté des arbitrages entre principes et intérêts conflictuels et accessoirement (pardonnez du peu) gagné la confiance des électeurs. Tout est contestable dans ce présupposé du populisme chic, qui, depuis les « gilets jaunes », est devenu une antienne.
La gouvernance démocratique ne peut pas sourdre de la démocratie directe, qui est la moins apte à gérer la complexité du monde et à se plier aux impératifs de l’évaluation. Comment préférer à la collégialité raisonnée de la délibération parlementaire (éclairée par le travail préparatoire des administrations et du Conseil d’État) l’engrenage chaotique des référendums d’initiative citoyenne ? les inspirations naïves de citoyens tirés au sort ?
De façon plus générale, constitue un détournement des mots de la République l’utilisation de l’adjectif « citoyen » qui accompagne la montée en puissance de ce rêve postmoderne de démocratie « horizontale » visant à contrôler, voire à remplacer le Représentant.
Qu’il s’agisse de l’activisme de terrain, avec occupation territoriale (« zones à défendre »), de la mobilisation des réseaux sociaux ou de l’appel à des comités de « personnes motivées » sur les agoras électroniques, cette pseudo-démocratie informelle, émotionnelle, médiatique et souvent brutale, serait une régression. Elle serait confisquée par les militants de tout poil qui évinceraient par l’intimidation les autres contributions. Elle interdirait la prise de décision rationnelle et authentiquement collégiale. Elle remplacerait la délibération par le brouhaha et l’action par la gesticulation. Elle mènerait à l’impuissance et à l’anomie. Nous avons connu cela avec les comités de salut public de la période révolutionnaire et les assemblées générales de 1968.
Pour combler le déficit démocratique, les pouvoirs publics doivent suivre une tout autre voie : ils doivent réapprendre à servir efficacement le peuple. Pour cela, ils doivent simplifier et non compliquer l’action publique. Retrouver le sens de l’intérêt général et de la Nation, assumer la nécessité de l’autorité, s’émanciper de tutelles qui font de lui un Gulliver entravé. Tout cela importe bien davantage que de trouver des « trucs » pour complaire à une demande très minoritaire de participation.
Dans leur grande majorité, nos compatriotes n’aspirent pas à être perpétuellement consultés : ils n’en ont ni le temps, ni l’appétence. Ce qu’ils attendent d’abord des pouvoirs publics c’est que des décisions soient prises et que les actes suivent, qui rencontrent leurs préoccupations.
C’est ce qu’expose très bien Hadrien Mathoux dans Marianne : « Les commentateurs nous expliquent doctement que, pour restaurer la démocratie, les citoyens rêvent d’horizontalité », participation de « la société civile » et de « co-construction » des décisions avec « les territoires ». En réalité, ces analyses reflètent moins une volonté populaire que l’art d’une certaine social-démocratie de faire passer ses idées pour hégémoniques ».
Refaire la France
Que faire alors ? Refaire la France, en s’attaquant aux causes majeures de la crise : défaillances régaliennes, désindustrialisation, affaiblissement des services publics…
Des modifications institutionnelles peuvent être nécessaires à cet égard. Elles consistent à restituer aux pouvoirs publics les marges de manœuvre sans lesquelles il est vain de parler de souveraineté nationale et de souveraineté populaire.
Je n’ai pas le temps de développer ces solutions, car leur exposé nécessiterait un autre colloque. Celui-ci a d’ailleurs déjà eu lieu : c’est notre séminaire du 6 octobre 2020.
Ces solutions consistent, pour l’essentiel, à dénouer la plupart des liens dans lesquels se sont laissé ficeler, tel Gulliver sur son île, nos pouvoirs exécutif et législatif depuis une demi-siècle. Autrement dit à réarmer l’État en reconquérant souveraineté extérieure et souveraineté intérieure.
Je vous renvoie à ce sujet aux actes du séminaire tenu par Res Publica il y a quatre ans, au dernier livre de Jean-Pierre Chevènement (Refaire la France) et à l’ouvrage collectif que s’apprête à publier notre fondation.
Beaucoup dépend aussi de l’évolution des mentalités et notamment du regard que les uns portent sur les autres.
Ainsi, une façon de conjurer la malédiction du problème des trois blocs politiques est de revenir à la bipolarité en dédiabolisant le RN. Le système politique actuel restera chaotique tant que le RN sera ostracisé, c’est-à-dire tant qu’il sera considéré comme une formation à tenir à l’écart de tout dispositif démocratique, plutôt que comme un parti parmi d’autres, de tendance nationale-populiste, avec lequel il n’est pas déshonorant de traiter. Le parti de la fille n’est plus celui du père ; il ne défile pas avec des oriflammes ; il combat l’antisémitisme ; ses députés se sont montrés respectueux des institutions et ont fait montre de civilité républicaine. Cela n’implique pas de l’inclure dans une coalition, mais cela veut dire qu’on acte sa normalisation, qu’on lui parle et qu’on vote ses amendements sans se pincer le nez si on les estime conformes à l’intérêt général.
III. Mais le remède essentiel à la crise politique actuelle se trouve dans une évolution des mentalités qui redécouvrirait, au-delà d’une brillante et réconfortante olympiade, le sens de la commune appartenance à la Nation et replacerait les controverses politiques sous le surplomb de l’intérêt général
« Point de société sans principe interne d’organisation, sans un « vouloir-être ensemble », sans un point de fuite vers lequel convergent les perspectives ». Tel est l’heureux substitut que nous propose Régis Debray (dans son ouvrage « D’un siècle à l’autre ») à la perspective niaise du « vivre ensemble » qui borne l’ambition d’une société démocratique à la coexistence pacifique entre tribus et catégories.
Le « vivre ensemble », c’est mieux bien sûrque la guerre civile, mais cela n’évite pas la guerre du chacun contre tous, ni peut-être même la guerre civile, car ce n’est pas à la hauteur de l’idéal électif de nation (ce plébiscite permanent) évoqué par Ernest Renan.
D’où l’importance de reconstruire ce « vouloir-être ensemble » qui est l’antidote à l’éclatement de la communauté politique.
D’où l’impérieuse nécessité de tisser un sentiment de commune appartenance à la Nation, sur de solides fondements laïques et républicains, ainsi que par l’acquisition du « riche legs de souvenirs » et de la « volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis » dont parle Renan dans « Qu’est-ce qu’une nation ? ».
Nous avons assisté, depuis un demi-siècle, à une considérable rétraction des cadres traditionnels (famille, école, église, voisinage, service militaire, colonies de vacances, mouvements de jeunesse, syndicats, partis …) par lesquels se transmettaient les exigences morales et intellectuelles cimentant la perception du bien commun.
Se sont corrélativement affaiblies la conscience qu’à chacun d’être redevable envers la société et l’intériorisation des valeurs de solidarité et de réciprocité consubstantielles à l’existence de toute communauté nationale. Autrement dit, la construction d’un « surmoi citoyen ».
Malgré la propension à la dispute et à la dérision qui caractérise l’esprit français, ce surmoi citoyen se nourrissait du sentiment d’appartenance à la Nation. Et pas à n’importe quelle nation : une nation pétrie, comme nous l’explique Stéphane Rozès, par un imaginaire « projectif et universaliste », que la mondialisation frappe de caducité.
Mondialisation par le haut, individualisation par le bas, comme dit Marcel Gauchet. Il en résulte une « panne de transcendance » qui livre le terrain au « chacun pour soi » de l’état de nature, c’est-à-dire à l’anomie.
Combinant ses effets à ceux de l’avènement d’un marché mondialisé des biens, des images et des stéréotypes, le démantèlement des instances structurantes de jadis a produit une série de conséquences génératrices de fracturation sociale et de dissensions politiques : individualisme tout-puissant, indifférence à l’autre, primauté du moment présent, effacement des références au passé, refus de l’autorité, fringale consommatrice, communautarisme, corporatisme, oblitération du vrai par le ressenti, éviction du rationnel par l’émotionnel, entraînement mimétique, valorisation des conduites transgressives.
Seul un profond changement culturel pourrait nous faire remonter la pente : la pente de la perte continue du sentiment de commune appartenance nationale ; la pente de la dissolution de l’esprit public dans la mollesse libérale libertaire. Cette pente que nous avons dévalée est – avec son corollaire, l’impuissance du politique – la cause essentielle de la crise que nous traversons.
Vaine utopie que de remonter cette pente ? Non, tant que nous aurons la nostalgie de ce qui a été perdu. Et ce que nous avons ressenti lors de la parenthèse olympique montre que tout n’est pas perdu. Que la flamme n’est pas éteinte.
Pour reprendre l’exorde de Marie-Françoise Bechtel, une condition nécessaire de ce sursaut serait « une classe politique volontaire, une élite administrative et économique porteuse de l’intérêt national, enfin des circonstances favorables, un kairos sans lequel il n’est pas d’esprit de reconquête… ». Mais quel fond faudra-t-il toucher pour que ce rebond soit possible ?
Jean-Yves Autexier
Vos applaudissements témoignent de la gratitude que nous vous devons pour cet exposé admirable, pour l’exposition d’une vision cavalière de la crise politique qui est, comme vous l’avez rappelé, la cause du trouble dans nos institutions, et non pas l’inverse.
Devant cette France politique malade, vous avez repris le diagnostic d’Hippocrate : « Primum non nocere ». Grâce à vous, nous avons entendu un exposé sur la proportionnelle argumenté et solide, à rebours de la chorale du Palais Bourbon. Tout cela nous donne à réfléchir et à interroger les évolutions politiques et sociales, les décombres du politique sur lesquels nous sommes, mais aussi l’individualisme roi. Votre exposé fait directement écho aux analyses exposées par Marcel Gauchet, vers lequel je me tourne à présent. Jadis, Monsieur le Professeur, on se protégeait des abus du pouvoir. Maintenant il faut se protéger des abus du droit. Quel est votre regard sur le problème qui nous réunit ce soir ?
Le cahier imprimé du colloque « Comment les institutions de la Ve République peuvent-elles évoluer ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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