Introduction par Marie-Françoise Bechtel, présidente de la Fondation Res Publica, lors du colloque "Laïcité : défis internes, défis externes" du mercredi 24 avril 2024.
Mesdames, Messieurs,
Monsieur le Président fondateur,
Messieurs les intervenants,
Chers amis,
Nous n’avons pas coutume dans cette Fondation d’interpeller directement une valeur républicaine. Nous dirons plutôt que les valeurs républicaines – cela figure d’ailleurs dans les statuts de la Fondation Res Publica – servent de socle à notre réflexion, à la confrontation des différents points de vue et sont un peu le ciment de nos travaux. Il est rare que nous abordions frontalement l’une d’entre elles.
Ce soir ce sera la laïcité. Laïcité qui est une valeur républicaine particulière en ce sens qu’elle est un peu « l’agent de liaison » de l’ensemble des valeurs qui fondent la République. Comme Patrick Weil le dit très bien, en substance, dans son ouvrage, la laïcité est le fil conducteur de la République. Elle en relie les concepts fondamentaux : citoyenneté, intérêt général, liberté de pensée. La laïcité fédère ces différentes valeurs qui fondent la citoyenneté française.
Or la conception française de la laïcité rencontre des problèmes récurrents depuis une trentaine d’années, si l’on remonte à 1989, date fondatrice des troubles rencontrés dans le système scolaire. Parce que cette valeur laïcité semble dangereusement corrodée de l’intérieur depuis trois décennies, nous voulons tout d’abord interroger les facteurs de cette corrosion. En effet ils ne sont pas si simples qu’ils en ont l’air.
Bien sûr médias et essayistes parlent à satiété de la laïcité. L’actualité aussi : il ne se passe pas deux jours sans qu’un incident, parfois un fait divers grave, voire un crime, ne nous rappelle la difficulté à faire vivre la laïcité en France aujourd’hui, et pas seulement d’ailleurs dans le système scolaire.
Il y a derrière ces faits une situation qu’il nous faut interroger à fond. En effet, quand on parle d’incidents contre la laïcité, on prend la laïcité comme quelque chose d’évident. Est-ce le cas ?
Nous allons partir de notre conception de la laïcité, celle que nous estimons être la conception républicaine. Tout le monde a le droit de l’interroger, bien entendu, mais c’est la nôtre.
Cette conception tient à un certain nombre de facteurs.
Le premier est le fait que la liberté de conscience surplombe les libertés en général, notamment la liberté religieuse et la liberté de pensée elle-même, car il faut bien mesurer la différence entre liberté de conscience et liberté de pensée -la différence avec la liberté religieuse étant quant à elle évidente. La liberté de conscience se fabrique chez l’enfant qui va devenir citoyen. La liberté de pensée est le mode d’expression du citoyen déjà formé qui peut dire ce qu’il pense sur la place publique ou dans le privé. Ce n’est pas la même chose. Ce surplomb de la liberté de conscience, proclamé dans la loi de 1905, est tout à fait essentiel.
Autre élément essentiel : si elle a la forme juridique d’une loi, la loi de 1905, socle de la laïcité française, est en réalité un traité de paix sociale. Elle a certes suscité des débats parlementaires très riches dont un certain nombre d’entre vous ont pu prendre connaissance. Je l’avais fait moi-même : la bibliothèque du Conseil d’État était garnie des travaux parlementaires menés autour de la loi de 1905 et je me rappelle les avoir lus intégralement. Mais le texte voté en 1905, s’il revêt bien la forme juridique de loi, chaudement débattue et très bien votée au Parlement, qui a vu l’alliance de personnalités éminentes – je pense à Clemenceau, Jaurès et Briand – cette loi de 1905, disais-je, est un traité de paix sociale en ce sens qu’elle fige à un certain moment le rapport de forces. Rapport de forces qui, faut-il le rappeler, fut alors marqué par une réelle violence dans la relation avec l’église catholique : refus du pape de recevoir – donc d’entretenir – les églises et les cathédrales, retour devant les sénateurs pour arriver à la solution selon laquelle l’État prend en charge les cathédrales, les communes prenant quant à elle l’entretien les églises. Tout cela s’est terminé par un avis du Conseil d’État – qui fait autorité – en 1923 : le Conseil d’État fait le juge de paix sur ce que chacun peut faire dans son pré carré. Et la querelle est terminée au moins sur le papier.
Le fait que cette loi soit plutôt une sorte de traité s’appliquant à la société tout entière avec ses tensions, ses querelles, ses particularités et ses rancunes explique qu’elle ait figé le rapport des forces, pour le meilleur et pour le moins bon puisqu’elle laisse l’islam de côté : en 1905 la religion musulmane n’était pas installée en France et il a fallu une loi postérieure à 1914 pour construire la Grande mosquée de Paris.
C’est donc ce traité de paix sociale, substrat de nos valeurs républicaines, qui est attaqué à travers un double défi interne et externe.
Double défi interne d’abord dans la mesure où, avant les actes d’agression commis contre elle aujourd’hui, la laïcité s’est trouvée comme corrodée de l’intérieur par ceux-là même qui avaient la charge de la faire vivre. Cela je crois qu’il faut le dire. Depuis l’affaire dite « du foulard de Creil » (1989), assez connue pour que je ne la rappelle pas ici, il ne se passe pas d’année, voire de mois sans que, de l’intérieur, la laïcité soit mise en cause et souvent pour les plus mauvaises raisons.
L’avis du Conseil d’État de 1989 sur le foulard de Creil qui, disons-le, n’est pas un bon avis, essaie de temporiser et de réintroduire par la fenêtre la vertu de tolérance qui n’a rien à faire au départ, au moment où on échafaude les concepts. La tolérance est le résultat du système que l’on met en place mais il ne faut pas confondre le résultat de l’action avec son fondement.
Au milieu des années 80 nous avons connu aussi les moments où la formation des maîtres perdait de sa substance. Nous avons vu apparaître les IUFM, suivis d’autres types d’institutions – qui, en gros, encourent les mêmes reproches – dans lesquelles on ne savait plus enseigner la laïcité, d’abord aux instituteurs (devenus « professeurs des écoles »), ensuite aux professeurs eux-mêmes, comme on le faisait autrefois dans les écoles normales d’instituteurs, avec un ensemble de concepts clairs, ramassés, sur lesquels il n’y avait pas de discussion parce qu’on n’ergote pas sur les fondements mêmes qui permettent au débat d’advenir. Ce moment s’est prolongé jusqu’à corroder assez gravement les tuyaux de la machine République. Ensuite les questions récurrentes de port du foulard à l’école ont débouché sur la loi de 2004. Loi de 2004 qui fut en réalité un succès. On a souvent souligné par exemple que le taux de réussite des jeunes femmes maghrébines était significativement supérieur depuis que la loi de 2004 était entrée en vigueur. Post hoc, ergo propter hoc ? La coïncidence est tout de même révélatrice.
La loi de 2004 aurait peut-être pu arrêter les dérives si ce n’est que pendant ce temps, les défauts de la formation des maîtres continuaient à se faire sentir. J’attire votre attention sur un point : les maîtres censés aujourd’hui enseigner et faire respecter la laïcité, nés après les années 60, ont eux-mêmes été formés au plus tôt après le milieu des années 80, c’est-à-dire lors d’une phase déjà quelque peu oublieuse des valeurs laïques et plus généralement des valeurs républicaines à travers une formation des maîtres qui délaissait les fondamentaux pour verser dans les excès du pédagogisme que nous avons souvent dénoncés ici. Faut-il s’étonner que nombre d’entre eux se soient trouvés désarmés devant des principes que leurs prédécesseurs avaient été formés pour faire vivre ?
C’est ensuite qu’intervient l’entrée fracassante de l’islam contestataire – que je ne confonds évidemment pas avec l’ensemble de l’islam – de plus en plus agressif, à l’intérieur comme à l’extérieur de nos frontières.
L’intégration se heurte à la résurgence d’un islam littéraliste et intransigeant dont on aurait pu penser, dans les lointaines années 80, qu’il cèderait la place, grâce à l’action de l’État moderne, à cet Islam des Lumières qui avait émergé avec la Nahda par exemple. Nous sommes très loin de tout cela aujourd’hui et nous vivons au contraire une interpellation par les États quand ce n’est pas une interpellation directe par les groupes terroristes. Sur ce point je crois n’avoir pas besoin d’en dire davantage.
Un troisième problème se greffe là-dessus, c’est ce que j’ai nommé les défis externes de la laïcité.
Force est de reconnaître que la laïcité à la française est de moins en moins comprise dans le monde. Pas seulement dans le monde arabo-musulman, même s’il y a une interaction entre la situation interne et la situation externe à la France. Elle n’est pas entendue non plus dans les pays anglo-saxons, nous en parlerons grâce à Patrick Weil.
Non seulement elle n’est pas entendue, ce qui a été le cas de longue date, mais elle fait l’objet d’une interpellation de plus en plus agressive.
Je citerai deux interpellations :
La première, la moins agressive mais tout de même intéressante à citer, est celle du Pape François, qui dans un entretien à La Vie, en 2016, disait en substance que la laïcité française connaissait des manques. Il reconnaissait que la laïcité française est en elle-même un « concept sain » (approche due sans doute à la formation très dialectique qui caractérise la culture jésuite) mais pour ajouter aussitôt qu’« elle tend à minorer les religions », les considérant comme une sorte de « sous-culture ». Je ne vois pas à vrai dire dans ce discours de la part du souverain pontife une résurgence des querelles entre le catholicisme et les partisans d’une république laïque. Mais ces propos – qui venant d’un chef d’État peuvent tout de même faire sursauter – sont au moins significatifs de l’incompréhension croissante à l’extérieur de notre pays des valeurs dans lesquelles se reconnaît celui-ci.
C’est toutefois là l’exemple le moins grave de la contestation externe.
Beaucoup plus graves sont les paroles du Secrétaire général de l’ONU qui, lors de la rentrée de la dernière Assemblée générale où siègent les représentants les plus éminents des pays du monde entier, s’est livré à une comparaison transparente entre la France et l’Iran à propos des droits des femmes. « Il y a des pays où les filles sont trop vêtues et des pays où elles ne sont pas assez vêtues », disait-il dans le catalogue qu’il faisait de l’ensemble des atteintes à la montée de l’égalité dans le monde. Ce propos faisait d’ailleurs écho à un propos tenu peu auparavant par Manuel Bompard, membre de la NUPES qui disait à peu près la même chose : en Iran on trouve que les femmes ne s’habillent pas assez et en France on trouve qu’elles s’habillent trop, ajoutant : « Je réclame que l’Iran respecte la liberté des femmes mais je réclame que la France le fasse aussi. »
Quand on arrive à ce degré de lien entre le défi interne et le défi externe de la laïcité on peut se poser des questions et se dire que la situation est grave.
Entretemps les incidents, accidents et actes de terrorisme (bien entendu l’assassinat de Samuel Paty en premier lieu) se sont multipliés et nous avons vu combien la laïcité « tolérante » et « ouverte » a finalement pu faire le lit, non pas directement des actes terroristes, mais d’une contestation interne nourrie de l’effritement de ce à quoi croyaient les acteurs de laïcité.
Nous avons vu une tentative de redressement de la laïcité dont j’ai dit qu’elle était corrodée de l’intérieur. J’ai parlé de l’avis du Conseil d’État, j’ai parlé du foulard de Creil, je pourrais aussi parler de la façon dont les acteurs en charge de la laïcité ont finalement abandonné celle-ci en rase campagne. Je peux citer le cas de la Ligue de l’enseignement (j’ai siégé à son conseil d’administration dans les années 90) qui a décidé un beau jour qu’il fallait désormais être partisan de la laïcité « tolérante », la « laïcité ouverte ». Or la laïcité adjectivée se compromet naturellement avec ce qu’on veut lui imposer car elle n’est plus elle-même en situation d’imposer une règle commune.
Nous avons eu l’épisode du Conseil des sages de la laïcité – dont le secrétaire général est ici présent – mis en place par Jean-Michel Blanquer après l’affaire Paty qui avait – à juste titre – fortement secoué les esprits. Or le Conseil des sages de la laïcité s’est vu par la suite tout d’abord privé de ses pouvoirs d’auto-saisine par le ministre Pap N’Diaye. Cela n’avait pas de sens puisque la mission de cette instance était justement de repérer les situations névralgiques et de se saisir des questions en découlant. Sa mission était aussi d’organiser ce qui pouvait être une formation des maîtres sur la question, point central pour restituer à la laïcité son identité et son sens. Or non seulement Pap N’Diaye a retiré à ce Conseil des sages ses pouvoirs d’auto-saisine mais il y avait nommé un membre s’affirmant partisan du foulard – ce même membre qui a été révoqué du Conseil des sages de la laïcité aujourd’hui même par la ministre Nicole Belloubet, ce qui est une très sage décision. Pour la petite histoire je dirai que notre ami Jean-Éric Schoettl avait démissionné à cette occasion du Conseil des sages de la laïcité. Il avait donné une excellente interview à Marianne et un entretien à la Revue politique et parlementaire[1] où il tient avec fermeté le discours qu’il faut tenir sur les principes.
J’ai été un peu longue. J’espère ne pas avoir trop mélangé les choses car plusieurs questions se posent si l’on veut avoir une vision suffisamment globale du sujet :
Hadrien Mathoux, rédacteur en chef du service politique du magazine Marianne fera tout d’abord l’état des lieux des menaces qui pèsent sur la laïcité au regard principalement de la situation en France.
Ghaleb Bencheikh, islamologue multi-diplômé, président de la Fondation de l’Islam de France, auteur, notamment, de Petit manuel pour un islam à la mesure des hommes (Jean-Claude Lattès, 2018) nous parlera des malentendus suscités par l’idée de laïcité, de ce qu’elle implique dans le monde arabo-musulman et auprès de la « jeunesse française musulmane » selon sa formulation.
Enfin Patrick Weil, docteur en sciences politiques, membre du Haut Conseil à l’intégration (1996-2002) et de la Commission Stasi (2003), auteur, notamment, de De la laïcité en France (Grasset, 2021), nous parlera quant à lui de la réception de la laïcité dans la culture anglo-saxonne, en particulier aux États-Unis. Je donne la parole à Hadrien Mathoux.
[1] Nous reproduisons ce texte en annexe.
Le cahier imprimé du colloque “Laïcité : défis internes, défis externes” est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
S'inscire à notre lettre d'informations
Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.