Quelles relations franco-polonaises face aux défis géostratégiques contemporains ?

Intervention de Jan Emeryk Rościszewski, ambassadeur de Pologne en France, lors du colloque "L'avenir de la relation franco-polonaise" du mercredi 24 janvier 2024.

Merci beaucoup, Madame la présidente.

Madame la présidente

Monsieur le ministre

Messieurs les ambassadeurs

Chers membres de la Fondation Res Publica

Chers amis

D’abord je vous remercie beaucoup d’avoir suscité cette rencontre absolument nécessaire au moment où nous sommes en train de construire quelque chose de nouveau entre la France et la Pologne. Le sujet est vraiment bien venu et d’actualité.

Vous avez placé la relation entre la France et la Pologne dans une certaine perspective, historique et sociologique. Je vous remercie beaucoup pour votre tour d’horizon que j’ai trouvé extrêmement intéressant.

Il me serait très difficile de répondre dans l’instant à toutes les questions qui ont été posées. Mais après mon exposé je répondrai volontiers à vos interrogations.

Le fameux « plombier polonais » a été évoqué aujourd’hui même, lors d’une rencontre avec notre chambre de commerce, par l’un des présidents d’une société informatique polonaise très dynamique. « Le plombier polonais, qu’est-ce que ça veut dire à l’heure où nous avons une société informatique qui impose des règles à de futures sociétés extrêmement innovantes, notamment en Allemagne ? »,
a-t-il dit. Je ne veux pas me prononcer sur la France mais je pense en tout cas que la Pologne a beaucoup de choses à proposer au niveau de la nouvelle organisation du pays au point de vue de l’organisation High T.

Je ne suis pas un ambassadeur professionnel. J’ai travaillé toute ma vie dans les affaires. Dernièrement j’étais le patron de la plus grosse banque polonaise. J’ai donc participé à la grande réforme du pays, aux grandes réformes numériques. Si je vous dis cela c’est parce que je pense que certaines personnes ont gardé la représentation du « plombier polonais » qui, en fait, est devenu totalement numérique.

1/ Quelles relations franco-polonaises d’aujourd’hui et de demain aussi bien au niveau bilatéral qu’au niveau européen ?

Tout d’abord, il faut bien constater que dans le contexte de la réintroduction de la guerre en Europe par la Russie qui représente un point tournant majeur, nous observons une nouvelle étape et une nouvelle perspective pour les relations entre la Pologne et la France.

Et ceci aux plusieurs niveaux :

En premier lieu, au niveau stratégique et politique. D’une part, la France se trouve dans une situation de réorientation fondamentale de son système d’alliances et cherche un allié permanent partageant les mêmes intérêts dans la politique européenne qui soit comparablement sérieux dans la politique de défense. La Pologne, tant du point de vue de son rôle géostratégique ascendant en Europe qu’à cause des dépenses considérables pour son armée (4,1 % de son PIB) représente ainsi le partenaire naturel pour la France. J’en étais persuadé dès le début de ma mission. Et la nouvelle ouverture politique en Pologne est l’occasion de renforcer considérablement nos relations.Dans cette perspective, l’une de conclusions logiques pourrait être conclure un traité franco-polonais sur le modèle du traité de l’Élysée entre la France et l’Allemagne (janvier 1963).

D’autre part, depuis l’agression de la Russie contre l’Ukraine, les positions de la France et de la Pologne ont convergé sur des questions telles que le soutien politique, économique, militaire et humanitaire à l’Ukraine, l’élargissement de l’Union européenne à l’Est, la position affirmée envers la Russie et le développement des capacités militaires dans le pilier européen de l’OTAN.

En deuxième lieu, au niveau de la coopération militaire. Nos deux pays ont intérêt à intensifier la coopération aussi bien au niveau bilatéral qu’au niveau de la politique de défense de l’Union européenne, visant avant tout à accroître les capacités militaires et la production dans le secteur de l’armement de l’Union européenne.

D’abord, nous devrions élargir la coopération en matière de défense grâce à des exercices militaires conjoints plus intenses et plus fréquents, tant bilatéraux qu’au niveau de l’OTAN. Nous apprécions toutefois l’augmentation récente par la France de son contingent en Roumanie et son rôle important dans la mission de formation de l’armée ukrainienne dans le cadre de la missiond’assistance militaire de l’Union européenne (EUMAM Ukraine) à Żagań. Paris pourrait envisager d’augmenter sa présence militaire sur le flanc Est, notamment en Pologne, pour dissuader plus efficacement la Russie dans cette zone à haut risque. Un facteur qui y contribue est le retrait des ressources humaines et des équipements militaires d’Afrique (Niger, Burkina Faso et Mali).

Je voudrais aussi attirer votre attention sur des opportunités importantes pour le développement des secteurs de l’armement polonais et français. Les derniers exemples d’une telle coopération ont été la signature d’un accord pour l’achat par la Pologne des systèmes satellitaires Airbus et l’achat de systèmes français pour les frégates polonaises auprès de Thales.

La Pologne et la France devraient construire une alliance pour renforcer les instruments de défense de l’Union européenne (EUMAM, EPF, Fonds européen de défense) et, à terme, augmenter le budget de la défense au sein du nouveau budget européen. La guerre n’est pas seulement un signal d’alarme pour l’Occident concernant l’RU, mais doit également marquer un tournant dans notre préparation militaire européenne. Il est temps d’agir maintenant – il sera bientôt trop tard.

Enfin au niveau de nos relations économiques qui constituent depuis plusieurs années le fondement des relations franco-polonaises. La France est aujourd’hui le troisième partenaire commercial de la Pologne (la valeur d’échange a récemment dépassé les 30 milliards d’euros). La France souhaite participer au programme nucléaire polonais ainsi qu’au projet de notre hub multimodal Centralny Port Komunikacyjny (CPK).

Il y a environ 1 300 entreprises françaises présentes en Pologne, principalement dans les secteurs des télécommunications, de l’énergie, de la distribution et de la banque, qui emploient 200 000 salariés, ce qui fait de la France le troisième employeur étranger en Pologne. Actuellement, la France investit en Pologne principalement dans des centres de recherche et développement, dans des lignes de production avancées et dans le secteur moderne des services aux entreprises. Les Français font partie d’un groupe d’investisseurs qui évaluent très positivement depuis des années le climat d’investissement en Pologne, ce qui est l’une des raisons pour lesquelles ils décident de développer leurs usines et d’augmenter l’implication du capital dans notre pays. Le niveau de réinvestissement est proche de 30 %. Pour les entreprises polonaises, la France constitue également une voie d’expansion attractive, notamment en raison de la forte population du pays et du pouvoir d’achat des consommateurs presque trois fois supérieur à celui de la Pologne. Jusqu’à présent, les investissements polonais se sont concentrés principalement dans la construction, l’industrie et l’informatique, et ont également inclus les activités d’entreprises polono-étrangères dans le secteur financier (les principales entreprises polonaises en France sont : Inpost, Comarch, Wielton, Ekoenergetyka, Nowy Styl, Oknoplast, Fakro).

Je veux aussi souligner l’importance du format de Triangle de Weimarqui peut être très utile dans le contexte actuel de défis sécuritaires. Cependant, nous recommandons de le considérer comme un instrument et non comme une fin en soi.

2/ Rôle de la Pologne et de l’Union européenne dans le soutien à l’Ukraine.

Tout d’abord, il convient de souligner que la lutte de l’Ukraine pour sa souveraineté est non seulement en cours, mais se trouve dans un moment décisif. Face au fait qu’une nouvelle offensive de l’armée Ukrainienne n’a pas atteint ses objectifs et que la Russie – qui est effectivement passée à une économie de guerre (augmentation de 60% des dépenses militaires) – est en train de reconstruire rapidement (je dirais trop rapidement) son potentiel militaire, l’Ukraine a besoin de toute urgence d’actions décisives pour accroître l’assistance politique, militaire et économique de la part de ses alliés. Cela comprend des munitions d’artillerie de 155 mm, des obusiers, des systèmes de lance-roquettes, des missiles à moyenne et longue portée, des avions et des chars.

Le coût des opérations destinées à arrêter la progression de Poutine une fois qu’il aura conquis l’Ukraine serait bien plus élevé que le coût du maintien du soutien à l’Ukraine.

C’est pourquoi il nous faut une stratégie plus ambitieuse d’aide européenne. Nous devons garantir un financement durable et prévisible du fonctionnement, de la reconstruction et du processus de réforme de préadhésion en Ukraine grâce à l’adoption rapide de l’instrument pour l’Ukraine d’un montant de 50 milliards d’euros, proposé par la Commission dans le cadre de la révision du Cadre Financier Pluriannuel. La Pologne soutient les initiatives de l’Union européenne visant à soutenir militairement l’Ukraine, y compris l’initiative dite sur les munitions visant à fournir 1 million de cartouches de 155 mm d’ici mars 2024.

Ce point tournant concerne avant tout le soutien militaire. La Facilité européenne pour la paix (FEP) s’est révélée être un instrument extrêmement utile pour fournir un soutien militaire à l’Ukraine au niveau de l’Union européenne. Jusqu’à là, dans le cadre du programme, les pays membres ont transféré à l’Ukraine des armes d’une valeur de plus de 12 milliards d’euros. Certes, le bilan de toute l’aide directe et à long terme de l’Europe est très impressionnant. Dans un sens plus large, avec la Grande-Bretagne, la Norvège et la Suisse, la valeur totale de cette aide européenne depuis le début de l’agression russe s’élève déjà à 156 milliards d’euros, contre plus de 70 milliards d’euros dans le cas des
États-Unis.

« Nous sommes satisfaits que le thème du déploiement des avoirs russes gelés soit à l’ordre du jour de l’Union européenne pendant la présidence belge », a souligné le ministre Sikorski, ajoutant que « l’idée de déployer les bénéfices générés par les avoirs gelés de la Banque centrale russe est un pas dans la bonne direction, même si nous estimons que tous les avoirs russes gelés doivent être réservés à l’Ukraine ». Nous saluons l’adoption du 12e paquet de sanctions contre la Russie et l’inclusion d’un certain nombre de propositions d’actions polonaises, tant individuelles que sectorielles. Nous espérons qu’un nouveau paquet solide sera adopté dès que possible, ce qui limitera encore davantage les capacités financières et militaires de la Russie.

Sans aucun doute, nous devons être encore plus réalistes et prendre conscience collectivement, ici et plus largement parmi des pays du monde libre, que cette guerre doit d’abord être gagnée par l’Ukraine, car elle constitue un tournant dans l’histoire de l’après-guerre froide. La Russie avec le soutien de ses alliés tels que la Biélorussie, l’Iran, la Corée du Nord et enfin la Chine a décidé de remettre en question les fondements de l’ordre international en Europe et dans le monde. Par conséquent, nous devons faire bloc contre la Russie en Ukraine, car les projets de Poutine vont au-delà de Kiev et il souhaite – comme il l’a communiqué dans l’ultimatum envoyé à l’Occident en décembre 2021 – défier l’Union européenne et l’OTAN en voulant décider de notre avenir. Selon un récent rapport du think-tank allemand DGAP (Deutsche Gesellschaft für Auswärtige Politik), nous risquons, dans un horizon de 4 à 9 ans, que la Russie décide de s’attaquer à l’Union européenne et à l’OTAN. Jacek Siewiera, chef du Bureau polonais de la sécurité nationale, a parlé publiquement d’un horizon plus court de 3 ans.

C’est pourquoi nous avons besoin d’une plus grande mobilisation et production de nos ressources militaires. Au niveau de l’Union européenne : les livraisons d’armes à l’Ukraine sont cruciales pour dépasser à terme la capacité de production russe. La Pologne a fait cet effort, elle dépense 4 % de son PIB en armement. Cet effort est fait par d’autres pays de la région, en particulier les pays baltes, mais aussi la Slovaquie (dépenses supérieures à 2 % du PIB). Naturellement, nous constatons et saluons particulièrement les sérieux renforts effectués par nos alliés du Triangle de Weimar. La France (je parle ici de la loi de programmation militaire 2024-2030) et de la Zeitenwende (changement d’époque) allemand.

Au niveau de l’OTAN, nous partageons la position des autres alliés selon laquelle la meilleure garantie de sécurité pour l’Ukraine est l’invitation officielle parvenue à Kiev à l’OTAN lors du sommet de l’OTAN de l’année prochaine à Washington.

Il s’agit d’une entreprise politiquement très difficile mais qui pourra véritablement empêcher les calculs stratégiques de la Russie et surtout enverrait un signal clair et fort à Moscou que l’Ukraine n’appartient pas à sa sphère d’influence.

3/ Quelle est la place des États-Unis en Europe à l’ère des multi-crises géopolitiques ?

Face à la menace existentielle que représentent la Russie et les autres acteurs antioccidentaux, il ne peut être question d’un clivage au sein de la communauté européenne et transatlantique. Cela ne concerne pas que l’Europe. La Russie utilise la nourriture comme une arme, qui a des répercussions frappant les populations lointaines, en Afrique ou en Asie. La solidarité transatlantique a donc une raison d’être mondiale.

Pour conclure, je voudrais souligner qu’au-delà des niveaux de coopération franco-polonaise que j’ai mentionnés, dans le contexte actuel du retour de la guerre en Europe nos liens historiques auxquels je suis personnellement attaché, prennent une dimension plus significative. Il ne faut pas oublier la première élection royale libre polonaise qui réunit en 1573 environ 40 000 membres de la noblesse polonaise (Szlachta) qui constituaient alors l’électorat. Le candidat français, Henri de Valois, frère du roi de France Charles IX, devint ainsi le premier monarque électif de la Pologne-Lituanie.Plus tard, en septembre 1725, Marie Leszczyńska, fille de Stanislas Leszczyński, roi élu de Pologne, devint reine de France et de Navarre par son mariage avec Louis XV et fut la grand-mère des trois derniers rois de France (Louis XVI, Louis XVIII et Charles X). 

Je pense ici surtout au patrimoine de la fraternité d’armes (époque napoléonienne, reconquête de notre indépendance et Seconde Guerre mondiale dans le contexte normand). Cette fraternité historique dans les armes peut constituer une base utile pour le développement de la coopération militaire entre la Pologne et la France aujourd’hui et pour l’avenir. Je vous remercie beaucoup de votre écoute.

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Le cahier imprimé du colloque “L’avenir de la relation franco-polonaise” est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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