Débat final

Débat final, lors du colloque "L'avenir de la relation franco-polonaise" du mercredi 24 janvier 2024.

Marie-Françoise Bechtel

Je vous remercie beaucoup Monsieur l’ambassadeur.

Il y avait beaucoup d’éléments dans ce que vous avez dit : des éléments sur la situation intérieure polonaise, des éléments sur la coopération selon vous désirable entre la Pologne et la France. Il y avait un vibrant appel à ce que la guerre d’Ukraine soit gagnée par tous les moyens que l’Europe pourra mettre à disposition de l’Ukraine. 

J’ai envie de vous dire quand même une ou deux petites choses.

Lorsque j’ai fait allusion au « plombier polonais », ce n’était pas une moquerie par rapport à l’état économique de la Pologne. Nous savons que la Pologne s’industrialise extrêmement vite, avec, me semble-t-il quand même, beaucoup d’investissements étrangers. Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup d’investissements polonais dans la fulgurante industrialisation du pays qui inclut naturellement une numérisation. Nous n’avons en tout cas jamais mis en doute les capacités du peuple polonais à entrer dans la modernité. Et le « plombier » est en effet une vieille histoire. Mais le financement des PECO a quand même pesé très lourd sur les populations de ce qui n’était pas encore l’Union européenne.

Aussi la perspective du financement d’un éventuel élargissement post-guerre n’est-elle pas sans poser quelques questions. Je vous avais d’ailleurs interrogé sur le risque de concurrence entre votre pays et ce très grand voisin qu’est l’Ukraine (je pense notamment aux incidents liés l’été dernier aux importations de blé). L’intérêt politique et historique majeur que la Pologne voit à contrer la menace russe qu’elle considère comme quasi existentielle, ne va-t-il pas rencontrer quelques contradictions ? Faudra-t-il à terme aller jusqu’à intégrer l’Ukraine et pratiquement tous les pays sauf la Russie elle-même ? Tout cela ne risque-t-il pas de conduire à des contradictions extrêmement fortes sur le plan économique, financier, sur le plan des investissements, sur le plan de la concurrence interne, sur le plan aussi de la mise aux normes ?

Vous avez évoqué des chiffres de la corruption pour la Russie mais ce n’est pas faire un mauvais procès à l’Ukraine que de dire qu’elle est encore considérée comme un des pays les plus corrompus au monde même si elle prend de temps en temps quelques mesures pour que ses partenaires voient le signal. N’y a-t-il pas un risque pour la Pologne à intégrer l’Ukraine dans l’Union européenne, même au regard de la menace russe dont j’ai bien compris – c’est là une différence entre vous et nous, il ne faut pas se le cacher – que vous la regardez comme existentielle ?

Jan Emeryk Rościszewski

Vous avez posé beaucoup de questions.

D’abord il y a un consensus général en Pologne entre les différents partis politiques en faveur du soutien actif de la Pologne envers l’Ukraine. Là-dessus il n’y a aucune discussion, toutes opinions politiques confondues. Chaque parti, le Premier ministre, le Président, sont complètement sur la même longueur d’onde. C’est très clair.

Deuxième chose : vous avez eu la gentillesse d’évoquer les problèmes économiques qui peuvent se poser à un moment de l’intégration. Chaque intégration, chaque progrès demande certains compromis, bien évidemment. Ce sera un compromis de la part de la Pologne. Bien sûr nous ne voulons pas que cette intégration se passe n’importe comment. Nous souhaitons que cela se passe de façon bien programmée et que l’Union européenne prépare ce processus de façon absolument correcte. Mais je peux vous dire pourquoi la Pologne n’a pas tellement peur de cette intégration. Aujourd’hui l’agriculture représente moins de 4 % dans le PIB polonais. Et vu le développement économique de la Pologne et la progression de son PNB (deuxième progression après la Chine depuis 1989), on peut augurer que la part du secteur agricole va diminuer. Certes l’étendue de l’espace agricole ukrainien est objectivement parlant un danger mais le secteur logistique (centrales logistiques, camions, transports), par exemple, représente plus de 10 % du PNB, soit trois fois plus que l’agriculture. Ceci pour vous dire que si ces dangers existent ils ne sont pas essentiels pour l’avenir économique de la Pologne. Par contre les dangers russes sont essentiels, sont fondamentaux, historiquement prouvés.

Ces dangers sont d’ailleurs probablement plus menaçants pour la France que pour la Pologne qui, pour des raisons historiques, en raison de son expérience, est assez résistante face à l’influence russe. Je ne veux pas dire que nous sommes habitués à la confrontation avec la Russie mais au moment où nous y serons obligés nous n’hésiterons pas. Par contre la domination russe au niveau hybride, que pratique notamment Poutine, est beaucoup plus dangereuse pour des sociétés comme la vôtre parce que cela peut détruire vos systèmes démocratiques anciens, probablement beaucoup plus fragiles que le nôtre. C’est pourquoi aujourd’hui l’Ukraine, en défendant son propre territoire, défend la démocratie et les systèmes européens qui existent. C’est pourquoi il ne faut pas hésiter, il faut lui donner tous les moyens.

J’aimerais à cet égard saluer tous les efforts que la France consent. Ce n’est pas un propos diplomatique mais j’ai vu une évolution gigantesque depuis un an et demi. Les changements de point de vue à l’égard de la Russie et de l’Ukraine ont été radicaux. Je pense qu’une grande partie des élites françaises ont bien compris quels types de dangers représente aujourd’hui la Russie et, de façon plus large, les pays qu’on appelle anti-occidentaux parce que leur but est de détruire notre civilisation. C’est notre civilisation qui est en danger, la civilisation qui a été construite pendant toute notre histoire depuis l’Antiquité.

Il faut être conscients que nous sommes attaqués par les barbares : les barbares contre la civilisation occidentale, grecque, romaine, judéo-chrétienne.

Marie-Françoise Bechtel

Je vous avouerai que j’ai un peu de mal à vous suivre sur cette dernière assertion. Mais dans ce que vous avez dit de la Russie on sent ce long frémissement de l’histoire. Comme je le disais en commençant ce colloque, il est et demeure quand même vrai que les pays ont la politique et même la géopolitique de leurs situation géographique. Je sais bien ce que vous pensez de ce que nous pensons … mais nous pourrions nous dire de notre côté que c’est votre proximité géographique avec la Russie qui vous conduit peut-être à surestimer les risques que cette puissance – qui peut d’ailleurs changer de régime d’ici dix, vingt ans – ferait courir à votre pays alors même que de notre côté nous avons historiquement regardé souvent avec méfiance de l’autre côté de l’Atlantique. Mais notre relation s’est apaisée, elle n’a jamais été aussi conflictuelle, nous n’avons jamais pensé que les États-Unis risquaient de nous envahir … autrement que par leur civilisation, ce qui est un autre sujet.

Patrick Gautrat[1]

Je vais tenter de détendre le public en évoquant mes malheurs avant l’arrivée de Pierre Ménat (qui a eu une mission beaucoup plus facile). Je suis très américanophile, la question n’est pas là, mais dans un pays de néo-convertis (à l’époque le gouvernement polonais, de gauche, était enthousiasmé par les
États-Unis), travailler pour la relation franco-polonaise, notamment dans le domaine de la sécurité, était particulièrement difficile. On se souvient encore de l’affaire des F-16. Mais il est vrai qu’elle fut suivie, dans les années 2010, de la fameuse affaire des Caracal qui a été très préjudiciable pour les relations
franco-polonaises[2]. Je n’étais plus en poste, grâce à Dieu.

Cette Pologne dont on a magnifiquement parlé depuis une heure et demie est aujourd’hui extrêmement divisée. Les orateurs ont été modérés, ils n’ont pas décrit dans le détail ce qu’a été, ce qu’est encore la situation politique. Heureusement il y a des facteurs d’unité : le patriotisme et la sécurité. Cette sécurité que tous les Polonais, à travers l’ensemble des partis, revendiquent se manifeste maintenant par des dépenses assez extraordinaires en termes d’investissements militaires (4 % du PNB) qui, avec les 300 000 hommes pour la fin de la décennie, feraient de la Pologne la première armée terrestre d’Europe.

Ma question est la suivante : certes il y a le tropisme américain mais se préoccupe-t-on en Pologne de ce qui va advenir en ce qui concerne la relation avec les États-Unis ? De partenaire sympathique de l’Europe de la défense (Pierre Ménat a montré les limites de l’exercice) va-t-elle devenir un acteur beaucoup plus engagé, ne serait-ce qu’en raison de tous ces atouts qu’elle est en train d’acquérir ? La Pologne, sans renoncer totalement à son amitié pour les
États-Unis, va-t-elle sortir de ce tropisme américain qui n’a pas été toujours pour elle un bon conseil ?

Jan Emeryk Rościszewski

Je serai très direct : la seule police d’assurance qui marche, c’est la police américaine. Si on n’avait pas les Américains sur place, on pourrait avoir beaucoup plus de problèmes sur le front Est. « 5 % du budget militaire des États-Unis a battu la moitié de l’Armée rouge », dit-on. De fait la moitié de l’armée post-soviétique russe a été détruite grâce à différentes interventions américaines, surtout dans la première partie de la guerre, avec tout le respect que je dois à l’aide française, à l’aide allemande – que je ne connais pas très bien – et même à l’aide polonaise (la Pologne a donné à l’Ukraine près de 400 chars, je ne sais combien de systèmes d’artillerie, plus de 20 avions, etc.). En effet, la contribution de la Pologne au niveau de l’armement en Ukraine est énorme. C’est grâce à cela et surtout grâce au renseignement militaire américain que la défense ukrainienne tient la route. Il est donc assez difficile d’imaginer comment l’Europe peut fonctionner sans les États-Unis.

Il est vrai que nous achetons des matériels américains. D’abord parce que l’Amérique est notre premier allié. Mais il faut que vous sachiez qu’il n’y a rien à acheter en Europe ! C’est parce que les magasins étaient complètement vides que la Pologne a dû acheter des matériels américains. Nous avons aussi acheté des matériels à la Corée du Sud (chars K2, obusiers K9 et d’avions FA-50) et la seconde partie de ce marché prévoit une fabrication en Pologne avec des transferts de technologies. Nous avons besoin de matériels pour défendre notre indépendance et l’indépendance européenne, y compris l’indépendance de la France. Nous ne pouvons pas attendre cinq ou six ans d’avoir la promesse de production de matériel militaire qui sera livré cinq ans plus tard. Ce n’est pas possible.

Mais je tiens à dire que nous avons acheté à la France des systèmes de satellite[3] et des systèmes pour les frégates[4]. Donc la collaboration entre la France et la Pologne devient de plus en plus approfondie. La bonne volonté existe mais je pense qu’il faut avoir beaucoup plus de pragmatisme entre nos deux pays.

Pierre Ménat

Je comprends très bien la position de Monsieur l’ambassadeur.

D’ailleurs il n’y a pas que la Pologne. On peut parler des Allemands, on peut parler de beaucoup de pays. Je crois que nous avons eu des succès en Grèce notamment.

Mais, pour le coup, le problème n’est pas un problème bilatéral franco-polonais, Monsieur l’ambassadeur. Ça l’a été, nous l’avons vécu avec les F16 et le Caracal. Mais la question de Patrick Gautrat, si je l’ai bien comprise, portait sur ce qui arrivera si les États-Unis ferment le robinet. 

Quoi qu’il en soit, nous n’avons pas toujours les mêmes intérêts que les États-Unis qui n’ont pas les mêmes priorités que nous. Certes leur budget militaire (850 milliards de dollars par an) est bien supérieur. Il est de 250 milliards de dollars aujourd’hui pour la Chine. La Russie est passée de 60 à 90 milliards de dollars. La France est à 50 milliards tandis que la Pologne va arriver aux alentours de 40 milliards. Les Européens mis ensemble représentent 250 milliards. Mais simplement il faut bâtir un projet cohérent qui comporte une certaine préférence européenne, pour l’avenir, pas pour aujourd’hui.

Jan Emeryk Rościszewski

Nous sommes tout à fait d’accord. Nous souhaitons construire une autre défense européenne aux différents niveaux, y compris au niveau des armements. Mais je voulais dire que, au moment de l’éclatement de la guerre, la Pologne était obligée d’avoir des armes. Et cet armement n’existait pas en Europe. Les magasins, comme vous le savez mieux que moi, étaient complètement vides. On ne pouvait rien acheter en Europe.

Marie-Françoise Bechtel

Une chose est la question de faire son marché dans l’armement pour trouver ce dont on a besoin, autre chose est de construire une Europe de la défense en investissant dans les industries d’armement. C’est là-dessus, je pense, que les failles de la coopération intra-européenne ont été plus visibles.

Notre président fondateur Jean-Pierre Chevènement va nous dire quelques mots.

Jean-Pierre Chevènement

Je n’ai pas préparé mon intervention. Je suis venu m’instruire, vous écouter d’abord, pour voir que la situation est quand même très complexe, très mouvante.

Par définition un seuil a été franchi quand la Russie a décidé d’envahir l’Ukraine. Cela a été le point de bascule majeur. Mais d’autres points de bascule sont possibles. Il ne suffit pas d’évoquer des grandeurs financières pour résoudre les problèmes de défense, les problèmes militaires qui ont leur spécificité et dont on doit parler sérieusement.

L’ambassadeur Gautrat a mis le doigt sur une question à laquelle il ne semble pas qu’il ait été répondu. Cette question concerne l’attitude des États-Unis dans les mois qui viennent. En effet, nous allons vers des élections présidentielles aux États-Unis et il est évident que l’issue de ces élections sera déterminante. On ne peut pas exclure l’élection de M. Trump. Son âge et les premiers résultats acquis montrent que la probabilité de son succès est assez grande.

On peut parler de défense européenne, d’OTAN, etc. la question est toujours celle de la décision. En matière de défense, qui prend la décision ? Appuyer sur le bouton quand il s’agit de l’arme nucléaire ce n’est pas une petite affaire. Il faut savoir qui le fait. Actuellement, quand on parle de l’OTAN on fait comme si on était toujours à l’époque de la dissuasion entre les États-Unis et la Russie, avec la puissance américaine qui équivaut à peu près à la puissance russe, de l’ordre de 5000 à 6000 têtes nucléaires. Je rappelle que l’arsenal français ou britannique est notablement inférieur : un peu moins de 300 têtes nucléaires. Cela suffit pour faire peur parce que ces armes sont d’une telle puissance destructrice que leur utilisation est par elle-même dissuasive, qu’on en ait 100 ou 5000. Mais il est évident que l’on se sent plus fort quand on en a 5000 que quand on en a une centaine. Ce n’est pas tout à fait la même chose. Et puis l’utilisation est quand même corrélée au facteur national. La dissuasion nucléaire est toujours nationale. Elle n’est engagée que si les intérêts vitaux du pays sont menacés ou sont considérés comme étant menacés. Ce n’est pas une chose simple et à l’échelle de l’Europe il est évident que les relations tissées de pays à pays sont probablement beaucoup plus importantes que des proclamations sonores telles qu’on en fait volontiers à l’issue d’une séance d’un conseil de chefs d’État ou de gouvernement mais qui au fond n’engagent personne (c’est pourquoi je félicite Marie-Françoise Bechtel d’avoir centré le problème sur la relation entre la Pologne et la France). Par contre, la définition de l’intérêt vital et la nature de l’aide qui peut être apportée dans certaines circonstances, ça c’est très important.

On parle d’Europe de la défense, ça n’existe pas ! Dans la réalité il y a l’OTAN pour ce qui est de la défense classique. C’est à peu près compréhensible, on suit jusqu’à un certain point. Mais il y a un seuil qui ne peut être franchi que s’il y a un accord profond entre les pays, entre leurs chefs d’État ou de gouvernement, sinon ça ne peut pas marcher.

J’ai évoqué les élections présidentielles américaines. Si M. Trump était élu – je ne prends pas du tout partie mais si ça devait arriver – tout ce qu’on sait de sa doctrine c’est qu’il ferait une énorme pression pour amener les pays européens à prendre eux-mêmes en charge la défense de telle ou telle partie de l’Europe. Mais il est clair que cette question doit être au cœur de notre réflexion parce qu’il ne s’agit pas seulement d’ajouter les milliards aux milliards. On sait que la Russie a un budget militaire qui était inférieur à celui cumulé de l’Allemagne et de la France, mais, comme l’a rappelé M. Rościszewski, ce budget militaire est en passe d’augmenter de 60 % si j’ai bien compris, ce qui le porterait à environ 140 milliards. Les Européens eux-mêmes ont-ils réfléchi à la manière dont ils pourraient envisager que les enchères puissent monter ? Et avant de l’envisager il faut aussi qu’il y ait une discussion politique. La Russie existera, qu’on le veuille ou non, quoi qu’on fasse. C’est une réalité et il faudra faire avec et l’associer à la problématique de sécurité qui est celle de l’Europe. Nous avons à nous poser la question de savoir vers quel équilibre de sécurité nous voulons aller et comment nous nous intégrons dans ce dispositif. Les Américains penchaient déjà pour une dissuasion graduée au temps de M. McNamara (c’est très vieux mais on y revient toujours). Si on reste sur cette hypothèse de dissuasion graduée, ce n’est pas forcément très rassurant pour les Européens. C’est-à-dire que les Européens doivent se poser sérieusement toutes ces questions.

Permettez-moi une petite incidente. Tout à l’heure on a évoqué une éventuelle adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne mais il n’a pas été répondu aux questions qui touchaient aux relations entre l’Ukraine et la Pologne, notamment sur le plan des embargos qui ont été mis sur les livraisons d’armes, je crois sur les produits agricoles, peut-être même sur d’autres sujets mais je ne me tiens pas assez près du dossier pour le dire. Mais si on pouvait aussi éclairer notre lanterne sur ce point je pense que nous aurions fait une œuvre d’instruction utile.

Merci aux intervenants, à vous Messieurs les ambassadeurs, à M. Gastineau, à Marie-Françoise Bechtel bien sûr.

Jan Emeryk Rościszewski

N’étant pas voyant il m’est difficile de répondre aux questions concernant la situation aux États-Unis. Les derniers sondages disent que Donald Trump aura énormément de mal à gagner cette élection.

Depuis plusieurs années on constate aux États-Unis une certaine « déseuropéisation » de l’État profond américain. Historiquement, la France et d’autres nations européennes – dont la Pologne – ont contribué à la naissance des États-Unis. Plus tard beaucoup d’Européens, notamment issus d’Europe centrale, ont exercé une influence absolument fondamentale sur la politique américaine. On peut citer Kissinger (né en Allemagne), Madeleine Albright (née à Prague), Brzeziński (né à Varsovie), Richard Pipes (né en Pologne) … On parle beaucoup des universitaires européens qui formaient des élites américaines. Aujourd’hui les Européens deviennent de plus en plus rares dans la formation de la pensée américaine. C’est pourquoi l’Amérique est beaucoup moins sensible à tout ce qui concerne l’Europe. Je pense que c’est un danger. Nous ne faisons pas suffisamment d’efforts pour « européiser », en un certain sens, les États-Unis.

Sur le plan économique, il ne faut pas oublier qu’au moment de la création de l’euro, le PIB américain et le PIB de l’Europe économique et monétaire étaient à niveau égal. Aujourd’hui un gap considérable (environ 60 %) les sépare. Cela veut dire que par rapport aux États-Unis et à d’autres pays, l’Europe a perdu son poids économique, donc son influence. C’est pourquoi il nous faut avoir une Europe forte. C’est pourquoi il nous faut reconstruire l’Europe sur des bases saines, économiquement concurrentielles. La Pologne est tout à fait prête à participer à cette construction, surtout maintenant. La Pologne est constituée d’Européens convaincus qui ont une autre vision de la voie par laquelle il faut construire l’Europe. Cette voie ne doit pas être la voie française, la voie allemande, ni celle d’une autre nation. Nous devons nous parler, échanger. C’est pourquoi je vous remercie beaucoup pour ce séminaire parce que ce sont des moments pendant lesquels on peut amorcer la discussion.

Sur la question du blé, le corridor par lequel le blé ukrainien est transporté passe en grande partie par la Pologne. Donc la Pologne ne bloque pas le blé ukrainien. La seule chose que nous souhaitons c’est contrôler le trafic du blé. C’est pourquoi tous les wagons sont équipés de cadenas électroniques, équipés de puces GPS pour suivre leur emplacement en temps réel, qui n’ont pas besoin de clé physique et permettent de contrôler que les wagons ne sont pas ouverts pendant le transport. On ne peut pas se permettre aujourd’hui de faire déferler une avalanche de blé ukrainien sur le territoire de la Pologne car si nos agriculteurs représentent une faible part du PIB, ils constituent quand même une population importante et participent à l’aide à l’Ukraine. Ce sont eux qui hébergent les Ukrainiens. Nous ne pouvons donc pas laisser nos agriculteurs confrontés à un transport sans contrôle du blé. En tous cas, le blé ukrainien est transporté via les grands ports de la mer Baltique (Gdynia, Szczecin, etc.) par chemin de fer. Ça représente le corridor principal de l’exportation du blé ukrainien.

En ce qui concerne l’armement et le matériel humanitaire, l’essentiel du matériel occidental à destination de l’Ukraine transite par le hub militaire gigantesque situé dans la ville de Rzeszow.

Enfin, la Pologne consacre 2 % de son PIB pour soutenir l’Ukraine sur le territoire de la Pologne, sans jamais que ces dépenses soient compensées, si ce n’est par des petites sommes (120 millions d’euros), par des dotations européennes.

Tout cela pour vous dire que la Pologne prend ses responsabilités. Bien sûr nous pourrions mieux faire. Mais la Pologne demande un engagement européen pour la défense de l’Ukraine et de notre frontière de l’Est.

Dans la salle

Je voudrais attirer l’attention sur un point particulier qui n’est pas étranger à notre sujet : où va la culture polonaise ? Que reste-t-il du prestige qu’elle avait durant les XIXème et XXème siècles ?

Aujourd’hui, les Français ne sont plus capables de citer le moindre écrivain polonais. Je ne parle même pas des peintres qui étaient pourtant très connus au XIXème. On n’en parle plus du tout, même des plus célèbres (Matejko, Wojciech Kossak, etc.).

C’est pourtant un facteur de rapprochement entre les peuples. La culture divise beaucoup moins que la politique. La Pologne a été rayée de la carte au XIXème siècle mais elle a continué à vivre à travers ses grands artistes comme Chopin et le grand poète Mickiewicz qui était presque aussi connu que Victor Hugo à Paris (et qu’aucun Français ne connaît plus maintenant). 

Monsieur l’ambassadeur, pourrait-on faire quelque chose pour que la culture polonaise ne disparaisse pas ? Née en France d’une mère polonaise qui adorait son pays natal, je sais qu’elle souffrirait – si elle était toujours vivante – de voir la culture polonaise aussi méconnue, à comparer avec les Russes Tchékhov, Tolstoï et Cie.

Jan Emeryk Rościszewski

Merci beaucoup pour ce témoignage.

Malheureusement l’ambassadeur de Pologne n’est pas tout-puissant. J’aimerais bien que la culture polonaise soit beaucoup plus forte. J’observe que le phénomène est réciproque. Qui parle encore français en Pologne ? Qui est capable de mettre en scène des œuvres françaises aujourd’hui ? Je ne le sais pas.

Je pense que notre civilisation européenne est en déliquescence. Peut-être est-ce la conséquence de la situation économique.

Marie-Françoise Bechtel

Je note que votre pays a accédé au statut d’« observateur » de l’Organisation internationale de la francophonie. C’est une réponse très partielle car la question de l’effacement de la culture française en Pologne se pose tout autant.

Pierre Ménat

C’est un sujet éternel que celui de la culture. Il est vrai que les ambassadeurs essayent de faire leur possible mais ne peuvent pas tout faire.

Naturellement, quand nous sommes en poste en Pologne, notre mission consiste plutôt à faire connaître la culture française. Mais il faut pour cela avoir des moyens, bien sûr, mais aussi des vecteurs. Plus d’un millier d’étudiants polonais font leurs études en France, ce sont aussi des vecteurs. On leur demande d’être un peu les porte-parole de cette culture … s’ils la connaissent eux-mêmes parce qu’il y a aussi le problème de la déperdition de la culture globale.

Marie-Françoise Bechtel

Nous sommes les uns et les autres victimes de la perte de la diversité culturelle européenne, à commencer par la diversité linguistique, il faut bien le dire, l’une étant porteuse de l’autre.

Max-Erwann Gastineau

On a beaucoup évoqué le patriotisme polonais. Dans la constitution de ce patriotisme, il y a notamment le mouvement romantique au XIXème siècle qui a été important dans toute l’Europe. Je disais tout à l’heure qu’on avait une connaissance assez pauvre de la culture polonaise. Certes, lors de l’élargissement européen en 2004, on a beaucoup évoqué les pays de l’Est mais si je déplorais que nous manquions de connaissances sur les plans littéraire, artistique, historique, en un mot « culturels », c’est parce que je crois qu’une connaissance plus fine, par exemple du XIXème siècle polonais, aurait été essentielle dans notre compréhension des représentations des élites polonaises, nous permettant de mieux anticiper un certain nombre de réactions, comme en 2015 à l’occasion de la crise des migrants, quand la Pologne s’est sentie de nouveau fragilisée dans sa culture, attaquée dans sa souveraineté si durement conquise. Sur la base des travaux de Michel Maslowski, ancien professeur de littérature et civilisation polonaises à la Sorbonne, j’ai participé à la mise en lumière d’un poète que je crois aussi très important au XIXème siècle dans la constitution du sentiment national polonais, Cyprian Norwid[5]. Poète dont l’œuvre a été fondamentale dans la formation de Jean-Paul II et qui disait quelque chose d’absolument caractéristique de la psyché nationale polonaise, du rapport tragique à l’histoire qui l’anime : « La nation est un organisme vivant car elle souffre ».

Je crois qu’il y a tout un pan du champ intellectuel européen à (re)découvrir en Pologne, au sein plus largement de cette « autre Europe » martyrisée par l’histoire et l’imperium de puissances tutélaires. Champ qui nous permettrait de mieux comprendre les aspérités du nationalisme polonais et ses diverses traductions contemporaines. Mais je crains qu’en France, en effet, entre la culture allemande et la culture russe, la culture polonaise soit quelque peu écrasée.

Dans la salle

On peut connaître l’histoire de la Pologne à travers les artistes. Beaucoup de peintres, par exemple, peignaient des scènes rurales, nous permettant de connaître la vie des paysans. Des toiles représentaient des départs en Sibérie[6], des scènes de guerre, etc. Toute l’histoire était ainsi racontée à l’Europe, ce qui n’est plus le cas malheureusement.

Marie-Françoise Bechtel

C’est un élément du bilan de l’Europe telle qu’elle fonctionne, la déperdition culturelle et la déperdition de ce que chaque nation a de plus précieux à léguer. C’est en soi-même un énorme sujet transversal mais qui ne ramène pas à la seule relation franco-polonaise, qui en est plutôt l’illustration.

Il me reste à vous remercier très vivement, Monsieur l’ambassadeur, de vos paroles fortes. Merci à tous les intervenants.


[1] Patrick Gautrat fut le prédécesseur de Pierre Ménat à l’ambassade de France en Pologne de 2002 à 2004.

[2] Le mardi 4 octobre 2016 Varsovie signifiait qu’elle mettait fin aux discussions exclusives entamées dix-huit mois plus tôt avec Airbus pour l’achat de cinquante hélicoptères militaires Caracal. La perte de ce contrat évalué à 2,4 milliards d’euros était un coup dur pour le constructeur et l’État français. Cet incident avait amené le président de la République François Hollande à annuler sa visite en Pologne, prévue la semaine suivante.

[3] Le 27 décembre 2022 la France et la Pologne ont notamment signé un accord pour la vente de deux satellites d’observation français. Le lancement de ces engins devrait intervenir d’ici à 2027.

[4] Le 5 octobre 2023, le groupe Thales a annoncé qu’il venait de signer un contrat avec Polska Grupa Zbrojeniowa [PGZ] afin de livrer, via ses filiales britannique et néerlandaise, non seulement le système TACTICOS mais aussi « des sonars, des radars de surveillance aérienne et de conduite de tir, ainsi que des​capteurs infrarouge à 360 » destinés aux trois futures frégates polonaises.

[5] Michel Maslowski, « Pour Norwid, le narcissisme caractérise notre époque marchande et industrielle », Philitt, entretien réalisé par Max-Erwann Gastineau.

[6] Un tableau d’Aleksander Sochaczewski, intitulé Adieu à l’Europe, montre l’exil de Polonais vers la Sibérie après l’insurrection de janvier 1863.

Le cahier imprimé du colloque “L’avenir de la relation franco-polonaise” est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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