La Corse, une autonomie en question

Note de lecture de l’ouvrage de Michel Vergé-Franceschi, La Corse une autonomie en question (Passés composés, 2024), par Thomas Brignol.

Dans La Corse une autonomie en question, l’historien Michel Vergé-Franceschi s’appuie sur les enseignements de l’histoire pour développer une critique du nouveau statut institutionnel qui se dessine pour l’île.

Le 28 septembre 2023, le président de la République annonçait vouloir bâtir, pour la Corse, une « autonomie dans la République ». Il se disait alors « favorable à ce que soient reconnues dans la Constitution, au sein d’un article unique, les spécificités d’une communauté insulaire, historique, linguistique et culturelle. » S’attaquant successivement à chacun de ces qualificatifs, Michel Vergé-Franceschi, professeur agrégé d’histoire, spécialiste de la marine, se propose d’interroger les contours de l’autonomie promise à son île d’origine. Son essai, qui puise dans une profusion d’archives à laquelle se mêlent ses propres souvenirs familiaux – mémoire fidèle à ses ancêtres morts pour la France –, constitue une contribution précieuse à des discussions institutionnelles où se jouent, au-delà de l’avenir de l’île, une certaine conception de la République et de la citoyenneté.

Puiser dans les sept siècles de relations entre la France et la Corse pour dessiner leur avenir est, à certains égards, une démarche contraire à celle qui a présidé à l’engagement des discussions relatives à un nouveau statut, dans le contexte des manifestations violentes survenues en mars 2022, après la mort en prison d’Yvan Colonna. « Toute émotion est obligatoirement passagère et toute décision “statutaire” doit prendre en compte non l’émotion, toujours éphémère, mais l’intérêt de l’Etat, qui lui seul est pérenne », juge Michel Vergé-Franceschi, dont l’ouvrage témoigne de ce que cet intérêt de l’Etat s’est souvent confondu, à travers l’histoire, avec celui de l’île. L’intervention dans le débat public d’un chercheur et sa connaissance des sources s’avèrent d’autant plus précieuses qu’une relecture antagoniste de l’histoire a nourri les revendications autonomistes. Le récit d’une Corse assujettie au jacobinisme et vouée à s’en défaire a fait office de narratif dans un contexte d’hégémonie croissante du nationalisme politique. On comprend alors que soit aujourd’hui oublié le bénéfice réciproque qui a pu caractériser cette relation en vertu de laquelle « l’île a besoin du continent, qui a besoin des îles ». Michel Vergé-Franceschi rappelle que l’intervention française a pu être sollicitée par les élites locales pour mieux se dégager de la domination génoise, débouchant sur une première « Corse française » de 1553 à 1559, sous le règne d’Henri II, dont l’historien montre qu’il était juridiquement fondé à en revendiquer la possession.

Surtout, Michel Vergé-Franceschi souligne que l’intégration de l’île à la France, si elle est alignée avec les intérêts d’une monarchie qui a très tôt cherché à en faire une « marche-frontière » protégeant Toulon et Marseille, résulte plus fondamentalement d’une adhésion : deux décennies après son transfert de Gênes à la France par le traité de Versailles (1768), la Corse devient actrice de sa participation à la Nation avec la Révolution. L’historien exhume ainsi sur le décret de l’Assemblée constituante, voté à la demande des Corses le 30 novembre 1789, qui permet aux élus insulaires de siéger au même titre que les députés français. Il revient également sur leur présence « le 22 septembre 1792, lors de la proclamation de la Première République, à l’issue des états généraux puis des sessions de l’Assemblée constituante et de la législative où les députés corses régulièrement élus siégèrent en qualité de représentants, non de sujets. » Ces documents témoignent de ce que la Corse est bien « cocréatrice de la Nation[1] », et y occupe dès cette date une place équivalente aux autres départements, sans préjudice des tensions ultérieures – l’éphémère tentative de royaume anglo-corse de 1794-1796 ­– et de règles transitoires qui permettront de ménager les spécificités locales. Infusées par l’esprit des Lumières, dont elles furent parties prenantes, les élites corses contribuent à la naissance de la République, qui leur permet en retour d’accéder à un statut de pleine égalité plus favorable que la sujétion génoise. Pascal Paoli, cité par l’auteur, pouvait alors affirmer « aime[r] l’union avec la France parce que nous sommes à présent à égalité avec les autres citoyens français ». Alors que le XIXème siècle offre de nouvelles perspectives de développement à l’île, qui tire notamment parti des possibilités ouvertes par l’empire colonial, les deux guerres mondiales du XXème siècle éprouvent ce lien entre l’île et le continent, et témoignent de sa vigueur. « Si nous n’avions pas été déjà si formidablement “ancrés dans la République”, il n’y aurait pas eu 13 000 Corses tués en 14-18 pour six déserteurs », écrit Michel Vergé-Franceschi, qui rappelle également que la Corse se libère dès 1943 – « le premier morceau libéré de la France », selon l’expression du général de Gaulle. Contre le récit de spécificités irréductibles, Michel Vergé-Franceschi a le mérite de montrer combien cette identité, à laquelle il est attaché, a pu se combiner à l’appartenance nationale.

Que reste-t-il de cette histoire et de cette conception cristallisée à la Révolution français à l’heure où une forme de souveraineté locale est opposée à la souveraineté nationale pour commencer de s’y soustraire ? Aux termes du projet d’accord préliminaire conclu entre l’État et les élus corses, la révision constitutionnelle devrait, outre la reconnaissance formelle de la communauté insulaire, ouvrir la voie à un transfert du pouvoir normatif – règlementaire et législatif – à la Collectivité de Corse dans certaines matières. Cette nouvelle évolution interviendrait six ans seulement après la création, par fusion des départements et de la région, d’une collectivité territoriale à statut particulier et aux compétences élargies. Par les facultés d’adaptation de la loi et d’habilitation à légiférer, ce statut tendrait à rapprocher la Corse des départements d’Outre-mer cités à l’article 73 de la Constitution (Guadeloupe, Réunion, Martinique, Mayotte, Guyane) voire des collectivités d’Outre-mer régies par l’article 74 (Polynésie, Wallis-et-Futuna, Saint-Pierre-et-Miquelon, Saint-Barthélemy et Saint-Martin). Michel Vergé-Franceschi relève à cet égard le contre-sens historique qui consisterait assimiler la Corse aux « anciennes colonies » d’Outre-mer alors même que son histoire et sa géographie la rapprochent davantage « des îles de Bréhat, Sein ou Belle-Isle », constitutives comme elles d’une « ceinture de fer construite depuis les Valois dans une perception historique qui remonte au Moyen-âge » et pleinement intégrées, ne serait-ce que par leur grande proximité géographique, à la métropole. C’est sur cette confusion que repose volontairement une certaine « terminologie empruntée aux mouvements de décolonisation » pointée il y a vingt ans déjà par Robert Colonna d’Istria et Jean-Pierre Chevènement dans un ouvrage commun[2], et qui pourrait se voir juridiquement consacrée, ouvrant une brèche où pourraient s’engouffrer autant d’identités subjectives. 

Pour ce qui est des racines du « problème corse », Michel Vergé-Franceschi adopte un point de vue original en pointant non pas le rôle, largement documenté, de l’activisme politique et culturel, mais en s’intéressant plutôt au trouble jeté par la modernité sur le mode de vie insulaire, élargissant la focale par-delà la seule Corse. « La force d’une île repose d’abord sur deux piliers : la famille et la foi, qui sont deux valeurs parmi les plus contestées par l’évolution du monde contemporain. » Les revendications nationalistes seraient-elles alors l’expression paradoxale d’une identité en voie d’effacement, voire le chant du cygne d’une « corsitude » définitivement mise à mal parl’intégration aux flux de la mondialisation ? Les travers de l’époque, illustrés par « les 4X4 et la drogue » dont l’auteur souligne que la mer ne suffit plus à les repousser, sont-ils à l’origine de cette crispation ? C’est en tout cas ce paradoxe que soulève l’historien en ce qui concerne la langue corse, dont l’usage comme instrument idéologique masque mal le déclin dans l’usage courant. Le « statut de résidence » un temps évoqué serait également symptomatique de cette « régionalisation [qui] a fini par emprisonner chacun sur son lieu de naissance », à l’opposé de l’« île-monde dans la tradition de Fernand Braudel » qui avait fait la fortune de l’île, sans nier la nécessité de répondre à la question de la saturation du logement. Michel Vergé-Franceschi n’évite d’ailleurs pas la question du sous-équipement de l’île – en l’absence de CHU, les Corses doivent se faire soigner à Marseille – qui ne peut que, souligne-t-il, participer du sentiment d’injustice qui nourrit la défiance.

S’il met en garde contre « la concession et le statut d’une terre [qui] peuvent hypothéquer l’histoire d’un territoire pendant un bon millénaire, et sans doute davantage », Michel Vergé-Franceschi insiste surtout sur la nécessité de trouver « un nouveau langage qui, davantage qu’un nouveau statut, recréera du lien entre Paris et les insulaires car les gens sont toujours plus importants que les textes. Seule l’intelligence, la compréhension et le savoir remédieront aux handicaps. Donc l’homme, et non le papier ». Ambition que l’on ne peut que partager, et qui semble conditionnée à une nouvelle grammaire républicaine, ne serait-ce que pour être en mesure de proposer un contre-projet à une population corse dont il faut rappeler qu’elle est irréductible à l’expression exacerbée de sa fraction la plus radicale. Le « problème corse » doit donc conduire à s’interroger, en miroir, sur « le problème français » auquel renvoyait, dans un récent ouvrage, Charles-Henri Filippi[3] : les causes du malaise ne sont de toute évidence pas qu’insulaires, alors que l’affaiblissement de l’autorité de l’Etat questionne sa capacité même à déployer des politiques publiques et, plus largement, à développer une vision à même de susciter l’adhésion. La réponse à la crise par la seule prolongation de réformes institutionnelles dérogatoires du droit commun, caractéristique du « nouveau paradigme de la différenciation territoriale[4] », souligne également le peu d’outils dont disposent aujourd’hui les pouvoirs publics. Dans ce contexte, l’Etat aura-t-il seulement les moyens de relever le défi posé par la Corse ? Y renoncer serait en tout cas négliger cette ultime mise en garde de Pascal Paoli, que cite Michel Vergé-Franceschi : « Nous sommes plus sûrs de notre liberté en union avec tant d’autres provinces ; l’habit est plus large. Je préfère largement l’association avec les autres provinces françaises à une liberté indépendante. On nous en priverait ou quelqu’un la vendrait ou s’en ferait tyran. »


[1] Ange Rovère, « Quelle identité pour la Corse ? », La Pensée, vol. 392, no. 4, 2017.

[2] Jean-Pierre Chevènement, Robert Colonna d’Istria, La République prend le maquis, Mille et une nuits, 2001.

[3] Charles-Henri Filippi, La Corse et le problème français, Le Débat, Gallimard, 2021.

[4] Benjamin Morel, « La différenciation territoriale, émergence sans bruit d’un nouveau paradigme », Revue du droit public, n°4, 2022.

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