Intervention de Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères, ancien secrétaire général de la Présidence de la République, président de HV Conseil, auteur, récemment, de Une Vision du Monde (Bouquins, 2022), lors de la table ronde "Quel avenir pour l'Europe ?" du mardi 19 décembre 2023.
Je veux d’abord vous dire que je suis très content d’être avec vous ce soir à côté de Jean-Pierre Chevènement.
Je suis content d’échanger avec Henri Guaino que je ne vais pas contredire. N’ayant pas de désaccord particulier avec ce qui vient d’être dit, je vais prendre le sujet autrement. Ce qui nous rassemble ici est en effet que nous sommes réfractaires à toutes sortes de discours dominants que je regroupe sous le terme d’irreapolitik.
Je vais essayer de prendre plus directement la question qu’a posée Marie-Françoise Bechtel sur l’avenir de l’Europe tout en sachant bien que l’Europe est un mot valise auquel on peut donner des sens très différents.
Une remarque avant de commencer. Pour moi la question écologique est encore plus importante. Depuis longtemps je pense qu’au-dessus de la question géopolitique une course de vitesse vitale se joue contre la détérioration des conditions de vie sur la planète. Je ne m’inquiète pas de la planète en tant que telle car une planète peuplée uniquement de fourmis n’aurait guère d’intérêt pour nous. Je m’inquiète d’une détérioration qui irait jusqu’à rendre la planète inhabitable. Je parle d’écologisation pour prendre un mot qui ressemble à industrialisation et pour que les gens comprennent que ce n’est pas manichéen et que le débat porte sur le rythme.
Que va devenir l’Europe ?
Que va devenir l’Europe ?
Cette question ne concerne pas seulement les institutions mais l’Europe en tant que civilisation.
Le processus de construction européenne a été en réalité, à l’origine, démarré par les Américains, avec le plan Marshall. Les Américains pensaient par ailleurs que le plan Marshall allait leur éviter une alliance militaire qu’il leur a fallu faire quand même. Et ce n’est évidemment pas l’Europe qui a fait la paix, elle est la fille de la paix. Il est terrible de penser que des slogans aussi stupides circulent encore. La paix a été faite par la bataille de Stalingrad, et le Débarquement.
On peut raisonner sur l’avenir du continent européen et de notre civilisation européenne mais il y a quand même une construction européenne qui est là depuis des dizaines d’années. Peut-on imaginer qu’il y ait un coup d’arrêt compte tenu de ce que sont les Européens ? Dans une note très intéressante[1] Édouard Balladur, devenu souverainiste, affirme – avec un courage que je salue – qu’il faut rétablir la primauté du droit français, du droit constitutionnel, de la Constitution, et dénonce la dérive déjà ancienne du Conseil d’État et de la Cour de Cassation. Ce sont aussi les idées de Jean-Éric Schoettl dont vous êtes ici familiers. La probabilité politique que ces idées puissent être mises en œuvre est quasiment inexistante. Dans l’Europe telle qu’on la connaît qui oserait susciter une crise ouverte, une sorte de « chaise vide au carré », et la maintenir, avec un déferlement prévisible de tout le système ? Cela ne pourrait venir que de la France (quoique la Cour de Karlsruhe s’exprime parfois en ce sens) mais je ne vois aucune personnalité qui soit capable de penser cela, encore moins de l’assumer. Peut-être peut-il y avoir quelques éléments de prise en compte du fait que la lutte contre la souveraineté a été trop loin, et que les peuples renâclent. Il a dit qu’il faudrait corriger la répartition des pouvoirs entre États membres, quand on regarde les droits de vote, entre les grands pays et les petits, et qui ne peut que s’aggraver s’il y a un élargissement à 35. C’est pourquoi il préconise qu’il n’y ait pas d’ouverture de négociations d’élargissement tant qu’on n’aura pas clarifié ce point. Je crains donc que l’idée de Balladur, courageuse, ne puisse être mise en œuvre que par un leader acharné. C’est déjà dépassé puisque le Conseil européen du 12 décembre 2023 s’est déjà prononcé sur l’élargissement. D’ailleurs lors d’un débat télévisé, il y a quelques jours[2], je lui avais suggéré que, faute de pouvoir empêcher l’ouverture des négociations, il pourrait recommander de ne pas les conclure avant cette réforme qu’il réclame. Mais même ça, je ne vois pas dans l’Europe actuelle (même si les Anglais étaient encore là) qui serait capable de l’assumer. Il n’y a pas de Général de Gaulle disponible. Je suis désolé d’avoir à le dire mais c’est le premier point. Il faudrait oser déclencher une crise géante, la maîtriser, résister aux attaques et la conduire à bon port.
En sens inverse, je ne vois pas comment il pourrait y avoir un traité vraiment fédéraliste, comme en rêvent la Commission de Bruxelles et les think tanks qu’elle finance. Je ne vois pas comment il y aurait accord des Vingt-Sept et je ne vois pas comment il serait ratifié. Il ne le serait pas. Mais nous savons tous qu’il y a une sorte de grignotage fédéraliste par la Cour de justice, par effet de cliquet. Quelques années après le rejet du traité constitutionnel – traité par ailleurs inutile – le chancelier Schröder, connu pour son franc-parler, m’avait dit que s’il y avait eu un référendum en Allemagne, la réponse aurait été non. J’avais feint l’étonnement : « Ah bon, l’Allemagne se présente pourtant comme plus pro-européenne que tout le monde et elle se dit très franco-allemande » … « Cher ami, c’était avant la réunification », m’avait-il répondu, m’expliquant que les Länder sont exaspérés par le grignotage de leurs compétences par la Commission alliée à la Cour de justice. De temps en temps, la cour de Karlsruhe proteste parce que ça va trop loin.
Même si je crois qu’il n’y a pas de chemin démocratique vers un vrai fédéralisme intégral, comme le rêvaient des membres de la Commission (pas tellement Delors qui a toujours été plus subtil sur ce sujet), il peut donc y avoir une sorte de fait accompli par des décisions peu connues. L’Acte unique, par exemple, voté en 1987, est lourd de processus fédéralisants qui ne peuvent cependant aller jusqu’à un traité par lequel les États membres acceptent le transfert de ce qu’ils ont gardé de souveraineté. Ce n’est donc pas non plus une hypothèse sérieuse.
Par conséquent je me situe plutôt dans une hypothèse « entre les deux » où le processus avance cahin-caha. On va se disputer pendant des années sur l’élargissement et sur la nécessité de réformer les institutions qu’entraîne cet élargissement. Le thème du passage au vote à la majorité a déjà été relancé par les Allemands (c’est dans le programme de la coalition). C’est à la fois une idéologie allemande, cohérente avec le fait que les Allemands ne peuvent jamais être mis en minorité dans le système tel qu’il est. Il n’est donc pas étonnant que l’Allemagne le préconise. Ce qui est moins logique c’est que, à Paris et ailleurs, se distille une espèce de pensée qui ne s’avoue pas fédéraliste ou européiste. Cette pensée est assez présente depuis longtemps à Paris dans des cerveaux embrumés qui ne voient pas clairement l’enjeu. Tout cela fait que j’attends plutôt une Europe « entre les deux ». La négociation d’élargissement ne va pas conduire à une vraie réforme des traités parce qu’il n’y aura pas d’accord à vingt-sept sur une vraie réforme (car elle ne serait pas ratifiée), mais cette négociation va quand même générer des astuces qui accentueront l’intégration.
La suite dépendra du contexte dans les années 2024-2025, des États-Unis, de la Chine, d’une éventuelle issue à l’affaire d’Ukraine …
Il est compliqué de résumer les opinions européennes. Je n’y vois quasiment pas de fédéralistes. On les rencontre dans les think tanks ou dans la presse économique mais pas dans l’opinion, même pas en Belgique, je crois. Les fédéralistes représentent tout au plus 1 % des citoyens européens. À l’autre bout il y a d’authentiques anti-européens, pour des raisons de principes. Entre ces extrêmes on trouve des pro-européens classiques (centre gauche-centre droit) qui ne sont plus majoritaires nulle part mais ne sont pas négligeables. On trouve surtout ceux que j’appelle les « sceptiques », non pas les eurosceptiques dénoncés par les médias (qu’ils confondent avec les hostiles) mais l’énorme masse de gens qui ne sont pas vraiment hostiles à l’idée européenne mais n’aiment pas trop la forme que ça a pris. Pour ces gens-là la suite dépendra de ce que sera l’Europe. Si l’Europe s’acharne à détruire ce que les États ont gardé de souveraineté résiduelle, ils peuvent se rétracter complètement. Ce pourrait être différent avec une Europe un peu plus à la carte, par projets … Mais on ne peut pas faire une géométrie variable structurée en noyaux durs parce qu’aucun pays ne voudra être dans l’écorce molle du noyau dur. Le scénario se présente donc comme incertain quand on regarde les Vingt-Sept, presque tous en coalition. A fortiori à trente-cinq.
J’en viens à l’idée française d’Europe puissance.
Il ne faut pas oublier que ce sont les Européens qui ont supplié les Américains de venir les protéger après la guerre. Staline n’ayant pas tenu les engagements pris à Yalta sur la démocratie dans les États libérés, les Européens paniquent et demandent la protection de l’Amérique qui était rentrée chez elle. Pas d’impérialisme dans cette séquence. Le Sénat est opposé à toute alliance, a fortiori à un article 5. C’est Truman qui impose l’alliance, à la demande des Européens. Mais la guerre de Corée et quelques autres épisodes inquiètent les Européens qui réalisent que les Américains sont trop loin pour pouvoir les défendre en cas d’attaque par la Russie (c’est l’époque RPF du Général de Gaulle qui rappelle que « l’armée rouge est à deux étapes de Paris et du Tour de France »). Apeurés par la menace, les Européens supplient à nouveau les Américains de revenir dès le temps de paix. Truman arbitre dans ce sens, cela donne l’Organisation (le « O » de OTAN), commandée par le général Eisenhower (qui habite une charmante résidence à Marnes-la-Coquette).
À mon avis, l’état d’esprit de cette période n’a jamais disparu chez les Européens.
Avant Emmanuel Macron plusieurs présidents français ont parlé de l’Europe sous l’angle de la défense – E. Macron a été le plus déterminé – mais aucun pays n’a jamais suivi. J’étais dans la Commission sur l’avenir de l’OTAN à la fin de la période Trump. Les atlantistes classiques auraient dû comprendre que c’était le moment de réfléchir à une défense européenne. Mais pas du tout, leur seule ligne était d’attendre la fin du cauchemar Trump.
Il n’y a jamais eu de soutien aux idées françaises de défense européenne, d’une Europe de la défense, d’une armée européenne. Jamais ! Les Européens considéraient qu’ils étaient déjà défendus – et bien défendus – par l’OTAN qu’ils avaient demandée et redoutaient que ces idées ne donnent aux Américains l’idée de se retirer. Les Polonais étaient furieux contre les idées françaises. Le Vice-président allemand de la commission où je siégeais demandait : « Arrêtez de tenir des propos dangereux qui peuvent fournir aux Américains un prétexte pour se retirer ! ». Venaient ensuite les autres arguments : une défense européenne coûterait trop cher … Les gens veulent aujourd’hui du social, voire du sociétal, tout sauf de la défense …
Ne vous y trompez pas, Poutine, par sa décision absurde d’attaque a réveillé l’esprit de défense d’une Europe dans l’OTAN, pas du tout d’une Europe de la défense !
D’ailleurs, si l’Europe de la défense ressurgissait, ce ne serait pas du tout sous la forme dessinée dans maints colloques franco-français, quand la défense européenne était pensée sous l’égide de la France puissance nucléaire et autour d’elle. Si cette idée renaît dans quelques années, la Pologne, l’Allemagne, d’autres pays, réarmés, peut-être l’Ukraine, en auront leur propre définition … et la France devra batailler pour imposer ses idées.
Cela mérite réflexion. Comment construire une véritable armée combattante ? Avec quel système de commandement ? Dans quelle langue ? Qui en prendra la tête ? Qui leur donnera des ordres ? Si c’est le Conseil européen, cette armée n’existera pas. Ce sont des problèmes très compliqués qu’on n’a jamais eu à traiter, parce que ça n’a jamais été crédible. Nous avons pu élucubrer la défense européenne sans fin, pendant des dizaines d’années sans aborder ces questions. Certes elles ne sont pas pour tout de suite mais je les mentionne parce qu’il n’est pas exclu qu’elles réapparaissent sous une forme inattendue et compliquée pour nous.
Je ne sais pas quel choc pourrait susciter un changement chez les Européens. Le choc Trump I n’a pas produit l’envie d’une défense européenne. Le choc Poutine produit l’inverse, re-précipitant l’Europe dans le giron américain. Qu’est-ce qui pourrait convaincre les Européens de la nécessité de s’organiser entre eux, en gardant l’Alliance, (c’est quand même plus prudent) mais en faisant le pool ? Il faudrait vraiment que les Américains soient tellement affaiblis – mais ce n’est pas le cas – qu’ils laissent les Européens se débrouiller seuls pour concentrer leurs forces sur la menace chinoise. Nous connaîtrions alors un épisode de chaos dont nous Français sortirions peut-être parce que nous avons pensé au sujet pendant des dizaines d’années (et les autres pas du tout) mais ce ne serait pas du tout le « boulevard » que nous avons en tête.
Pour terminer, dans certains domaines, les Européens ont réalisé que la dépendance de l’Europe est trop dangereuse, comme lors de l’épisode du covid. Il n’est pas rassurant de dépendre d’un seul pays, pas forcément amical, pour les masques ou les médicaments. Or l’Europe est dépendante des autres.
La volonté de réduire la dépendance excessive de l’Europe par rapport à tel ou tel car il est trop dangereux de dépendre d’un seul pays dans un domaine-clé constitue un vrai terrain. Mais ce n’est pas encore la révolution avec une Europe qui s’affirme vraiment comme un acteur.
Je ne m’attends pas, à cause des décennies dont nous sortons, à ce que l’Europe surgisse comme un acteur géopolitique. Les peuples européens n’ont pas cette ambition. Ils sont vieux et fatigués et se font des illusions. C’est pourquoi je mets en avant, pour avancer, des procédés un peu latéraux, un peu dérobés. Je ne sais pas comment vont tourner les relations entre les États-Unis, la Chine, et tout le reste, la Russie, par exemple. Qui en Europe est capable de dire que, certes, la guerre d’Ukraine est épouvantable (même si on peut diverger sur ce qu’il aurait fallu faire avec la Russie dans les années 1990, et 2000) mais il faut penser à la suite… l’Europe est manichéenne sur ce sujet. Ce sont donc les Américains qui le feront un jour. Il faut imaginer la suite, peut-être. Mon propos n’est pas spécialement optimiste mais je crois lucide. Et je propose des pistes.
[1] « L’Europe est nécessaire, la France aussi. » Tel était le sous-titre de la note d’Édouard Balladur publiée en juin 2023 par la Fondapol.
[2] « L’Europe peut-elle contribuer au redressement de la France ? » Pour débattre de ce sujet, Édouard Balladur a accepté de participer au Club Le Figaro Idées en compagnie de l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine et du conseiller politique et essayiste Alain Minc, le 7 décembre 2023.
Le cahier imprimé de la table ronde « Quel avenir pour l’Europe ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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