Débat final

Débat final, lors de la table ronde "Quel avenir pour l'Europe ?" du mardi 19 décembre 2023.

Marie-Françoise Bechtel

J’ai compris que nous étions vieux et fatigués… Quant à la souveraineté par la défense nationale, il n’en est même pas question, même en rêve. Je comprends très bien ce raisonnement réaliste auquel vous nous avez habitués et fondé sur l’expérience particulièrement riche qui est la vôtre.

Il y a peut-être la question de l’économie. Mais je n’ose poser la question de savoir si une souveraineté économique européenne, à l’époque de l’Inflation Reduction Act, serait encore pensable.

Henri Guaino

Je partage les idées et les sentiments que vient d’exprimer Hubert Védrine. Mais je ne peux pas croire à l’impossibilité de changer les choses. Avant de se demander si un changement est possible il faut se demander si l’on peut continuer comme ça. Car si on ne le peut pas, le changement viendra de toutes les façons, fût-ce par la violence si la politique est défaillante.

Continuer comme si de rien n’était, précipiterait dans la violence toutes les sociétés occidentales, en particulier les sociétés européennes qui sont traversées par des tensions de plus en plus fortes. Ce ne serait pas la première fois dans l’histoire qu’à force d’y mettre toute notre énergie nous finirions par créer les conditions dans lesquelles la violence sortirait et dévorerait tout.

Pour comprendre ce que nous pouvons faire à l’échelle de la France pour enrayer cet engrenage infernal, il faut revenir à l’arrêt Nicolo, cet arrêt du Conseil d’État qui, en 1989, après une jurisprudence constante depuis 1958 – qui avait d’ailleurs été celle aussi de la Cour de cassation jusqu’en 1975 – a décidé que ce n’était plus la dernière volonté du législateur qui l’emportait mais les conventions internationales, mais que les traités étaient toujours supérieurs à la loi nationale comme le disait la lettre de l’article 55 de la Constitution : « Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie ». Dès lors, au fur et à mesure que s’étend le champ des conventions internationales et du droit européen, il sert de moins en moins à grand-chose d’aller voter et la crise de la démocratie devient inéluctable. La seule voie raisonnable est donc de réformer l’article 55 de la Constitution de façon à ce que ce soit de nouveau la dernière volonté du législateur qui l’emporte : quand la loi est postérieure au traité c’est la loi qui doit l’emporter, quand le traité est postérieur à la loi c’est le traité qui doit l’emporter. Le comble c’est que les auteurs de l’arrêt Nicolo sont ceux-là même qui nous apprenaient jadis que le juge ne jugeait pas le législateur et que c’était la dernière volonté du législateur qui devait l’emporter ! « Nous ne pouvions plus tenir » fut à l’époque l’excuse des sommités du Conseil d’État pour justifier leur revirement de jurisprudence !

Si nous ne changeons pas ce que les juristes appellent la hiérarchie des normes, nous continuerons à détruire la responsabilité politique. Une démocratie dans laquelle au lendemain des élections on avoue son impuissance à respecter les promesses électorales n’est pas tenable, la société est aussi profondément en crise que la nôtre. Cela nous mène déjà – et va nous mener de façon encore plus accentuée – à la plus grave crise que la démocratie ait connue en Europe depuis les années Trente. Il faut regarder les choses en face. Cette mécanique infernale est déjà en train de se déployer sous nos yeux. Qui ne voit la montée de la violence dans nos sociétés ? Mais la sous-estimation du danger qu’elle représente me semble encore assez forte pour constituer un frein à la volonté politique.

Cette nécessaire réforme de l’article 55 de la Constitution est possible, même si, pour l’instant, on ne voit pas qui pourrait en prendre l’initiative. Cela ne dépend que de nous. Et en Europe, à part pour la Commission et la Cour de Justice, dans aucun pays membre les traités européens et leur droit dérivé ne sont considérés comme supérieurs à la constitution. En France, on ne peut pas ratifier un traité contraire à la constitution si la constitution n’est pas modifiée.

Il est faux de dire que nous avons perdu notre souveraineté et qu’il est trop tard. La souveraineté est le droit imprescriptible pour une personne ou pour un peuple de dire « non ». Quiconque, individu ou peuple, peut toujours décider de dire « non » et en assumer les conséquences. Nos hommes politiques devraient lire L’homme révolté de Camus. Un homme révolté est un homme qui dit « non ». Même l’esclave peut dire « non » à son maître même si par ce « non » il risque la mort. On peut refuser d’exercer cette souveraineté. En 1940, Vichy décide de ne pas l’exercer, la France libre décide de l’exercer. On peut se priver des moyens de l’exercer dans de bonnes conditions, c’est ce que nous avons fait avec le droit européen depuis des années. Mais personne ne peut nous priver de cette possibilité, in fine, de dire non. Ce non par la réforme de l’article 55 n’est pas l’équivalent d’un Frexit. De 1958 à 1989 nous avons vécu sous l’empire de la primauté de la loi postérieure aux traités tout en participant pleinement à la construction européenne et depuis, nous n’avons ratifié aucun traité dans lequel figurait la primauté de la loi européenne sur la loi nationale. Ce principe figurait dans le projet de constitution européenne qui a été rejeté. Il n’a pas été repris dans le traité de Lisbonne, seule une déclaration annexe qui n’a aucune valeur juridique se contente de rappeler la jurisprudence de la Cour de justice et un avis de la direction juridique du conseil européen. Ce non est de la même nature que celui de la politique de la chaise vide de de Gaulle au milieu des années 60, rien de moins, rien de plus.

L’indépendance c’est autre chose que la souveraineté. La souveraineté est un rapport à nous-mêmes, l’indépendance est un rapport aux autres. La souveraineté, cette possibilité de dire non, est absolue. L’indépendance, elle, se négocie. La souveraineté de la France et l’indépendance de l’Europe, disait le Général de Gaulle.

Pour réformer l’article 55, le Président de la République peut saisir directement les Français en utilisant l’article 11 de la Constitution comme l’a fait de Gaulle en 1962 contre tous ceux qui expliquaient que c’était anticonstitutionnel. C’est la seule façon d’y arriver car on n’obtiendra jamais un vote identique des deux chambres sur ce sujet. Comme en 1962, c’est le peuple qui doit trancher. L’article 11 peut être utilisé pour l’organisation des pouvoirs publics. Or la Constitution c’est bien l’organisation des pouvoirs publics. La réforme est politiquement très difficile mais techniquement très simple : il suffit d’écrire dans l’article 55 que lorsque le traité est postérieur à la loi, c’est lui qui l’emporte et que lorsque la loi est postérieure au traité c’est la loi qui l’emporte. Le juge n’a alors aucune marge d’interprétation puisque c’est une question de date.

Cette idée s’installe lentement. On tourne autour sans oser vraiment, comme sur le sujet de l’immigration. LR a déposé une proposition de loi constitutionnelle sur le sujet, mais elle s’arrête au bord de la transgression nécessaire. Le risque, comme c’est de plus en plus le cas avec la politique, c’est de faire semblant. C’est exactement ce qui s’est passé avec le projet de loi du gouvernement. C’était un projet de loi pour faire semblant puisqu’en matière de droit des étrangers, c’est le juge qui fait le droit plus que le législateur. Dans trois ans, tout le monde verra que cette loi, ou plutôt ce qu’il en reste, n’a rien changé et les Français auront la sensation qu’on leur a menti une fois de plus. Jusqu’à quand vont-ils le supporter sans que la violence vienne remplacer la politique ?

Bien sûr je mesure, comme Hubert Védrine, le caractère politiquement très compliqué d’une décision de ce genre. Mais enfin, je crois qu’on finira par ne pas avoir le choix, sinon nous aurons à affronter une crise bien pire qu’une simple crise politique. Il suffit d’insérer une phrase dans l’article 55 et, peut-être, au début de l’article 88-1[1], « sous réserve des dispositions de l’article 55 ». Cela ne résoudra pas tout. Mais on rétablira la responsabilité politique. Et on peut espérer que nos responsables politiques l’utiliseront avec discernement. Quand le responsable politique ou la majorité ne voudra pas adopter une loi-écran, il s’en expliquera devant le peuple. Et quand il optera pour une loi-écran, il justifiera son choix et prendra la responsabilité politique de ses actes devant la nation. S’il n’y a plus de responsabilité politique, il ne peut plus y avoir de démocratie.

Sommes-nous prêts à laisser s’effondrer la démocratie qui est en train de s’effriter dans tous les pays européens ? Telle est la question. Si l’on n’en sort pas de cette façon-là, il n’y a pas d’issue ou plutôt l’issue sera la violence. Et la violence entraînera un irrépressible besoin d’ordre. Je ne sais pas quel sera le visage de cet ordre nouveau.

Marie-Françoise Bechtel

Merci beaucoup.

Vous êtes resté sur le registre de la violence qui conduit finalement à une révolution juridique alors qu’Hubert Védrine était beaucoup plus sur le registre anthropologique, évoquant l’état d’affaissement, y compris politique, auquel étaient arrivées les sociétés européennes et il ne semble pas du tout croire à ce volet juridique. Mais je ne veux surtout pas parler à sa place.

Hubert Védrine

D’abord le déclin peut continuer.

Je me demande si la civilisation occidentale ne connaît pas une sorte de tentation de suicide. Depuis des dizaines d’années, les Européens se sont révélés incapables de mettre en place un système convenable de gestion des flux migratoires. Cela détraque tout sur tous les plans, de la politique de l’éducation à la sécurité …. S’ensuit une sorte d’abandon, de fatigue.

Il aurait dû y avoir une réaction très vigoureuse, immédiate, au wokisme, sorte de transfert insensé sur l’Europe des névroses américaines. Mais on n’observe qu’une réaction très molle, les anti-wokes de gauche sont terrorisés à l’idée d’apparaître « réac » ! On peut parler d’une sorte de ramollissement cérébral.

Ça ne peut pas continuer comme ça – le déclin -, nous a dit Henri Guaino. Mais si, malheureusement, et cela peut empirer.

Je suis d’accord pour remettre en cause l’arrêt Nicolo. C’est ce que prône Balladur qui n’est ni un extrémiste de droite ni un personnage secondaire. Qui a parlé de sa note ? Personne. La note a été étouffée alors qu’elle aurait dû déclencher un débat qui aurait peut-être conduit aux préconisations formulées par Henri Guaino : une coalition de forces politiques différentes mais convergentes. Pour que la France ne soit pas seule, il faut en effet chercher des alliés en Europe. Le silence qui a entouré la publication de la note de Balladur est à mon avis délibéré. Les notes de Fondapol sont quand même envoyées à des centaines de personnes de qualité qui auraient dû se ruer là-dessus pour dire : oui, il a raison, il faut rétablir la souveraineté !

Henri Guaino a raison de distinguer indépendance et souveraineté. Rien ne me choque dans tout cela mais je n’en vois pas la transcription dans la France réelle. La seule personne qui aurait été capable de bâtir cette sorte de coalition est Jean-Pierre Chevènement s’il avait été soutenu par 60 % des Français.

Le référendum ? Essayons, trouvons le chemin. Bâtissons une coalition qui impose à n’importe quel président, n’importe quelle majorité, l’idée du référendum sur des éléments juridiques clés pour que cela devienne obsessionnel dans le débat public. Je veux bien soutenir cela.

Marie-Françoise Bechtel

Jusqu’à quel point cette forme d’entropie européenne – ou de sursaut nécessaire – est-elle aidée – ou au contraire empêchée – par l’élargissement à l’Ukraine et à un nombre considérable de pays du continent européen hors la Russie. Qu’est-ce que ça change ? à quel point cela peut-il créer un sursaut et plus de violence (version Guaino) ou cela va-t-il contribuer à l’affaissement supplémentaire de pays, y compris le nôtre d’ailleurs, qui se situent au bord de cet énorme espace d’élargissement. ? Notre position géographique n’est pas un constat tout à fait mineur…

Louis Gallois

Dans le débat sur le fédéralisme et le glissement vers le fédéralisme on ne peut pas rester dans la situation actuelle où la Commission progresse par des actes qui ne sont jamais sanctionnés. Je prends un exemple : en principe il n’y a pas de politique européenne de l’énergie. Mais la politique de l’énergie de l’Europe se fait actuellement à Bruxelles, non par le Conseil européen – qui au fond est souverain – mais par les services de la Commission. Je dois à cet égard rendre hommage à Mme Pannier-Runacher qui a mis un frein à tout cela en réunissant douze pays dans une alliance pour le nucléaire ! Il n’est donc pas impossible d’arrêter. Je sais que la Commission est extrêmement troublée par cette initiative parce qu’elle se croyait sur une voie royale qui consistait à exclure de la liste des énergies d’avenir l’énergie nucléaire qui, certes décarbonée, est porteuse à leurs yeux de tous les maux de la terre depuis la bombe atomique jusqu’aux déchets ! Et voilà que douze pays se réunissent pour dire que ce n’est pas à la Commission d’en décider. Je pense que c’est une indication.

Peut-être ne peut-on pas aller aussi loin que le propose Henri Guaino, même si personnellement ça ne me ferait pas misère ! On a bien osé présenter au peuple français une « constitution européenne » dans laquelle le principe de souveraineté était balayé ou à tout le moins remis en question. On pourrait peut-être soumettre au peuple français une proposition qui n’irait pas dans ce sens-là. Mais je crois qu’il faut au moins arrêter le mouvement qui se produit actuellement, pourquoi pas en provoquant une crise. J’avais moi-même suggéré à Alexis Kohler et à son grand patron de susciter une crise sur le nucléaire. Mais la voie qui a été choisie était plus astucieuse que celle que j’ai proposée parce qu’elle consistait à rassembler des pays. Je pense qu’il ne faut pas avoir peur de provoquer des crises sur les questions de souveraineté. Sinon il ne nous restera rien.

Je rejoins à nouveau Henri Guaino pour dire que cette politique européenne déresponsabilise les Français et le débat politique en France, conduisant à un débat politique du pareil au même qui donne évidemment toute leur chance aux extrêmes. En effet, on constate l’impuissance alternée du centre droit et du centre gauche. Nous sommes dans une situation suffisamment grave pour qu’on regarde ce problème. Je reconnais qu’il est extrêmement difficile. On n’a pas De Gaulle sous la main pour le faire … on n’a personne, parlons clair ! Macron a dès le départ placé son quinquennat sous le couvercle européen, il ne peut donc pas se dédire. Il a tenu à la Sorbonne un discours extrêmement européen que nous connaissons tous. Ne pouvant se dédire il est incapable de créer la crise parce qu’on ne le comprendrait pas. Je pense pour ma part que sans aller jusqu’à la « bombe atomique » que propose Henri Guaino, quelques bombinettes ne seraient pas inutiles pour dire : on arrête ! Et nous aurions du monde avec nous. Il y a beaucoup de pays qui partagent ce sentiment, notamment tous ceux qui étaient autrefois sous joug soviétique et ont maintenant retrouvé leur potentiel national. 

Marie-Françoise Bechtel

Je propose la méthode inductive pour repartir dans le bon sens et non pas pour agréger selon la méthode Monnet, petit à petit, des empilements de compétences à la fin desquels on ne reconnaît plus rien.

Hubert Védrine

Je suis d’accord aussi. Mais si on pense crise, il faut être capable de la déclencher, de la contrôler et de la mener à bon port. Je ne suis pas contre l’idée mais nous devons raisonner concrètement dans l’Europe de 2023. Louis Gallois a eu raison de citer Agnès Pannier-Runacher. Y a-t-il d’autres domaines où, compte tenu du flou des traités ou des conflits internes à la Commission, des démonstrations de ce type seraient possibles ? Ce serait formidable. 

Sur la question des possibles alliés désireux de retrouver un peu de souveraineté dans l’Europe de l’Est, il y a plusieurs pistes.

Il faut trouver des mécanismes, verrous juridiques ou coalition dans l’opinion publique, pour que cette idée de rétablir la souveraineté devienne une obsession. Mais on ne peut pas le faire à partir d’un petit groupe, aussi estimable soit-il. Comment faire passer l’idée dans les différentes forces politiques réelles ? Qui déclenche la crise et qui la conduit ? Tant de choses intelligentes qui ont été dites dans ce sens depuis des années n’ont eu aucun effet … Comment faire ?

Jean-Pierre Chevènement

Je réagis aux propos d’Hubert Védrine.

Qui déclenche la crise ? Souvent personne. La crise éclate par hasard ou en tout cas dans un certain contexte. Évoquons 1914. Il n’y a pas besoin de faire preuve de beaucoup d’imagination.

Henri Guaino s’est interrogé sur le fait de savoir si l’Europe c’était vraiment la paix, comme on nous l’a seriné à longueur d’années. Mais l’Europe ce n’est pas la paix, bien évidemment, l’Europe c’est la guerre ! L’élargissement de l’Europe, qui a commencé en 1990 avec la réunification de l’Allemagne, s’est prolongé par l’admission au sein de l’Union européenne et de l’OTAN d’un certain nombre de pays d’Europe centrale et orientale (PECO). Aujourd’hui c’est le tour de l’Ukraine. Jusqu’où n’irons-nous pas ? Est-ce vraiment l’intérêt d’un pays comme le nôtre que d’aller vers cet élargissement toujours plus à l’Est qui ne pouvait manquer de poser le problème des relations avec la Russie ? C’était l’évidence depuis très longtemps. Or faute qu’il y ait eu une pensée englobante permettant d’associer la Russie au dessein européen, en ménageant des espaces de neutralité, en trouvant des formules qui permettent un certain vivre-ensemble des Européens, « de Brest à Vladivostok » (comme on le disait dans les années 1990), tout cela n’existe plus. Il y a trois ou quatre ans encore on parlait de l’Europe comme lieu de l’accomplissement de notre autonomie stratégique. Personne ne pense plus cela aujourd’hui.

Et la guerre … Certains ne la voient pas venir mais moi je la crains. Et pas une guerre lointaine, une guerre chez nous. La mécanique de l’élargissement toujours plus à l’Est (en Abkhazie, Géorgie … On ne sait plus très bien où ça va s’arrêter) est porteuse d’une contradiction mortelle pour une idée raisonnable de l’Europe.

Hubert Védrine a posé la question du fonctionnement de l’Union européenne : comment cela peut-il marcher ? On va rassurer Hubert Védrine en disant que même les Allemands ne voulaient pas profondément une Europe fédérale.

Les Allemands sont maintenant sur une position qui veut que le vote à la majorité qualifiée se substitue au vote à l’unanimité. Comment cela serait-il possible ? Il faudrait en effet réformer les traités avec toutes les difficultés qu’a évoquées à juste titre Hubert Védrine. Comment s’en sortir ? Je donne ma langue au chat ! Mais je constate qu’on s’en est très bien sorti avec Olaf Scholz s’adressant à Viktor Orban : prenez la petite porte qui est là-bas et n’encombrez pas la réunion du Conseil européen de votre présence. Ça ne durera pas très longtemps. Ensuite vous pourrez revenir par le même chemin ou par un autre si vous voulez. Et on a assisté à cette pantalonnade : un vote théoriquement à l’unanimité, mais unanimité à 26+1 ou 27-1, un jeu d’esbroufe dont apparemment tout le monde se contente ! Personne n’a vraiment protesté contre quelque chose qui pose bien évidemment le problème de la démocratie en Europe. Que reste-t-il de la démocratie avec des systèmes comme celui-là ?

Je termine mon propos en revenant à l’idée de l’autonomie stratégique de l’Europe. Mais ce vers quoi nous allons, Hubert Védrine l’a très bien dit, c’est une Europe américaine, l’Europe qui sera appelée demain à se substituer aux États-Unis pour le soutien à l’Ukraine. On nous dira que les États-Unis ne peuvent pas tout faire et qu’il serait temps que les Européens s’assument eux-mêmes donc qu’ils montent en ligne. Ce n’est qu’une hypothèse mais c’est une hypothèse tout à fait crédible.

Je dis tout cela parce que aussi bien Henri Guaino qu’Hubert Védrine sont des hommes politiques par lesquels le nouveau pouvait arriver, en tout cas était espéré. On pensait qu’ils pourraient s’affranchir des règles et des disciplines de leurs mouvances d’origine. Ils ont essayé l’un et l’autre mais je ne peux pas m’empêcher de trouver qu’il flottait un certain désabusement sur leurs propos comme s’ils ne croyaient plus tellement en l’Europe telle qu’on nous l’avait décrite : l’Europe c’est la paix … l’Europe c’est la prospérité, etc.

Peut-on faire une autre Europe ? Est-il possible de construire une Europe stratégiquement autonome ? Cela me paraît être la vraie question. Peut-on le faire sans construire une Europe chinoise ou américaine ?

Hubert Védrine

Dans le groupe de travail sur l’avenir de l’OTAN où je représentais la France nous étions dix. Tous étaient hostiles au mot d’autonomie. « ‘Autonomie’, disait, en allemand, le co-président allemand, c’est en allemand le même mot qu’on emploie pour désigner l’indépendance des États-Unis par rapport à la
Grande-Bretagne. C’est une rupture. Nous ne sommes pas d’accord. » Ce sont des discours franco-français, à l’intérieur du macronisme. Au-delà ça n’existe pas.

Dans une réunion de compte-rendu devant les ministres j’avais proposé que le mot de « souveraineté » européenne soit mis plus en avant, arguant que, très creux, il antagonise moins. Pourquoi pas ? fut la réaction. Et de s’interroger sur ce qu’on y mettrait… Cela ne provoque pas l’hostilité immédiate, sauf à préciser que c’est de la souveraineté en plus.

Il n’y a aucune chance que nous soyons menacés par l’autonomie stratégique !

Marie-Françoise Bechtel

Il est intéressant de voir à quel point les choses tiennent au langage.

Henri Guaino

Je vais répondre à la fois à Hubert Védrine et à Jean-Pierre Chevènement.

La solution ne se trouve pas dans la réforme des institutions européennes ni dans les tractations internes à l’Europe. Je ne parle pas de l’Europe géographique et culturelle, je parle des institutions européennes. Cela ne peut venir que de l’extérieur des institutions européennes. Si on n’introduit pas une « pilule empoisonnée » (pour prendre le langage des financiers) il ne se passera rien. Cela suppose que nous soyons capables d’accepter des crises limitées pour éviter des crises beaucoup plus graves. Ma hantise est la crise très grave.

Je reviens un instant sur ce que disait Louis Gallois à propos de l’énergie. Vous avez raison, réunir un groupe de pays qui va faire du lobbying pour le nucléaire est une excellente idée mais ce n’est pas suffisant aujourd’hui. Depuis des décennies j’ai vu les renoncements successifs de tous les pouvoirs sur le nucléaire et sur l’électricité. Cela ne peut plus durer. En effet, si tout ce que nous avons fait conduit à augmenter de 300 % la facture d’électricité des commerçants, des artisans, des petits industriels, etc. ce n’est pas supportable. La réponse à cela est toute simple : il faut sortir du marché unique de l’électricité. Si nous réalisons la réforme de la Constitution, nous pourrons dire que nous agissons dans le respect du droit mais cela ne pose aucun problème technique. J’ai entendu à plusieurs reprises le Président de la République expliquer que c’était impossible à cause des interconnexions et que si on sortait du marché unique de l’électricité on ne pourrait plus acheter de l’électricité quand on en aurait besoin dans les périodes où nous serions en déficit. Mais cet argument n’a aucun fondement. Le marché unique de l’électricité est un marché de règles. Personne ne va détruire les interconnexions. Et si nous sommes obligés un jour d’importer 10 % de notre électricité au prix de cette électricité sur le marché unique, cela ne représentera que 10 % du prix de revient total de notre électricité alors qu’aujourd’hui nous sommes obligés de le vendre à 100 % au prix du marché unique. La concurrence va faire baisser le prix de l’électricité, nous promettait-on. Nous voyons où nous ont menés ces promesses inspirées d’une théorie économique mal comprise qui confine à l’idéologie. Alors que les meilleurs connaisseurs du sujet – je pense notamment à Marcel Boiteux – expliquaient qu’au contraire cela entraînerait une hausse des prix. Et nous sommes arrivés – j’y ai assisté – à cette idée absurde qui consiste à subventionner les concurrents d’EDF pour qu’ils fassent concurrence à EDF ! Va-t-on enfin décider de ce système kafkaïen ? Si nous n’en sortons pas ce sont les Français qui vont sortir tout le monde parce qu’ils ne pourront plus payer. Si la crise de l’électricité s’est un peu tassée pour l’instant, elle a été ravageuse et elle le sera encore dans l’avenir ! Si nous continuons dans cette voie, nous serons condamnés à avoir de l’énergie trop chère et les industries françaises et européennes qui consomment beaucoup d’énergie vont se délocaliser là où l’énergie est moins chère. Nous allons délocaliser le peu qui nous reste d’industries vers les États-Unis ! 

Qui ne voit que nous ne pouvons continuer comme ça sans déclencher à un moment ou à un autre une colère et une violence que nous ne maîtriserons pas ! Mais si nous attendons de réformer les institutions européennes de l’intérieur, si nous comptons sur des coalitions internes pour peser sur l’avenir de l’ensemble, nous n’allons pas nous en sortir parce que les institutions européennes, telles qu’elles sont, sont une machine à détruire la politique. Nous aurons un moyen pour établir un rapport de force le jour où sera rétablie la primauté de la loi nationale postérieure aux traités. Encore une fois, c’est l’histoire de la chaise vide à laquelle Hubert Védrine faisait allusion. Vous voulez venir discuter de telle disposition des traités qui n’est plus adaptée ? Nous sommes prêts à discuter. Vous ne voulez pas ? Elle ne s’appliquera plus en France jusqu’à ce que vous repreniez la discussion. Là nous tenons un moyen. Sinon le déclin va continuer, selon le scénario que privilégie Hubert Védrine : nous allons nous enfoncer, jusqu’au jour – c’est là que je diverge de son scénario – où la réaction de tous ceux qui en souffrent sera d’une violence inouïe parce qu’on passera du renoncement, de l’abattement, de la fatigue, à la colère. C’est le moment où la foule devient une meute. C’est la logique de la psychologie des profondeurs, de la nature humaine. On ne sait pas très bien quand ce moment se produit, comment il se produit mais on sait que ça finit toujours par arriver. Il faut donc que nous créions d’abord à notre propre échelle les conditions pour changer, sans attendre indéfiniment que tous les autres se rangent à notre point de vue.

On ne renégociera pas les traités européens.

J’ai vécu l’expérience assez douloureuse du traité de Lisbonne : vous allez à Bruxelles négocier un traité simplifié. Le projet est ensuite confié à 27 bureaucraties nationales, plus celle de l’Union européenne, pour écrire le texte qui sera soumis à la ratification. Au bout de trois mois, ces bureaucrates présentent le produit de leurs travaux. À ce moment-là, on ne peut plus bouger une virgule tellement le consensus a été difficile à obtenir ! C’est tellement difficile qu’à chaque fois on ne peut produire qu’un monstre. C’est ce qui s’est passé avec le traité de Lisbonne qui, comme ceux qui l’ont précédé, est un monstre. Et si nous essayons de renégocier les traités en bloc, une fois de plus nous ferons un monstre. Il arrive un moment où la négociation entre un trop grand nombre de négociateurs qui poursuivent des objectifs différents est trop compliquée et où la seule solution est d’agir au cas par cas en ayant un moyen de pression. C’est l’idée qui préside au retour de la loi-écran.

Marie-Françoise Bechtel

Je fais seulement remarquer qu’à ce stade la révolution juridique est une révolution politique. Par conséquent, il y aura des répercussions au sein de l’Union européenne dans les rapports de force entre les différents États. Il faut donc que la France soit en position de force.

Je ne suis pour ma part pas tellement favorable à une réforme unilatérale faisant que la loi postérieure l’emporte. J’ai été scandalisée par l’arrêt Nicolo mais depuis lors tant d’eau a coulé sous les ponts (un vrai fleuve de règles de droit) qu’il est quand même très difficile aujourd’hui d’évaluer les effets d’une telle réforme. Comme je l’ai déjà dit dans d’autres interventions, je pense que si notre Conseil constitutionnel travaillait comme la Cour de Karlsruhe ça ne serait déjà pas si mal parce qu’il mettrait au moins des jalons, chose qu’il n’a jamais voulu faire : une réforme du texte constitutionnel portant sur les points sensibles sur lesquels on ne peut accepter les effets des traités, comme l’a fait la Loi fondamentale allemande, serait déjà un signal fort et que nul ne pourrait contester.

Jean-Michel Quatrepoint

Je reviens d’abord sur ce que disait Hubert Védrine. Je crains effectivement que prévale la troisième solution, celle où progressivement la Commission européenne, expression du consensus européen, nous impose à la fois l’élargissement, le changement des règles, la modification des traités, sans nous demander notre avis. C’est ce qui nous menace effectivement.

La souveraineté c’est savoir dire non, nous dit Henri Guaino. Les élections européennes nous offrent l’occasion de dire « non » à l’élargissement. Il conviendrait de mobiliser l’opinion publique sur ce sujet simple (on pourrait passer par des pétitions nationales …), en explicitant ce « non » à un élargissement qui entérinerait effectivement l’abandon définitif de la souveraineté française. Ce « non » nous éviterait d’être noyés dans un ensemble où le député français pèserait beaucoup moins que le député géorgien ou moldave (la Moldavie aura peut-être réglé le problème de la Transnistrie au passage). Cet élargissement est, je crois, le « cancer » qui achèvera de tuer l’Europe et de tuer la souveraineté européenne. Les gens comprendraient que nous devons nous battre et dire « non » à un élargissement qui n’aboutirait à rien si ce n’est à donner plus de pouvoir à la Commission européenne, aux bureaucrates, aux petits partis … et finalement à l’Allemagne qui contrôlera évidemment la majorité dans tous ces pays !

Je suggère donc qu’à l’occasion des élections européennes nous suscitions un mouvement – que certains journaux pourraient relayer et qui serait sans ostracisme – contre l’élargissement en expliquant clairement pourquoi nous refusons cet élargissement et exigeons un vote.

Il faut obtenir un référendum sur l’élargissement qui nous permettra de nous prononcer.

Marie-Françoise Bechtel

Si l’élargissement de l’Union européenne devait se faire un jour – dans vingt ans peut-être – jusqu’aux frontières de la Russie, outre l’énorme question géopolitique que cela poserait, ne peut-on imaginer que cela obligerait l’Union européenne à changer radicalement ses institutions et son mode de fonctionnement ? Elle peut aussi devenir une sorte d’Empire ottoman …

Est-ce que tout ça n’obligerait pas à rebattre les cartes, à refaire un traité institutionnel ?

Hubert Védrine

C’est ce que disent les fédéralistes qui en déduisent la nécessité de passer au vote à la majorité. Ce qui conduit au contraire de ce que vous pensez. Une Union européenne élargie ressemblerait à l’Europe actuelle, en plus flasque. Décourageant !

Marie-Françoise Bechtel

Il ne faut pas oublier que l’histoire du continent européen est jalonnée de crises extrêmement profondes. « Les nations et les États ont oublié qu’ils sont périssables », écrivait Henry Kissinger dans ses Mémoires[2] publiés peu avant sa mort. Entre le congrès de Vienne (1815) et la Guerre de 14 se sont écoulés à peine cent ans. Et nous sommes aujourd’hui cent ans après la Guerre de 14 qui est fondatrice de l’ordre – ou du désordre – européen. On ne peut pas oublier des réalités comme celles-là.

Anne-Marie Le Pourhiet

Une petite précision concernant l’Allemagne, Karlsruhe et le Conseil constitutionnel français. Karlsruhe ne brode pas dans le vide, la Cour applique une loi fondamentale dont l’article 79 établit une supraconstitutionnalité qui interdit de toucher au caractère démocratique de la République fédérale d’Allemagne par une révision constitutionnelle. En 1992, au moment de la ratification de Maastricht, a été ajouté dans la loi fondamentale un article 23 qui précise que cette « clause d’éternité » (intouchabilité de la démocratie allemande) s’applique à la construction européenne. C’est-à-dire que l’Allemagne ne peut pas ratifier un traité qui amputerait la démocratie allemande. La cour de Karlsruhe dispose donc d’une base constitutionnelle que nous n’avons pas. C’est la raison pour laquelle il est nécessaire que nous nous dotions, nous aussi, d’un bouclier constitutionnel. J’entends déjà mes collègues « en religion » crier « Vous n’y pensez pas, c’est épouvantable, vous allez déroger tous les jours à la convention européenne ! ». Mais non, nous n’allons pas déroger tous les jours au droit européen mais quand, dans l’exercice d’une attribution régalienne essentielle, le législateur français c’est-à-dire la représentation nationale, estimera que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) ou de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) – lesquelles multiplient les grossiers excès de pouvoir – viole l’État de droit, nous passerons outre par un acte de volonté explicite. C’est aussi simple que ça.

Vous déplorez l’absence de volonté et en déduisez la nécessité de changer de représentants puisqu’il faut une majorité à l’Assemblée nationale et au Sénat. Évidemment ce n’est pas avec Gérard Larcher que ça va passer ! Il faut élire qui il faut pour y arriver. Et ne me dites pas qu’on ne peut pas élire qui il faut.

Je suis d’accord avec vous sur l’apathie des populations européennes, sur une espèce de lobotomisation. Depuis cinquante ans, les professeurs de droit récemment arrivés sur le marché racontent aux étudiants que c’est à Strasbourg et Bruxelles que siègent l’empire du Bien et le sacro-saint État de droit, etc. Des générations de juristes ont été endoctrinés à cette idée bisounours de la Cour européenne des droits de l’homme pleine de grâce : la raison d’État est le mal absolu et l’État-nation est un monstre. Je pense être la seule à dire à mes étudiants que la Constitution c’est d’abord le statut d’un État-nation. Pour nos bacheliers incultes, « la Constitution ça donne des droits ». Il y a donc tout un impact social et générationnel, une société molle qui fait qu’on aura du mal à bouger. Je pense qu’on peut y arriver en changeant de discours mais aussi de représentants.

Marie-Françoise Bechtel

Y a-t-il une telle opposition dans les positions que nous entendons ici ?

Louis Gallois a tracé d’excellentes pistes dans le domaine économique, à partir de l’entente des douze pays autour du nucléaire, un geste fort, quand même, face à la toute-puissance de la Commission.

De la même manière, je le répète, les pays peuvent s’ils le veulent utiliser leur Constitution. Les Constitutions sont supérieures aux traités. C’est une évidence, on n’a pas besoin de l’écrire, c’est le premier chapitre du droit qu’on apprend : la Constitution est supérieure aux traités. Si notre Conseil constitutionnel, comme la Cour de Karlsruhe, s’appuyait sur cette supériorité évidente de la Constitution et si nous mettions en œuvre une démarche empirique, comme celle évoquée par Louis Gallois dans un domaine plus économique, touchant à certains pans du droit européen, nous arriverions petit à petit à quelque chose pour nous redresser un peu.

Mais peut-être suis-je trop optimiste.

Jean-Michel Naulot

Je partage au plus haut point ce qu’ont dit Henri Guaino et Jean-Michel Quatrepoint sur la nécessité de se battre sur tous les projets. Par exemple, à l’approche des élections européennes, nous pourrions établir le bilan de l’action des parlementaires européens qui – se trouvant probablement plus souvent à Paris qu’à Bruxelles… – ont siégé pendant cinq ans. Ont-ils lu les textes législatifs qui ont été proposés ?

Je partage entièrement ce qu’a dit Henri Guaino à propos du marché de l’électricité mais très peu d’hommes politiques et de responsables économiques sont intervenus après avoir lu les 70 ou 80 pages de la directive – et il fallait la lire plutôt trois fois qu’une -.

Je crois qu’il faut vraiment se battre ligne par ligne.

Nous venons d’évoquer l’élargissement… J’ai sous les yeux le procès-verbal du dernier Conseil européen. L’Ukraine n’est pas le seul pays à être mentionné pour une prochaine adhésion. Sont également mentionnés la Moldavie, la Géorgie, la Bosnie-Herzégovine, la Macédoine du Nord, les Balkans occidentaux ! Quel homme politique s’est levé pour dire qu’il était opposé à cet élargissement ? Cela demande beaucoup de courage mais personne n’ose intervenir là-dessus. Les décisions se prennent en dehors de nous.

Marie-Françoise Bechtel

On parlait de pantalonnade, le mot est parfaitement exact. Pour éviter d’« allonger » les 50 milliards d’euros qui étaient sur la table, on a promis l’élargissement, se réservant de discuter plus tard avec le président Orban. C’est ainsi que je l’ai interprété.

Hubert Védrine

Quand j’étais ministre, la question de l’élargissement s’est déjà posée. Il était envisagé d’appliquer la méthode de négociation de la régate, qui devait permettre à tous les pays de l’ancienne Europe de l’Est de rentrer dans l’Union européenne au fur et à mesure qu’ils seraient prêts et que les négociations auraient abouti. Très bien, pourquoi pas. Un an après Günter Verheugen, commissaire à l’élargissement, donne une date précise pour l’entrée de dix pays … Je suis le seul ministre à m’étonner, les discussions compliquées, concernant par exemple la fiscalité, n’avaient même pas commencé. Comment pouvait-on savoir que les dix pays en question seraient prêts à la date fixée (en fait la date de la fin du mandat de la Commission) ? En réalité, il avait demandé à Gerhardt Schröder quels étaient les pays qu’il fallait faire rentrer (tous les pays de l’Europe de l’Est moins la Bulgarie et la Roumanie). Comment arrivez-vous à cette conclusion qui contredit ce que vous aviez annoncé ? demandai-je avec une innocence feinte mais sans aller plus loin, sans me lancer dans la moindre querelle souverainiste. Eh bien ce fut à peu près la seule époque, sur cinq années, où j’aie été attaqué par la presse européenne indignée : les Français sont des égoïstes obsédés par le maintien de leurs intérêts acquis, de la politique agricole, ils sont contre l’élargissement, il faut en finir avec la « grande nation », etc. Chaque pays voulait faire rentrer un comparse (Italie/Malte, Grèce/Chypre …) et l’Allemagne voulait reconstituer sa zone. Cela date d’une bonne vingtaine d’années et déjà l’obsession d’élargissement (pas du tout élaboré) aux nombreuses conséquences juridiques dominait la pensée des Européens.

Nous sommes ici assez convergents et nous nous exprimons en ce sens depuis des années. Comment expliquez-vous que nos idées restent tragiquement minoritaires en France ? Il n’y a jamais eu un Président qui soit sur cette ligne. Aucun parti politique n’a osé se battre là-dessus. Ce n’est pas une critique, c’est un constat politique et sociologique. On se convainc entre nous facilement, il y a des nuances, mais l’idée générale est qu’il faut reprendre le contrôle du « machin » européen…. Pourquoi n’est-ce pas porté dans le pays ?

Marie-Françoise Bechtel

Le référendum de 2005 a peut-être découragé les Français.

Hubert Védrine

Les raisons sont nombreuses. Vous savez bien que les idées qui sont ici ce soir très bien exprimées ne sont pas soutenues parce que personne n’est prêt à se battre pour ça. Les évolutions que nous combattons sont perçues comme inéluctables. On parle sans arrêt de courage mais où est ce courage ? La réponse à cette question pourrait tout changer.

Henri Guaino

Ce n’est pas un problème de courage en réalité. Que risquons-nous en tant qu’État ou pays à nous mettre à dos nos partenaires ? Pourquoi ne se passe-t-il rien dans les réunions internationales ou dans les Conseils européens – je ne parle pas des ministres mais des chefs d’État – ? Ce n’est pas par peur des sanctions. C’est un problème psychologique et un problème de conviction. La plupart de nos dirigeants – et c’est de plus en plus vrai – se déterminent en fonction de ce qu’ils voient dans le regard que les autres posent sur eux. Dans un Conseil européen on peut très bien dire « non », on peut aller très loin dans la transgression sans rien risquer. Mais ça n’arrive pas parce que nos dirigeants sont parfois d’une faiblesse psychologique insigne et quand ils ne le sont pas ils ne sont pas suffisamment convaincus pour affronter l’opposition des autres.

Quand François Mitterrand, qu’Hubert Védrine connaît mieux que moi, avait pris une décision dont il était convaincu, il allait jusqu’au bout, qu’on l’approuve ou qu’on le désapprouve Quand Chirac a dit : la France n’ira pas en Irak, la pression qui s’est exercée sur lui pour qu’il fasse marche arrière a été énorme, y compris en France. Il était convaincu, il a tenu bon.

Hubert Védrine

Il était plus facile de ne pas aller mener en Irak une guerre stupide que de bloquer tout le système européen.

Henri Guaino

En instaurant la primauté du droit national, par exemple, on ne bloquera pas tout le système européen parce qu’à la fin, comme pour la chaise vide, personne n’y aura intérêt.

Hubert Védrine

On en parle depuis des années. ça n’a pas eu lieu.

Henri Guaino

C’est qu’on ne trouve plus d’hommes d’État. La démocratie fonctionne très bien quand les hommes d’État ont suffisamment de convictions pour les mettre en œuvre lorsqu’ils arrivent au pouvoir. Tout le monde n’est pas De Gaulle. Mais De Gaulle a eu tout le monde contre lui quand il a voulu faire la réforme de 1962. Le gouvernement Pompidou a été renversé, le président du Sénat l’a accusé de forfaiture …

Je me souviens d’une discussion avec un journaliste à propos de la règle européenne des 3 %. Il faut mener une autre politique, lui disais-je, et il se peut que pour appliquer la politique pour laquelle il a été élu un Président soit pendant un temps obligé d’assumer un déficit public annuel excédant 3 % du PIB. Il s’agit alors d’en informer Bruxelles et de tenir bon en dépit des menaces. Les amendes ? Rien ne peut nous forcer à les payer. La suspension des subventions européennes ? Elle entraînerait la suspension de notre contribution et la France est contributeur net, elle donne plus qu’elle ne reçoit. Mais avant d’en arriver, là tout le monde se mettra autour de la table et on discutera. En réalité, on ne risque rien. C’est la faiblesse psychologique et intellectuelle de ceux qui gouvernent qui est en cause. Cela arrive parfois dans l’histoire mais ce n’est pas désespéré ! S’il ne s’agit que de changer les hommes, on doit pouvoir y arriver!

Louis Gallois

Je pense qu’un référendum sur l’élargissement bien expliqué conduirait en France à un vote négatif. Mais les hommes politiques sont tétanisés par le précédent de 2005. Un nouveau 2005 serait l’horreur absolue !

La France a quand même une faiblesse qui l’empêche de parler fort en Europe, c’est sa situation économique. C’est un handicap parce que nous avons une dette qu’il ne s’agit pas de considérer comme massive mais que nous devons pouvoir renouveler sans arrêt. Nous ne rembourserons jamais cette dette mais pour la renouveler il nous faut garder la confiance des marchés financiers. On ne peut pas y échapper. Cela constitue un élément de faiblesse car cette confiance est actuellement suspendue à quelques décisions où les agences de notation jouent un rôle mais où l’Europe elle-même joue un rôle, la Banque centrale en particulier.

Hubert Védrine

Toujours à la recherche du comment faire, je propose de lancer une campagne politique pour exiger que l’élargissement soit soumis à référendum.

Anne-Marie Le Pourhiet

Sous la présidence Chirac, avant le traité constitutionnel européen, la révision constitutionnelle de 2004 avait rendu le référendum obligatoire pour tout élargissement (« Tout projet de loi autorisant la ratification d’un traité relatif à l’adhésion d’un État à l’Union européenne et aux Communautés européennes est soumis au référendum par le président de la République. » Article 88-5). La révision Sarkozy de 2008 a cependant ajouté que « par le vote d’une motion adoptée en termes identiques par chaque assemblée à la majorité des trois-cinquièmes, le Parlement peut autoriser l’adoption du projet » de ratification par le Congrès. Ce qui confirme la faible conviction démocratique de Nicolas Sarkozy.

Hubert Védrine

Le seul exemple concret récent de quelqu’un qui ait réussi à faire bouger les choses dans le meccano européen c’est Agnès Pannier-Runacher. Donc il faut qu’elle soit candidate à la présidence de la République sur les idées de Jean-Pierre Chevènement…

Marie-Françoise Bechtel

Quel provocateur vous faites !

On a parlé de l’élargissement du point de vue de l’Union européenne. Hubert Védrine a dit que cela ne changera rien. Nous serons noyés un peu plus dans le fédéralisme, c’est tout. Mais la question géopolitique d’un continent européen sans la Russie n’est pas seulement une question institutionnelle de l’Union européenne, c’est autre chose.

Je donne la parole à l’ambassadeur de Gliniasty qui nous a représentés en Russie entre 2009 et 2013.

Jean de Gliniasty

En effet, l’Europe à 27 ou à 37 ça ne changera rien. De toute façon l’Europe puissance est morte, on le sait depuis longtemps. Comme l’a toujours dit Hubert Védrine nous sommes les seuls à la demander. Personne n’en veut. À la rigueur, nos partenaires accepteraient une Europe puissance mandataire des États-Unis. C’est ce qui va se passer pour l’Ukraine : nous allons remplacer les États-Unis dans la guerre en Ukraine.

Ce qu’il y a d’important c’est qu’à cette occasion on risque vraiment de tout gâcher en réformant l’Union européenne. Les conclusions du groupe de travail franco-allemand sur les conséquences institutionnelles de l’élargissement sont assez inquiétantes car elles font craindre la dérive de la majorité qualifiée. Jusque-là la France s’était toujours opposée à la majorité qualifiée pour la politique étrangère. Là on sent bien qu’elle commence à faiblir. S’il n’y avait pas la force de frappe je pense qu’on y serait déjà passé.

Effectivement on va vers un monde multipolaire, avec une différence très importante par rapport à la période westphalienne, c’est qu’aujourd’hui le moindre des États a son usine de drones et a directement ou indirectement accès à l’arme atomique. L’Iran fournit des drones à la Russie dont l’industrie de défense est quand même théoriquement l’une des plus évoluées au monde. Nous vivons dans un monde très dangereux. C’est effectivement notre survie qui est en jeu et notre survie c’est de reprendre notre liberté en matière de politique étrangère.

Un historien américain, Edward Luttwak, a étudié le mystère de la survie de Byzance pendant mille ans malgré une puissance relative très faible[3]. Byzance a survécu tout simplement en pratiquant l’archétype de la bonne diplomatie. Ils étaient amis avec les uns, ennemis avec les autres mais cela pouvait changer. Quand ils écrasaient les uns on les aidait à sortir de la défaite la tête haute, on ne les tuait pas, on stipendiait les uns, on achetait ses ennemis, on punissait mais pas trop parce qu’on se disait que l’ennemi d’aujourd’hui sera peut-être l’ami de demain, etc. C’est cette sorte de souplesse que nous aurions dû mettre en œuvre en Afrique depuis très longtemps. 

Nous sommes donc dans un monde extrêmement dangereux. Je plains les diplomates du futur !

Concernant la Russie et l’Ukraine, nous avons perdu en Russie des positions que nous ne regagnerons jamais. Nous avons fait des erreurs. Selon le New York Times d’il y a trois jours Poutine se serait mis cent milliards dans la poche grâce à la vente des actifs de Renault à l’État russe, ce qui lui a permis de payer ses amis. Nous avons probablement perdu au moins 25 ou 30 milliards. Renault est parti en mettant la clé sous la porte du jour au lendemain : 2,3 milliards donnés de facto à Chemezov patron de ROSTEC c’est-à-dire le lobby militaro industriel. Nous avons cédé par faiblesse devant une opinion soumise aux pressions de Zelensky qui a dit : « Renault a du sang ukrainien sur les mains ». Mais en réalité c’est après avoir donné 2,3 milliards au lobby militaro-industriel russe que Renault a eu du sang sur les mains ! Et tout est comme ça ! Nous avons été d’une grande faiblesse et nous avons perdu énormément d’intérêts. Il suffit de parler à M. Sénart pour savoir qu’il n’est pas très content de cette affaire. Mais concernant la Russie, nous ne sommes plus maîtres de l’opération. Je ne pense pas que nous aurons le courage ou même la possibilité de conditionner notre remplacement des Américains dans leur soutien à l’Ukraine à une participation plus active à la recherche d’une solution diplomatique.

Il y a aussi un risque pour la Russie. La Russie va devenir Sparte. Jusque-là elle avait envie de garder sa zone d’influence. Elle avait dit souhaiter une Ukraine pro-russe. Les Russes ont toujours deux options. Par exemple, la Moldavie conservera son intégrité territoriale si elle reste dans le camp russe, sinon elle perdra la partie russe (la Transnistrie) Le risque est très grand que si l’Ukraine s’effondre les Russes reprennent les territoires historiquement russes. Ils n’iront pas à Kiev ni en Galicie, à Lvov, qui n’a jamais été russe dans l’histoire sauf à partir de 1957 quand les derniers maquis nationalistes ont été éliminés. En revanche, ils revendiqueront la côte de mer Noire historique. Si l’Ukraine s’effondre, ce qui n’est pas du tout exclu, tombera un vrai « rideau de fer », ce qui veut dire que la Russie, telle Sparte, va devenir un pays dont la prospérité sera absorbée par la dépense militaire.

Quant aux relations avec la Chine… Dans l’histoire russe les Russes ont toujours balancé entre l’Ouest et l’Est. Nous sommes à l’aube d’une période Est très longue. Je suis désolé de le dire mais je pense que la Russie est perdue pour nous au moins pendant quinze ans, soit une petite génération.

Hubert Védrine

Il ne faut pas rêver à une politique européenne sur la Russie pour demain ou après-demain. D’aucuns diraient qu’il peut peut-être y avoir une politique franco-allemande parce que Scholz – qui certes parle peu- semble n’être pas tellement éloigné de cette position. Mais nous ne sommes pas capables d’élaborer cette politique.

Ce sont les Américains qui, avant les Européens, relativiseront : après tout, leur priorité c’est la Chine !  Quelques think tanks américains alertent déjà : Certes Poutine a eu tort à 2000 % d’attaquer mais il faut penser à la suite, il y a toujours la Russie …

Cela ne viendra pas des Européens.

Dans le « moins pire » des cas, cela pourrait venir de la France. Mais qui, au niveau français, reréfléchirait à une politique qui ne devrait pas être exagérée non plus car il semble impossible « d’intégrer » la Russie. Ils ne sont pas prêts non plus à retrouver le chemin de la coexistence pacifique, de la détente, de la coopération dans certains domaines … refaire tout le trajet qui avait été fait pendant la Guerre froide. Il y a l’hypothèse terrible de l’Ukraine qui s’effondre, mais même si les combats s’enlisaient, ce serait une sorte de gel, sans même un cessez-le-feu signé, sans négociations, encore moins de solution. Ce serait donc très compliqué à gérer, même pour une France qui aurait à nouveau les idées claires, qui retrouverait ses fondamentaux, de faire quoi que ce soit (ce que j’ai dit en commençant concernait « l’après après »), en tout cas, que nous ayons réussi ou non à nous en dégager, sans le système européen qui va être sur une ligne polono-balte qui est exactement l’inverse.

Marie-Françoise Bechtel

Encore qu’entre la Pologne et l’Ukraine ça ne semble pas aller aussi bien que cela. Est-ce conjoncturel ?

Henri Guaino

Pas sûr que ce soit conjoncturel mais ce serait un long débat. Il y a beaucoup de fantômes qui hantent cette région du monde et, à l’occasion des crises, les fantômes ressortent. Entre la Pologne et l’Ukraine cela n’a jamais été le grand amour. Tout ce qui ne se voit pas, ces fantômes, ces spectres, ces millions de morts massacrés de part et d’autre sont quand même bien là, ils sont aussi des acteurs de la politique et de la géopolitique.

Nous ne devons pas compartimenter notre vision des choses. Il n’y a pas simplement nous et le reste du monde, il y aussi nous dans notre rapport à nous-mêmes. Il y a des peuples dans tout ça, il n’y a pas que des dirigeants. Il y a des opinions publiques. Il y a des sociétés en crise. Que voudra l’opinion américaine, que voudra l’opinion française, allemande, néerlandaise alors que ces sociétés sont fracturées et au bord d’un gouffre de violence. Qui aurait imaginé un jour les images de l’assaut du Capitole qui ont sidéré le monde entier ? Derrière cela il n’y a pas simplement le dérangement mental d’un Donald Trump, il y a une réalité bien plus profonde. Et si le citoyen-contribuable américain décide qu’il en a assez de payer pour l’Ukraine ou que cela est trop dangereux les États-Unis partiront, quoi qu’en pensent leurs dirigeants. Et si dans les sociétés européennes – ce qui est aussi en train de monter – beaucoup de gens commencent à trouver que cela a assez duré, on laissera l’Ukraine se débrouiller avec les Russes.

Après, faute de l’avoir anticipé se posera la question que Jean de Gliniasty vient de soulever : si cela se fait sans un accord quelconque cela restera pour très longtemps une blessure purulente, une zone de tension terrible qui pèsera lourdement sur le comportement et sur la situation extérieure et intérieure des deux côtés.

Enfin, l’Europe est aussi un morceau de l’Eurasie. Il faut regarder l’ensemble. Cette fracture entre l’Europe et le reste de l’Eurasie va coûter très cher à l’Europe.

Marie-Françoise Bechtel

C’est pourquoi j’ai cité Kissinger : nous n’avons pas de congrès de Vienne. Il en faudrait un.

Hubert Védrine

Sur l’Ukraine, je suis comme vous, je n’en sais rien. Mais si, au moment des primaires en mars (Super Tuesday), le retour de Trump paraît presque sûr, s’il paraît inarrêtable (indépendamment du fait qu’il sera peut-être condamné … mais on nous dit qu’il pourrait gouverner depuis le pénitencier comme une sorte de Dalton : c’est l’Amérique !), si le retour de Trump paraît inéluctable cela créera une vraie panique en Ukraine. Et on peut se demander si à un moment donné Biden ne va pas signifier à l’Ukraine qu’il est préférable d’arrêter tout de suite car on ne peut pas garantir la suite. Mais Poutine n’en profiterait-il pas ? La France pourrait-elle jouer un rôle ? Si Trump revient, et même s’il ne revient pas, les résultats des élections américaines pourraient conduire à une sorte de précipitation menant à ce que l’Ukraine ne veut pas, c’est-à-dire un cessez-le-feu dans lequel la Russie garde en gros les territoires qu’elle avait déjà avant l’attaque contre l’Ukraine. Ce n’est pas exclu et on peut imaginer l’Amérique recommandant aux Ukrainiens : “ne signez rien, ne renoncez à rien, mais là il faut s’arrêter !” Ce n’est pas complètement impensable. Si c’est assez ouvert, si la victoire de Trump est incertaine, si les sondages sont à l’équilibre, le suspense durera jusqu’à la fin de l’année. Dans le cas contraire, les choses peuvent aller beaucoup plus vite. Je n’exclus pas un scénario de ce type.

Il peut y avoir à ce moment-là la place pour un point de vue français, voire franco-allemand. Je sais bien qu’il n’y a plus de couple franco-allemand depuis la réunification, mais sur ce point précis ce n’est pas impossible.

Jean de Gliniasty

Il faut garder en tête la séquence des accords que l’Ukraine a signés et n’a pas honorés. En 2014, Laurent Fabius, Frank-Walter Steinmeier, et Radoslaw Sikorski, ont signé avec l’ancien président ukrainien Viktor Ianoukovytch et même avec Tyahnybok, chef du l’extrême-droite ukrainienne, un accord selon lequel l’Ukraine gardait son intégrité territoriale. Ensuite, avec les accords de Minsk, l’Ukraine perdait la Crimée. Plus tard, avec les accords d’Istanbul qui étaient quasiment signés, sauf les garanties internationales, le 30 mars 2022, l’Ukraine perdait la Crimée et le Donbass. Lors du prochain accord, dans la mentalité russe, elle devra perdre davantage, ce qui va devenir très difficile à accepter pour les Ukrainiens.

Un témoin m’a confié que dans les couloirs du Conseil européen on nage dans l’hypocrisie la plus totale : la plupart des États membres, y compris certains représentants des Baltes, envisagent que cela se termine par un compromis territorial.

Donc si la France a une initiative à prendre c’est maintenant, avant que les Américains nous devancent.

Hubert Védrine

S’opposer à ce que peuvent faire les Américains est un réflexe primitif : j’avais moi-même mis en scène l’amitié avec Madeleine Albright pour me protéger quand j’aurais besoin de m’opposer.

Mais il y a des cas où il faut jouer l’accord. Par exemple, sur Gaza, ce que dit Biden, ce que dit Jake Sullivan, est plutôt mieux que ce que nous disons (en décembre 2023).

Dans l’affaire de l’Ukraine il vaudrait mieux chercher une convergence avec une évolution américaine que de chercher l’accord avec les autres Européens. Ce n’est pas un principe général. C’est lié à ce sujet.

Louis Gallois

Il faut profiter du fait que Biden est encore là pour essayer de proposer une solution commune qui puisse s’imposer à l’Ukraine, car il est le seul qui pourra imposer quelque chose à Zelensky. Il faut donc que nous imposions une solution avec lui, avant qu’il ne s’en aille, car qui sait ce que nous pourrions faire avec Trump.

Marie-Françoise Bechtel

Nous allons terminer sur cette note très optimiste en disant que peut-être une fenêtre pourrait s’ouvrir mais qu’au-delà nous ne pouvons garantir ce que sera l’avenir de ce grand continent auquel nous sommes tous attachés, qu’il comprenne ou qu’il ne comprenne pas la Russie. Merci à tous. Nous avons entendu des interventions particulièrement intéressantes, y compris dans leurs divergences. En effet, si on discerne très bien les points de rapprochement on perçoit aussi les divergences et ce n’est pas malsain car cela démontre que nous avons encore une démocratie, finalement, pour quelque temps encore, jusqu’à la prochaine crise…


[1] Titre XV – DE L’UNION EUROPÉENNE

ARTICLE 88-1.

La République participe à l’Union européenne constituée d’États qui ont choisi librement d’exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du traité sur l’Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, tels qu’ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007.

[2] Henry Kissinger, Les années de renouveau : Le dernier volume des mémoires [« Years of Renewal »], Paris, Fayard, 2000.

[3] Edward Luttwak, La Grande stratégie de l’Empire byzantin, Paris, Odile Jacob, 2010.

Le cahier imprimé de la table ronde “Quel avenir pour l’Europe ?” est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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