« Mondialisation et perte de sens au travail »

Intervention de Jean-Baptiste Barfety, haut fonctionnaire, fondateur du Projet Sens, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, lors du colloque "La France face aux mutations du travail" du mercredi 8 novembre 2023.

Merci Madame la présidente.

Je suis ravi de cette table ronde qui porte sur mon sujet de prédilection, le travail, dans une enceinte, la Fondation Res Publica, qui a été décisive pour ma formation intellectuelle et politique.

J’ai eu l’occasion d’écrire quatre rapports sur ces différents sujets pour mes ministres : le rapport Borello[1] qui a donné lieu à la dernière réforme sur l’insertion des personnes éloignées de l’emploi ; un rapport avec Jean-Yves Frouin sur l’ubérisation[2] qui a donné lieu à la création d’une autorité de régulation des plateformes et à un revenu minimum pour les travailleurs indépendants ; un rapport avec Jean-Dominique Senard et Nicole Notat transposé dans la loi qui a entraîné la création de la raison d’être des entreprises[3] et pour finir, il y a quatre mois, un rapport sur la question du sens au travail avec une dizaine de DRH représentant 1 million de salariés.

Le sujet de la table ronde de ce soir est très ambitieux. Il traite à la fois du thème de la perte de vitesse économique et en particulier industrielle de la France, bien étayé par Yves Perrier, et des mutations du travail, bien retracées par le rapport du Haut-commissariat au Plan.

L’ambition est d’arriver à articuler les deux. Cela a déjà été très bien fait.

Je vais essayer d’apporter ma pierre à l’édifice en parlant de cette question du « sens au travail » et en essayant de la relier le mieux possible à ces grands mouvements macro-économiques.

Ensuite, je tenterai de rentrer d’un point de vue un peu plus subjectif dans la question de la polarisation du travail du fait de la mondialisation, avant de me demander ce que l’on peut faire de la question du management, notamment du management à la française ?

Sur le travail, ces derniers mois, ces dernières années, nous avons été bombardés d’actualités, de grands concepts, peut-être un peu gadgets : « Quiet Quitting » (démission silencieuse), « marque employeur » …

Quel est ce virage dans le travail ? Il y a environ un an la Fondation Jean Jaurès a parlé d’une « épidémie de flemme ». Leur étude a porté surtout sur ces travailleurs ubérisés qui viennent vous livrer des sushis sur votre canapé (c’est la flemme du consommateur dont il faudrait parler, non de la flemme de la personne au travail !).

On a beaucoup parlé de la « grande démission ». Si, aux États-Unis, on observe en effet un retrait massif dans le taux d’activité on n’a pas connu de grande démission en France, hormis dans le secteur de l’hôtellerie-restauration.

Après des décennies à parler du travailler moins pour le bien-être, de la réduction du temps de travail (RTT), après l’épisode « travailler plus pour gagner plus », ne serions-nous pas entrés dans l’ère du travailler mieux ? En tout cas on le revisite avec l’organisation du travail et cette question du rapport que les gens entretiennent avec leur travail. Cela a suscité des réactions un peu polémiques : « Y’en a marre de ces questionnements autour du travail de ces jeunes ! Il faudrait faire bondir le chômage pour écraser l’arrogance des salariés ! » lançait un patron australien.

C’est peut-être la baisse du chômage, avec la création d’emplois, qui nous permet le luxe de poser ces questions un peu plus qu’avant. Pourtant, en Chine, la question émerge alors même que le chômage des jeunes est en train d’exploser (10 % en 2018, 21 % en 2023) à tel point que le gouvernement chinois a décidé d’arrêter de publier la statistique. Dans le même temps, sur les réseaux sociaux, on voit ces jeunes Chinois mettre en scène leur démission : pots de départ, fêtes, avec des banderoles, des panneaux … il n’y a donc pas d’articulation statistique, en tout cas c’est un contre-exemple. Les Chinois sont aussi un peu dans le Quiet Quitting, cette démission silencieuse, qu’ils ont appelée « tang ping« , c’est-à-dire « faire la planche », essayer de ne pas trop en faire, de ne pas dépasser le contrat. Cela commence donc à poindre, même en Asie.

Un chiffre nous a frappés dans le rapport du Haut-commissariat au Plan déjà cité : en France, 43 % des actifs envisagent de quitter leur emploi pour un travail qui ait plus de sens : 50 % chez les femmes, 52 % chez les managers et … 59 % chez les moins de 35 ans !  « Tant qu’ils « envisagent » de quitter leur emploi, ça va, on est encore tranquille. », me disait un DRH. Nous sommes donc allés voir le passage à l’acte chez les cadres. Depuis dix ans environ 20 % d’entre eux ont démissionné de leur CDI dans les deux ans suivant leur prise de poste. Cette volatilité des cadres atteint les 40 % chez les moins de 35 ans. Nous sommes donc quand même dans le passage à l’acte dans des proportions importantes.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Beaucoup de chercheurs émettent l’hypothèse du déclin des grandes institutions (Église, État, partis, syndicats) : moins de votants, moins de pratiquants, moins d’adhérents. Ce retrait des institutions donnerait moins de réponses collectives. Les personnes iraient donc, à leur niveau individuel, chercher des sources de sens en essayant de butiner dans leurs engagements, dans leur famille, dans leurs associations, dans leur travail… alors même que ces organisations n’ont pas été construites pour ça. On n’a pas construit Renault, on n’a pas construit EDF pour apporter du sens aux personnes qui y travaillent ! Cela demande donc une petite gymnastique à ces organisations.

Ici on peut établir tout de suite une connexion avec le thème de la perte française de vitesse économique dans la mondialisation. Avec la division internationale et les processus de production les produits sont davantage « saucissonnés ». C’est vrai aussi dans les services. La personne a donc une vue beaucoup plus réduite, moins générale, sur son travail. D’autre part, la pression à laquelle est soumis le travail fait qu’on a moins le temps d’aller voir ce que font les autres équipes en amont. C’est un changement d’état d’esprit. Parmi les 130 personnes que nous avons rencontrées pour ce rapport sur le sens au travail, nous avons auditionné beaucoup de salariés. Un salarié me racontait que fraîchement arrivé d’Algérie, embauché chez Dassault, tandis que son frère entrait chez Renault, il ne se posait pas la question du sens de son travail. Le simple fait d’être embauché dans un champion national lui mettait des étoiles dans les yeux, c’était sa contribution à la nation. Aujourd’hui, comme cela a été dit, nous avons moins de champions, ils sont moins nationaux. Et il faut aussi reconnaître que l’on rencontre un peu moins d’engouement chez ceux qui travaillent encore pour ces champions nationaux qui ont peut-être un côté un peu désuet dans une partie de l’opinion par rapport à la Start-up Nation qui permet de travailler dans un écosystème californien avec ses codes, sa culture, tout en restant sur le sol franco-français.

Une polarisation, du fait de la mondialisation, a eu beaucoup d’effets sur le travail. Le théorème Stolper-Samuelson montre que l’ouverture aux échanges internationaux engendre une hausse relative de la rémunération du facteur abondant (pour nous, pays avancés, les travailleurs en col blanc) et du capital, et une baisse relative de la rémunération des autres facteurs (les travailleurs en col bleu, plus proches du terrain), ce qui explique du point de vue économique ces mécanismes de désindustrialisation. On a d’une part ces destructions d’emplois, ces trappes à bas salaires qui ont été très bien décrites : les salariés sont bloqués à proximité du Smic, les protections salariales sont dépréciées pour rester dans la compétition, et ce salariat est mis en concurrence avec le statut d’indépendant, notamment dans l’ubérisation[4]. 60 % des actifs ressentent une augmentation de la charge de travail depuis 5 ans (chiffre de 2023). 40 % des actifs considèrent que leur emploi est tendu, avec des exigences plus élevées que les ressources permettant d’y répondre. Nous sommes au niveau de l’Albanie, de la Slovaquie et de la Pologne. Alain Supiot décrit très bien les fonctionnements du travail qui imitent la machine. C’est le modèle cybernétique. L’idée est de ne plus se situer par rapport à une norme, par rapport à la loi, mais d’être constamment dans une auto-régulation, comme la machine, comme l’ordinateur, donc de se fixer à soi-même ses propres objectifs, ses propres indicateurs. C’est ce qui amène à une augmentation drastique des problèmes de santé mentale au travail. D’une part ces travailleurs sur le terrain sont davantage pressés et d’autre part les travailleurs en col blanc ont un problème symétrique avec, pour certains, plus de responsabilités. Là aussi, la concentration des difficultés sera probablement renforcée par l’intelligence artificielle qui va faire qu’une seule personne derrière son ordinateur va pouvoir en faire encore plus qu’avant donc subir davantage de pression pour la réalisation.

Certains travailleurs ont le sentiment d’occuper des bullshit jobs : environ 29 % des Français disent ne pas percevoir le sens ni l’utilité de leur emploi. Là est le génie de David Graeber[5] : nous avons tous des interrogations sur l’utilité sociale des uns et des autres mais qui peut réellement juger l’utilité sociale d’un conseiller d’État, d’un consultant et de la plupart des professions intellectuelles ?. C’est très difficile. Le seul moyen de se prononcer est d’interroger les personnes elles-mêmes. C’est donc dans l’anonymat d’un sondage que 29 % des gens disent ne pas comprendre le sens ni l’utilité de leur emploi.

On observe donc une symétrie entre les personnes en col blanc qui ressentent la pression et ceux qui s’interrogent sur le sens de leur travail. Dans les deux cas (pression ou déficit d’utilité), 38 % des managers sont en détresse psychologique et tandis que 18 % d’entre eux se trouvent en burn out sévère d’après le 8ème baromètre sur la santé psychologique des salariés publié par le Cabinet Empreinte humaine. Lors de nos discussions, nous avons recueilli énormément de témoignages concernant les excès des process, de reporting dans le travail. Je vous en livre un : « Je passe mon temps à faire et défaire, et à devoir justifier de mes résultats plutôt que d’en apporter d’autres à l’entreprise. Le niveau administratif pour la validation de la moindre tâche est à un niveau sidérant. ». Il s’agit de personnes qui ont envie de faire, qui se réalisent en étant au contact de leurs collègues, du produit et des clients mais le fait qu’on leur demande constamment ce retour chiffré sur leur travail dresse un écran entre ces sources de sens dans leur travail et eux-mêmes.

Qu’en est-il du rôle du management « à la française » ?

On observe en France le sentiment très fort d’un manque d’autonomie pour réaliser son travail. Selon les comparaisons européennes d’Eurofound (European Foundation for the improvement of Living ans Working Conditions), 53 % des Français considèrent qu’ils sont consultés sur les décisions importantes pour leur travail. La moyenne européenne est 60 %. Au Danemark c’est 66 % et en Allemagne 68 % grâce à la codétermination et à une culture de participation beaucoup plus forte.

Dans notre rapport nous avons cité des petites expériences afin de faire toucher du doigt cette réalité. Dans une université américaine on a demandé à différents groupes d’étudiants de réaliser un petit travail un peu rébarbatif : sur une feuille A4 des caractères aléatoires se suivent. Quand deux caractères identiques se suivent il faut les entourer en rouge. Les étudiants du premier groupe ont le droit d’écrire leur nom en haut de la feuille. Ils remettent leur feuille à l’examinateur, qui jette un coup d’œil sur le papier et le pose sur le bureau. Les étudiants du deuxième groupe n’écrivent pas leur nom, la personne ne regarde même pas les feuilles et les pose sur le bureau. Les feuilles du troisième groupe partent directement dans la broyeuse. Tous touchent la même rémunération. On mesure au bout de combien de fois ils vont s’arrêter et jusqu’où ils vont continuer : 40 % de plus pour ceux qui reçoivent une considération même très minimale sur le travail et 40 % de moins par rapport aux autres. La surprise c’est que le résultat est égal pour ceux dont le travail est ignoré et pour ceux dont le travail est détruit. On voit que le fait de ne pas avoir cette considération, ce retour – ce feed back, comme on dit en management – est absolument destructeur dans le travail.

C’est pourquoi nous préconisons dans le rapport de diffuser la culture de la reconnaissance et du retour sur le travail. La question de la reconnaissance dans le travail est vieille comme la gestion des entreprises. Mais quand on regarde les statistiques on en est très loin. Moins de la moitié des salariés considèrent que la valorisation des efforts et des résultats est pratiquée dans leur entreprise. Ce qui est destructeur c’est que le nombre de personnes qui considèrent recevoir à hauteur du travail qu’elles fournissent a été divisé par deux en France. Or les personnes qui considèrent ne pas recevoir autant que ce qu’elles fournissent ont un risque multiplié par trois de difficultés, de burn out, de problème de santé mentale.

Que faire ?

Pour nous la priorité est d’arrêter les grands plans de management descendant dans les entreprises et de partir le plus possible du ressenti, sur le terrain, des équipes adaptées aux différents métiers et aux différentes cultures d’entreprise.

Je vous livre quelques pistes :

Renforcer les échanges entre les différents métiers pour que chacun voie la finalité de son travail « On aimerait quand même essayer une nouvelle voiture », nous disaient, chez Renault, des apprentis qui ne pouvaient pas aller voir le nouveau modèle. « Avant, on touchait les trains, maintenant c’est à travers des écrans qu’on fait notre travail. », regrettaient des cheminots.

Un point récurrent dans nos enquêtes est la question du management. Le rôle de manager est remis comme un titre à celui qui a bien travaillé dans son équipe, celui qui a de bons résultats et pas forcément celui qui a l’appétence et la capacité à encadrer les équipes. C’est quelque chose d’un peu tautologique que le management soit reconnu comme une compétence et non comme un titre.

Que peut-on faire au niveau de l’organisation des entreprises ?

Dans le rapport Notat-Senard nous étions partis du constat du court-termisme, étayé ici. Pour donner du sens, nous avions donc proposé de créer la raison d’être indispensable à l’entreprise, c’est-à-dire faire vivre et partager avec l’ensemble de ses collaborateurs ce qui est « l’ADN » d’une entreprise, ce qui la distingue des autres marques. Ce n’est pas un changement cosmétique, ni du marketing décidé dans le bureau du patron tout seul dans son coin Il s’agit d’établir la discussion, de faire réfléchir l’ensemble des salariés. Pourquoi sommes-nous là ? Quel est le sens de notre travail ? Cette raison d’être, mise en œuvre dans les équipes, guide le travail et permet aux salariés de confronter cette ambition avec la réalité. Si la raison d’être de Danone est la santé par l’alimentation elle pourra être vérifiée au prochain scandale sanitaire. De même une banque qui proclame se préoccuper de la sécurité financière devra, lors de la prochaine crise, révéler quels objectifs elle a mis en œuvre.

La prochaine étape sera de renforcer la présence des salariés dans les conseils d’administration. Nous sommes très en retard en France sur ce sujet. Il faut rappeler quand même que c’est sous le quinquennat de François Hollande qu’on a progressé. Un petit résidu de salariés subsistait dans les conseils d’administration des anciennes entreprises publiques. Grâce à François Hollande – et grâce à
Louis Gallois qui préconisait dans son rapport, en 2012, qu’un tiers des conseils d’administration soient composés de salariés – il y a eu deux accords nationaux interprofessionnels. Le quinquennat de François Hollande a donc imposé dans toutes les sociétés de plus de huit salariés la présence d’un ou deux salariés en fonction de la taille du conseil d’administration. Nous avions essayé dans le rapport Notat-Senard de rétablir une proportionnalité en fonction du nombre pour éviter d’inciter les grands conseils à noyer la voix des salariés. Nous avions été partiellement entendus. Mais nous n’avions pas été suivis sur le troisième administrateur salarié qui pourrait siéger au CA alors même que, comme cela a été dit, le conseil de surveillance des grandes entreprises allemandes comporte 50 % de représentants de salariés et 50 % d’actionnaires … avec quand même un bémol, c’est que le président a une voix double en cas d’égalité, voix qu’il n’utilise jamais mais qui maintient une sorte de menace pour que chacun reste dans l’intérêt collectif de l’entreprise. Au-delà du cas allemand c’est la norme en Europe continentale. Sur 27 pays de l’Union européenne, 18 ont un tiers d’administrateurs salariés à leur conseil.

Il est urgent et primordial que ce point de vue soit entendu. On a bien essayé de nous opposer les problèmes de confidentialité mais on voit dans la pratique que ce spectre n’arrive pas. On a aussi évoqué la nécessaire formation de ces salariés, formation qui a été renforcée par la loi PACTE en 2019. Au moment de la loi PACTE nous avions proposé une clause de revoyure au bout de deux ans. Mais lorsqu’au bout de deux ans le Parlement avait demandé cette clause de revoyure, la Direction générale du Trésor s’était penchée sur le sujet à un niveau technique, décidant qu’il n’était pas nécessaire d’augmenter le nombre de salariés autour de la table. Ce serait pourtant une voie. En Allemagne les économistes ont pu constater d’une année à l’autre des effets sur la capacité d’innovation. On a parlé de la défense de l’emploi mais même dans l’innovation, la présence des salariés, les remontées du terrain sont choses très précieuses. « Dans mon entreprise, les seuls ingénieurs autour de la table, ce sont les syndicalistes », me confiait un syndicaliste. 

Marie-Françoise Bechtel

Merci beaucoup.

Chacun pensera ce qu’il veut de la notion d’entreprise à mission et du sens de l’entreprise. Pour ma part je suis un peu réservée.

Mais vous avez dit des choses très fortes sur le management, un point absolument central parce qu’il touche à la pression de productivité au moment où, au tournant des années 1990, la France a transformé son économie. Et c’est aussi, il faut bien le dire, une dimension culturelle, peut-être française, qui nous ramène à la dernière question que vous avez traitée. À propos de la pression de productivité par le management en vue de la rentabilité financière, on se souvient de la façon dont France Telecom avait traité ses salariés. Certains se sont suicidés, il y a eu des contentieux tout à fait considérables. Orange, successeur de Telecom, a peut-être un peu pris le relais. À l’époque on avait opposé cela à la manière dont la SNCF avait géré sa propre transition en gardant les contrôleurs vieillissants en attendant leur remplacement pour installer une nouvelle culture des contrôleurs que chacun peut constater … quand il arrive à prendre le train, ce qui est difficile en ce moment ! Deux cultures d’entreprise tout à fait différentes cohabitaient alors.

Je m’étais penchée sur la question quand j’étais élue et je reste persuadée que le burn out est un problème considérable dans notre pays. Le burn out, c’est-à-dire le management, c’est-à-dire la manière dont le salarié reçoit l’injonction de productivité aux fins de rentabilité financière. Mais c’est aussi la manière dont le petit chef aime à s’imposer à des « inférieurs » (un peu comme la bureaucratie dans l’administration française). On peut le dire aussi des chefs intermédiaires à l’égard des petits chefs. Je pense que notre pays souffre d’une culture managériale tout à fait négative à cause de défauts culturels propres à la France qui se sont trouvés en relation avec la pression sur la productivité, notamment la rentabilité financière qui a été celle du modèle libéral que nous avons accepté à grand train (cela a été décrit par la première intervention), à coups de désindustrialisation, avec beaucoup de tertiarisation. Or c’est dans le secteur tertiaire – cela a été dit également – que la pression du management est certainement la plus forte. Je pense qu’il y a là un problème tout à fait essentiel et je vous remercie de l’avoir bien mis en valeur. On ne peut parler du travail aujourd’hui sans évoquer un problème comme celui-là qui me semble toucher beaucoup de salariés. L’ubérisation, l’éloignement du bureau, le télétravail – dont on n’a pas parlé mais qui est un peu inclus dans les modifications générales objectives du travail – sont peut-être aussi une réponse à la volonté de s’écarter du petit chef, sachant que celui-ci sévit aussi par la voie informatique. J’ai de nombreux témoignages de travailleurs, cadres intermédiaires, ingénieurs même, qui rentrant chez eux doivent, non s’occuper de leurs enfants, mais se remettre devant leur ordinateur et répondre urgemment à leur chef (réponse attendue avant le lendemain 8h). Ce sont des problèmes extrêmement concrets. Si on ne les regarde pas de près je crois qu’on ne rend pas justice à la façon dont le travail est perçu aujourd’hui par tout un ensemble de salariés.

Je vais maintenant me tourner vers Arnaud Montebourg pour lui demander si au vu de tout cela et de par sa réflexion propre il pense que l’heure est arrivée d’une nouvelle vision dans notre pays et peut-être au-delà de la relation capital-travail, puisque c’est finalement de cela que nous traitons, s’il croit qu’aujourd’hui l’heure est venue de donner une impulsion forte à cette meilleure présence des salariés dans l’entreprise que chacun appelle de ses vœux. Et si, au-delà de ça, il faut aller vers un changement de modèle économique, et lequel.


[1] Rapport de Jean-Marc Borello, avec le concours de Jean-Baptiste Barfety, sur l’inclusion par l’emploi, la formation et l’accompagnement, remis à la ministre du Travail, le 16 janvier 2018.

[2] « Réguler les plateformes numériques de travail ». Auteurs Jean-Yves Frouin et
Jean-Baptiste Barfety, remis au Premier ministre le 1er décembre 2020.

[3] Voir à ce propos Quelle recomposition politique du capitalisme, colloque organisé par la Fondation Res Publica le 5 novembre 2019.

[4] Comme cela a été dit dans le rapport du Haut-commissariat au Plan, on assiste à une stagnation des indépendants résultant de la baisse du nombre d’agriculteurs, des petits commerces, et de la hausse de ces travailleurs des plateformes qui n’ont d’indépendants que la notion juridique et sont en réalité économiquement très dépendants, soumis aux incitateurs et aux incitations de leur application qui les tient avec des rênes très courtes.

[5] David Graeber, Bullshit jobs, Paris, éd. Les liens qui libèrent, 2019.

Le cahier imprimé du colloque « La France face aux mutations du travail » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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