« Le chaînon manquant »

Intervention de Arnaud Montebourg, ancien ministre de l’Économie, du Redressement productif et du Numérique, lors du colloque "La France face aux mutations du travail" du mercredi 8 novembre 2023.

Merci à la Fondation Res Publica, ses dirigeants, son fondateur, Jean-Pierre Chevènement, et tous ceux qui depuis de nombreuses années irriguent le débat public, le documentent et l’éclairent avec beaucoup de force et d’intelligence. Je veux en remercier la Fondation Res Publica à cette occasion.

Je mêlerai dans l’analyse préalable, pour répondre à la demande de propositions formulée par la présidente, à la fois l’expérience macro-économique mais aussi la sensation entrepreneuriale et micro-économique. Ça permet de voir par le haut et par le bas les phénomènes d’une société qui évolue vite.

Je couperai le propos en deux périodes temporelles : j’analyserai la période de la décennie qui vient de s’écouler depuis la grande récession de 2009 jusqu’à la pandémie du Covid. Puis j’essaierai de voir quel est le programme qui a commencé depuis le Covid pour la décennie à venir. Cela en regardant les phénomènes nouveaux qui se sont accumulés durant cette décennie passée qui ne sont pas sans conséquences sur ce que nous aurons à affronter, corriger, surmonter dans la décennie à venir.

La grande récession entamée en 2009 – qui concerne tout l’OCDE – se caractérise d’abord par un appauvrissement économique des ménages, de ceux qui n’ont que leur travail pour vivre, sans précédent depuis les Trente Glorieuses. Croisant les informations, je constate qu’elles convergent, de quelque manière qu’on se positionne. Un rapport de McKinsey (cabinet international de conseil en stratégie qui n’a rien d’une officine mélenchoniste à caractère bolchevik) a fait une analyse assez stupéfiante : 72 % des ménages de l’OCDE ont vu leurs revenus stagner ou régresser dans la décennie passée (de la grande récession au Covid) ! Cela représente 570 millions de personnes (contre 10 millions dans la décennie antérieure). Philippe Logak a montré que les dépenses contraintes en période d’austérité salariale entraînent une perte de pouvoir d’achat, un appauvrissement. On voit donc le déclassement de la société des classes moyennes dans l’OCDE durant cette décennie maudite pendant laquelle l’économie a continué à produire de la richesse. Mais 80 % de cette richesse est allée se loger dans 1 % des patrimoines. C’est le fameux 1 % dont parlait Bernie Sanders lors de la campagne Biden/Trump. En conséquence de quoi non seulement la masse des classes moyennes s’est appauvrie partout mais elle a vu le haut de la société s’enrichir avec une forme d’insolence qui se traduit désormais dans le langage politique.

Évidemment, tout cela a eu des conséquences politiques et électorales. On parle de démissions, de Quiet quitting. Une forme de rébellion s’exprime dans le Brexit, dans le trumpisme, dans le lepénisme, dans le mélonisme, dans toutes les formes diverses et variées de l’extrémisation d’une classe moyenne appauvrie entrée en rébellion contre la direction politique et économique de la société. Yves Perrier n’a d’ailleurs pas dit le contraire dans son analyse. Cet appauvrissement est multiforme. J’ai lu dans le rapport du Haut-commissariat au Plan que, dans la décennie passée, la fiscalité du travail avait augmenté en moyenne et de façon générale pendant que la fiscalité du capital continuait sa descente. Ce sont donc toujours les mêmes qui sont mis à contribution. C’est un des éléments de l’appauvrissement. L’une des raisons de l’explosion du quinquennat Hollande est la décision de faire payer aux classes moyennes et populaires – qui n’en pouvaient plus – la facture du rétablissement des comptes publics. Cela a donné 3 millions de voix à Marine Le Pen sous le quinquennat Hollande qui en porte la responsabilité politique. C’est un point sur lequel nous avons quelques souvenirs cuisants.

Mais cette politique s’est poursuivie dans de nombreux pays de l’OCDE.

Concernant le partage de la valeur ajoutée, je suis venu avec un peu de documentation. Patrick Artus, le chef économique de Natixis, que l’on ne peut soupçonner d’être un grand révolutionnaire, ne cesse d’écrire des livres dénonçant l’austérité salariale. Dans un chapitre de 40 ans d’austérité salariale. Comment en sortir ?  il écrit que « les populations devraient se révolter contre l’austérité salariale». Patrick Artus aurait-il pris le sigle de la LFI ? En vérité le sujet du partage de la valeur ajoutée – dividendes contre salaires – est très violemment ressenti dans les entreprises. Ce fut pendant le Covid l’un des sujets de bataille sur la fameuse prime Macron qui devait être fiscalisée. On a assisté au quotidien et sur le terrain à une multiplication des foyers de confrontation – ce qu’on appelait dans l’ancien langage mais tout à fait d’actualité lutte des classes. Cette question est en rapport avec la précédente. 

S’y ajoute l’inflation qui n’a d’autre origine que le choc pétrolier que l’Europe s’est infligé par ses stratégies erronées sur le gaz russe, l’abandon du nucléaire et du système de formation du prix de l’électricité au plan européen. Il faudra faire l’autopsie de ces trois aberrations, de ces trois erreurs quand nous en serons sortis. Mais nous n’en sommes pas sortis. Sur trois ans (2020-2023), la hausse des prix en France est de 12,5 %. Si le Smic a augmenté de 13 % (le salaire réel du smicard est le seul qui ait augmenté), le salaire moyen a augmenté de 9,4 %. Le salaire réel a donc encore baissé dans ces trois dernières années. Je ne vous parle pas des retraités ni du RSA. On assiste donc à une smicardisation accélérée de la société, donc à une disparition des classes moyennes. Le salaire moyen à Paris est de 43 000 euros. Dans la Nièvre, où je suis né, dans la Saône-et-Loire, où je vis, il est de 23 000 euros. On ne peut que constater la polarisation entre des gens riches et tous les autres. C’est ce qui a été dit tout à l’heure à propos de la polarisation métropolitaine de la richesse. La carte électorale illustre donc parfaitement ce qui se passe sur le travail et la rémunération du travail. C’est pour moi le point essentiel. Comme l’ont dit les deux orateurs qui m’ont précédé, si l’on n’a ni le salaire ni la reconnaissance (le salaire est d’ailleurs une forme de reconnaissance) c’est l’impasse.

Les 500 000 emplois non pourvus dans l’économie française sont à comparer avec les 2,8 millions de chômeurs inscrits à Pôle emploi en catégorie A. Le BIT, l’Insee évaluent ce nombre à 2,2 millions (il y a entre 600 000 et 800 000 chômeurs d’écart entre la statistique du gouvernement qui situe le taux de chômage à 7,2 % et la statistique de Pôle emploi qui le situe plutôt à 9 %). Si on ajoute les 2,8 millions de chômeurs inscrits à Pôle emploi en catégorie A aux 2,7 millions de personnes exerçant une activité réduite plus les 2,2 millions de personnes au RSA (je ne compte que celles qui ne sont pas inscrites à Pôle emploi, il n’y en a que 40 % qui sont inscrites à Pôle emploi.) on atteint 6 millions de personnes disponibles pour travailler. Or, on compte 500 000 emplois non pourvus. Cela témoigne-t-il d’une forme de démission silencieuse, de résistance à un travail qui ne paye plus, aggravée par les problèmes de mobilité, de logement qui viennent se surajouter à cela ? N’est-ce pas la première des causes du faible taux d’emploi français : 69 % de la masse de la population active française (inférieur de 7 points à celui de l’Allemagne : 76 % des personnes en âge de travailler) ? Cela résiste d’ailleurs aux rattrapages issus des luttes syndicales. Dans la branche cafés–hôtellerie-restauration, un accord de branche a été signé. Malgré une augmentation de salaire de 16 % les employeurs ne parviennent pas à embaucher, comme en témoigne le président de la fédération, à la tête de quatre restaurants, qui s’alarme : « On ne comprend pas ce qui se passe, on a augmenté le salaire de 16 %, les marges sont dévorées, on a fait suivre les prix mais les clients ne suivent plus, on n’a plus de modèle économique !».

Dans l’industrie automobile américaine dont Marie-Françoise Bechtel parlait, c’est 25 % sur quatre ans qui ont été arrachés. En Allemagne les syndicats ont obtenu une augmentation de 11 % dans le secteur public et je crois que la CFDT a obtenu un accord de 15 % d’augmentation pour les ATSEM. Nous en sommes donc à deux chiffres dans la bataille pour les salaires et le nouveau partage de la valeur ajoutée.

Cette rébellion en cours, qui a des manifestations politiques et sociales, peut converger de façon électorale vers des programmes politiques qui proposeront soit de réformer le capitalisme, soit de le pousser encore un peu plus fort.

Ce sont les ingrédients de la situation actuelle.

Que faire maintenant ? Quel est l’agenda des difficultés, des problèmes que nous allons devoir affronter ?

À l’agenda politique européen, il y a d’abord une révolution industrielle, sociétale, économique, culturelle, à mener qui est la transition écologique. Sociétale, tout le monde doit le faire. Économique, toutes les entreprises vont devoir décarboner. Culturelle, c’est dans la tête et nous sommes tous coupables. Et industrielle, il faut inventer la croissance verte. Cela ne peut être financé que par les budgets publics. La mécanique du marché ne guide pas vers la privation de carbone. C’est donc forcément le système politique qui va prendre cette multitude de décisions. Ces décisions vont viser la décroissance des activités fossiles et la croissance très forte des activités vertueuses.

Un débat oppose d’une part Pisani-Ferry qui considère que la lutte climatique ne nous prive pas de croissance, qu’on n’est pas obligé de choisir entre l’un et l’autre, d’autre part Messieurs Jean Marc Jancovici et Serge Latouche pour qui on n’échappera pas à une décroissance, donc à un appauvrissement supplémentaire. Où met-on le curseur ? Je ne sais pas. Parce que si on n’a pas les disponibilités pour financer la croissance verte, en technologies, en investissements publics, en dette acceptable, elle n’aura pas lieu. Et nous serons rattrapés par le mur de la fin du fossile, prévue pour 2040-2050. Il n’y aura plus de pétrole et à partir de là soit on a changé, on a transformé, on a investi, on a financé tout cela, soit on ne l’a pas fait auquel cas nous serons dans de beaux draps !

Ce scénario de décroissance sera évidemment financé par l’inflation, facteur supplémentaire de déclassement du prix du travail, et par une augmentation des inégalités. Les voitures électriques coûtent 2,5 fois plus cher que les véhicules traditionnels. Il ne faut pas s’étonner que l’on soit passé de dix à douze ans de détention moyenne des 40 millions de véhicules thermiques ! Nous allons tous garder nos vieux véhicules diesel et les pousser jusqu’à 500 000 kms ! C’est un peu en raison de ce réflexe du Français moyen que les constructeurs automobiles ont pu donner vie aux pièces détachées qu’ils vendent à prix d’or. Allons-nous réinventer le garage clandestin pour toute cette société qui n’aura pas les moyens de s’acheter un véhicule électrique ? Il va falloir aussi changer la chaudière (véhicule + chaudière = une année de revenus d’un foyer). Les inégalités vont donc continuer bel et bien à s’accroître. On voit que le salarié est au cœur de l’impasse, de la possibilité ou de l’impossibilité de cette révolution industrielle et économique que nous devons réaliser, non pas en cinquante ans comme toutes les précédentes révolutions (pétrole, charbon, internet) mais en dix ans. C’est le sujet de la feuille blanche. C’est pourquoi, avant de donner des réponses je préfère montrer les obstacles et le saut d’obstacles, le steeple-chase de la vie à venir.

Mais ce n’est pas tout. L’année dernière a connu un événement considérable qui est l’arrivée de l’Intelligence artificielle générative.

Je voudrais prendre le sujet au sérieux (il ne l’est pas toujours mais je trouve que le gouvernement français ne le prend pas à sa juste mesure) et vous donner quelques éléments qui permettent d’y réfléchir. Avant l’arrivée de ChatGPT (Chat Generative Pre-trained Transformer) version 3.5 en novembre 2022, 80 % des experts de la question parlaient d’une révolution schumpetérienne : ils imaginaient un déploiement semblable aux effets historiques de la machine à vapeur, d’internet, du moteur à explosion, mais ils pensaient qu’on ne dépasserait pas l’intelligence humaine. C’était l’année dernière. Cette année, 80 % des mêmes experts disent que l’Intelligence artificielle est en train de dépasser l’intelligence humaine dans tous les domaines. C’est donc un changement de civilisation beaucoup plus grave et impressionnant que ce que nous imaginons qui se prépare. Au mois de mai, un vent de panique s’est emparé de la Silicon Valley : tous les spécialistes, les experts, les créateurs, les dirigeants des entreprises, Sam Altman (le patron de ChatGPT et de l’AI), ont pris la plume pour alerter l’opinion publique mondiale et les dirigeants du monde et les amener à construire la gestion de la part démiurgique de l’hubris humaine qui est en train de fabriquer une machine plus forte que l’homme. Ils ont produit un statement, une déclaration en vingt-deux mots qui eut un retentissement mondial :

« 30 mai 2023, L’atténuation du risque d’extinction due à l’intelligence artificielle devrait être une priorité mondiale aux côtés d’autres risques sociétaux tels que les pandémies et la guerre nucléaire ».

Tout le monde comprend que les mots « risque d’extinction », traduits de l’anglais, désignent l’extinction de l’humanité. Ce sont les experts, les Elon Musk, tous les geeks si cool, qui, à la télévision et sur les réseaux sociaux, font la morale aux dirigeants politiques ! Ils viennent à Londres alerter le Premier ministre britannique : « Attention, ce que nous avons fait est très dangereux, vous devriez légiférer ! C’est quand même tout à fait étonnant et inédit. » D’habitude, ce sont plutôt des Carlos Tavares (PDG de Stellantis) qui prennent la parole pour dire : vous nous obligez à faire un saut technologique dans la batterie électrique, nous sommes contre, laissez-nous continuer comme avant. Là, c’est totalement l’inverse. Le Congrès des États-Unis s’est donc saisi de l’affaire et a plaidé pour la naissance d’une agence fédérale qui aurait un pouvoir de régulation aussi important que la SEC (Security Exchange Commission), en matière boursière, le BEA (Bureau d’Enquêtes et d’Analyses pour la sécurité de l’aviation civile) ou l’Autorité de la concurrence. Et surtout Goldman Sachs, une banque américaine amie du pouvoir, a rendu un rapport au mois de mars indiquant que 300 millions d’emplois allaient être perdus ou dégradés dans l’OCDE, concomitamment à une augmentation du PIB mondial de 7 % annuels. C’est-à-dire que l’enrichissement va continuer à s’accélérer mais que la matière humaine que sont les salariés, esclaves contemporains, va être sacrifiée. Et c’est maintenant, pas dans dix ans. En effet les 80 % d’experts qui ont changé d’avis en un an considèrent que tout cela se fait en 900 jours, c’est-à-dire en trois ans. Il y a donc un risque de destruction réel, connu et non encore maîtrisé. Il l’est d’autant plus s’agissant de la démocratie elle-même : car l’intelligence artificielle est la mort de la vérité puisqu’on peut créer une vérité alternative parfaitement identique et indétectable. Ce qui peut conduire à mener les sociétés, peuples, Nations dans un suicide ou une folie collectifs. C’est le premier danger auquel nous devons être sensibilisés.

Le deuxième est la destruction du travail en raison des bouleversements sociaux et politiques qui vont s’ensuivre. Ce danger menace tout ce qui concerne la gestion administrative, le droit, l’architecture, l’ingénierie, la médecine, le commerce, la finance, les banques, la gestion, l’art, le design … C’est un changement de civilisation face auquel les vingt-deux mots du statement du 30 mai 2023 font un peu trembler. Ce moment d’hystérie et de panique collective dans la Silicon Valley se poursuit dans une prise de conscience mondiale. Pour l’instant nul ne sait comment nous allons surmonter cet obstacle. Le sujet du travail est évidemment directement questionné.

Si je résume ce propos un peu alarmiste, le capitalisme financier et numérique dans son aboutissement nous conduit tous à revêtir la chasuble jaune et à être payés au revenu universel si les sociétés l’acceptent, ce que je ne crois pas.

Face à cette situation réforme ou révolution ?

La réforme c’est le partage de la valeur, c’est la transformation des systèmes décisionnels dans les entreprises financiarisées, ce sont des outils politiques capables de contenir collectivement les conséquences de l’intelligence artificielle. Je siège dans certains conseils d’administration d’ETI, d’entreprises innovantes, croissantes qui sont sur les marchés mondiaux… les patrons disent ne pas pouvoir continuer à subir la pression de l’actionnariat sans contrepoids salarial et sont conscients qu’il arrivera un moment où ils ne trouveront plus de salariés. La prise de conscience est dans tous les interstices de l’économie et des entreprises. Cette crise de la démission rampante se fait déjà sentir. Donc sans une réforme sérieuse sur la reconnaissance – la part de codétermination évoquée par Jean-Baptiste Barfety –, sur le partage de la valeur – évoqué dans nos débats –, je pense que nous ne surmonterons pas l’obstacle et que les sociétés peuvent parfaitement exploser.

Mais pour cela nous devons disposer d’un système démocratique en bonne forme, capable de construire des compromis entre groupes antagonistes, ce qui n’est plus le cas. C’est là le chaînon manquant de notre avenir.

Marie-Françoise Bechtel

Merci beaucoup.

Vous notez que nous sommes dans un moment révolutionnaire qui tient à la révolution hautement technique qu’est l’intelligence artificielle, laquelle nous conduit nécessairement à prendre un certain nombre de mesures que nous n’aurions peut-être pas prises par volonté politique ou sociale pure. C’est ainsi que j’ai perçu les propositions très directes et les analyses encore plus directes que vous avez faites.

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Le cahier imprimé du colloque « La France face aux mutations du travail » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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