Note de lecture de l’ouvrage de Jean-Claude Michéa, Extension du domaine du capital (Albin Michel, 2023), par Marie-Françoise Bechtel, présidente de la Fondation Res Publica.
Sous un titre qui parodie un célèbre roman contemporain[i], Jean-Claude Michéa pose une des questions incontournables de notre temps : le système néolibéral comme avatar actuel du capitalisme n’est-il pas la cause unique de ce mal du siècle qu’est la destruction des solidarités de toute nature au profit d’un individualisme de la jouissance immédiate, caution d’un différentialisme croissant qui gangrène nos consciences comme nos territoires ?
Réponse : en tant que fait social total au sens que Marcel Mauss donnait à ce terme, le modèle économique qui domine le monde est à même de rendre compte de l’ensemble des figures de la désincarnation du collectif et de sa constitution en un nouveau modèle mêlant jouissance immédiate et puritanisme des valeurs. La phase que nous vivons se caractérise par la nécessité de nous conformer à ce modèle. Nous, qui nous ? Se référant à de multiples reprises aux analyses de Christophe Guilluy, Michéa donne son plein assentiment au constat de territoires périphériques porteurs d’une conscience populaire en peine de s’exprimer ou d’être même reconnue comme légitime tant elle vit dans l’éloignement géographique et mental de la pensée dominante. C’est en prenant en compte ce constat que l’analyse livrée par Michéa se concentre sur une description des maux contemporains dans la droite ligne des analyses de Christopher Lasch[ii], reprises, redéfrichées et remises à jour puisque l’auteur de La culture du narcissisme est décédé depuis bientôt trente ans.
Redéfrichées mais surtout refondées. Un double héritage, celui de Marx et celui de George Orwell est convoqué par Michéa avec pour point de convergence la justesse historique de l’analyse du premier sur la réalité du capitalisme et la pertinence de la description par le second de ses effets culturels.
C’est armé de ces instruments que Michéa persiste et signe : il n’est pas seulement le pourfendeur d’un système d’asservissement des consciences et des comportements dont il complète ici la description dans une mise à jour des progrès du différentialisme jouissif et néanmoins moralisateur dont la dénonciation fut également, entre autres, le projet de Philippe Muray. L’apport de Michéa est de persister dans une analyse selon lui marxienne qui a débuté avec Impasse Adam Smith, donnant un tableau précis de l’adéquation profonde entre l’évolution du capital et la modélisation des comportements sociaux.
C’est précisément sur ce point que les choses se gâtent quelque peu. A la question de la réussite historique de l’emprise du capitalisme sur les consciences Michéa a la réponse : c’est par une totale erreur sur l’interprétation du progrès tel que le voyait Marx que la gauche en est arrivée à perdre le peuple. On peut faire crédit à Michéa de la justesse de certaines analyses notamment sur la façon dont le trotskysme, avant de se trouver limité dans des mouvements marginaux, a beaucoup travaillé des pans entiers de la gauche, notamment française, portée par l’idée que l’unification planétaire due à la dynamique du marché jouerait un rôle progressiste permettant la constitution d’une lutte du prolétariat sans considération aucune des frontières. Il est possible, et il est même malheureusement probable, que l’on retrouve là une des racines de l’abandon progressif par la gauche dominante du sens des frontières et de l’appartenance patriotique. Mais quid de la question du progrès ? On croit comprendre que cette notion était dès le départ délétère dès lors qu’elle vit en parallèle avec l’accumulation continuelle et illimitée du capital qui dans la doctrine de Marx et Engels est la condition de sa survie. Or sur cette question les analyses de Michéa sont plutôt décevantes car le parallélisme, on le sait depuis les médecins de Molière, ne suffit pas à établir une causalité. On cherche en vain celle-ci, lisant ici que « tout ce qui bouge n’est pas rouge » ou encore, à titre de contre démonstration, que la gauche a eu le grand tort de croire que « la société capitaliste moderne serait conservatrice par essence » – juste constat du triomphe du capitalisme, ludique, technologique et surindividualiste.
En réalité, à l’appui de la vision mystificatrice du progrès où se serait fourvoyée la gauche, Michéa se fonde seulement sur « la vision qu’avait Engels du progrès historique », revenant selon lui sur la théorie des stades qui caractérisait le matérialisme historique. Mais cette mobilisation donne d’assez maigres résultats, convoquant seulement une citation : « plus la civilisation progresse, plus elle est obligée de se couvrir du manteau de la charité »[iii], charité qui équivaudrait de nos jours selon Michéa à l’« humanitaire et à l’associatif ». Rien dans ce constat ne rend compte de l’adhésion jouissive et ludique des consciences à la phase actuelle du capitalisme dont les stades divers, aboutissant au néolibéralisme, inconnu de Marx et Engels, ne font d’ailleurs l’objet d’aucune analyse. N’y avait-il rien à dire sur le capitalisme moralisateur de la société victorienne et le contraste extraordinaire qu’il offre aujourd’hui par la mutation néolibérale du système économique et social, rien sur la phase de l’après-guerre où le modèle du capitalisme social, sur fond de rivalité avec les pays socialistes, avait paru triompher avant de se fracasser dans le naufrage de l’URSS et la construction européenne ? D’autant que Impasse Adam Smith, ouvrage publié il y a vingt ans, ouvrait des perspectives fortes en se fondant sur des analyses remarquables du devenir du paradigme des Lumières et notamment de la question du sujet individuel dans sa confrontation avec la dialectique historique.
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Que la gauche ait perdu le peuple, il est équitable et exact de le dire. Qu’elle l’ait perdu au bénéfice d’une position transfrontiériste (triomphe de Trotsky) et surindividualiste n’est pas moins avéré. Qu’elle doive cette perte au fait d’avoir totalement erré dans sa croyance historique au progrès (à distinguer de la vision qu’elle en a eu depuis une quarantaine d’années) n’est en revanche pas prouvé. En réalité c’est en donnant à cette scission entre la gauche et le peuple une conséquence personnelle que Michéa, reconverti dans une petite exploitation du sud des Landes[iv], trouve sa démonstration implicite – et subjective. Au fond nous dit-il, si la gauche a trahi sa propre cause en trahissant le peuple, alors il faut révérer ce que le peuple d’« en bas » ressent : attachement à la terre, à l’économie locale, aux valeurs traditionnelles, qui font l’objet d’un chapitre : « Chant du coq, cloches de l’église et colons métropolitains ». Se décrivant lui-même comme déçu de sa métropole (Montpellier), Michéa tente de nous dire que sa reconversion rurale dans le bas Armagnac a valeur d’exemple. Il est permis de trouver un peu regrettable cette promotion d’un choix personnel, en lui-même parfaitement respectable, au rang de contre-modèle aux démonstrations tapageuses du modèle métropolitain. Prenant lapidairement parti contre le refus de voir la « liaison étroite avec le mode de croissance auto-destructeur du système capitaliste » et le dérèglement climatique, Michéa nous engage dans un chapitre final à « quitter la ville », leçon un peu décevante de la part de ce penseur qui nous avait habitués à sortir des sentiers battus …
[i] Parodie car Houellebecq vise la lutte des classes mais comme étendue (ou transposée) au domaine sexuel, renvoyant d’ailleurs par là à la pensée soixante-huitarde inspirée de W. Reich et T. Adorno. Tel n’est pas le projet de Michéa qui vise les effets économiques et culturels irrésistibles du néolibéralisme, fils du capitalisme d’hier.
[ii] Universitaire américain décédé en 1994, Christopher Lasch était lui-même un disciple de Charles Wright Mills, penseur des élites dans les années 1950, qui avait mis en lumière la peur de la mort qui était selon lui une des composantes essentielles du désir effréné du consommateur américain d’être toujours à la pointe de ce qui venait juste d’être inventé. Michéa avait déjà longuement commenté sa pensée dans les remarquables préfaces qu’il avait consacrées à ses trois ouvrages majeurs : La révolte des élites, La culture du narcissisme et Culture de masse ou culture populaire ?
[iii] Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, ouvrage publié après la mort de Marx.
[iv] Dont la description fait l’objet de la dernière partie de l’ouvrage sous forme d’entretien avec une gazette locale.
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