La Souveraineté extérieure de la France aujourd’hui : libres réflexions

Note établie par Alain Meininger, ancien administrateur hors classe au ministère de la Défense et maître de conférences à l’ENA, membre du comité éditorial de la Revue politique et parlementaire, à l'attention des auditeurs de l'IRSP.

I / Partons de quelques postulats de base : 

-François Luchaire, un de nos grands maîtres, disait à la fin de sa carrière de professeur de droit, qu’il ne savait toujours pas ce qu’était la souveraineté ;

Un concept juridique ; elle est absolue en théorie, contrainte en pratique :  

-Posons l’énoncé certes un peu abrupt selon lequel l’indépendance est plus un constat de fait même si au regard des définitions établies les deux notions sont assez proches ;    

-La souveraineté nous vient en droite ligne des grands légistes royaux autour de Philippe le Bel ; Pierre Flote, Guillaume de Nogaret, Enguerrand de Marigny ; important de souligner ce règne de Philippe le Bel ; c’est sans doute de là que part la conscience diffuse, sourde, de la nécessaire et évidente puissance de l’Etat français. L’idée d’une domination universelle d’une France qui ne peut s’empêcher de se penser plus grande que les autres nations ; un modelage idéologico-politique qui dure jusqu’à aujourd’hui.

Le phénomène s’inscrit dans le grand mouvement de balancier qui voit au cours de l’histoire, alterner les Empires et les royaumes, aujourd’hui les Etats. Les Empires, romain, arabo-musulman, ottoman, chinois sont indifférents à la notion de souveraineté ; en expansion ou en rétractation un empire n’est pas un concept mais un fait. Il est et cela lui suffit. La force plus que le droit lui est consubstantielle.  (Russie aujourd’hui …).

La constitution du (petit) royaume de France est en grande partie à l’origine de l’émergence de cette notion de souveraineté. Il a fallu à la fois pour ce faire :

Ajuster à la baisse les prétentions statutaires des grands féodaux (achevée par l’annexion de la Flandre) en dégageant la notion publique d’Etat – la Couronne – qui survit quoi qu’il arrive à la personne du monarque qui, de suzerain féodal (lien hiérarchique personnel) passe au statut de souverain (lien juridique fonctionnel). Kantorowicz, etc. la chose publique se détache et se distingue de la propriété privée… Louis XIV c’est la mise en scène figée, le décorum un peu vain du pouvoir ; Philippe le Bel c’est l’exercice brutal et sournois – assis sur une vision politique – de ce même pouvoir, parce que rien n’est évident à ce moment et que tout ou presque est à faire (relire Maurice Druon, Les Rois Maudits).

-Contenir les appétits du Saint Empire romain-germanique mais aussi les prétentions théocratiques de la Papauté. Sans oublier le légendaire affrontement avec le Temple qui se terminera mal pour le Grand Maître : en émergera l’adage : « Le Roi est empereur en son royaume ».

Bref, cela nous conduit à une souveraineté qui se définit comme la compétence des compétences, un pouvoir originel, insubordonné, non conditionné, non dérivé..

Absolue en théorie donc : compétence juridique, elle ne peut être contrainte que par des cessions volontaires et juridiquement reconnues (traités, adhésions à des organisations internationales, fédéralisme intégral ou à compétence limitée comme l’U.E. etc.). Une limitation de souveraineté – donc de compétence juridique – imposée par la force (doctrine Brejnev appliquée au sein de feu le Pacte de Varsovie) ne saurait être valide dans un ordre international fondé sur le droit. D’où l’intérêt et même la nécessité de garder en propre notre siège de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies…  

Se pose évidemment la question difficilement soluble des contraintes imposées par la géographie (Etats tampons, confins, transitions civilisationnelles etc..) ; Des questions ont pu se poser pour la Finlande, le neutralité suédoise et d’autres comme pour l’Ukraine aujourd’hui liée à une logique d’Empire qui est celle de la Russie ;

Partons d’un autre postulat – arbitraire – en termes de vocabulaire qui est que l’indépendance est un état de fait. Il n’y a jamais – ou rarement – d’indépendance absolue c’est à dire d’autarcie possible (États-Unis ?). On est indépendant ou dépendant énergétiquement, alimentairement etc.. sachant que le jeu combiné des interdépendances interfère sur (et conditionne) la souveraineté….

II / Quelques exemples permanents ou mis en valeur par l’actualité

1/ La Défense

La défense c’est une assurance, en l’occurrence de survie de l’Etat et de la Nation ; quand il faut payer la prime c’est toujours trop cher et il y a toujours d’autres priorités ; quand il y a un problème, les dirigeants en place sont contents ( ou non, si c’est insuffisant ) d’avoir à leur disposition ce que leur ont laissé leurs prédécesseurs . Car le temps « défense » n’est pas le temps politique ….

Il en va de même du renseignement qui, de plus, est dans certains de ses compartiments, un conservatoire de techniques et de savoir-faire ; les abandonner pour économies budgétaires risque de conduire à ne plus pouvoir les récupérer.

La force de frappe nucléaire : conditions sine qua non ; suffisance quantitative pour dissuader et autonomie d’emploi …(contrairement à la Grande-Bretagne par exemple )

Les services spéciaux, dont De Gaulle a dit qu’ils étaient un élément de la souveraineté, après le raid de Bruneval, (opération Biting du 27 février 1942) ; Ils constituent, à des fins souveraines et de survie de la Nation, l’ « ultima ratio », l’indispensable légalisation de l’illégalité;  thème délicat des opérations non traçables, non revendicables, ( exécutions extra-judiciaires par exemple).

Les capacités industrielles en matière d’armements : recomplètement en armes et munitions. La guerre du Kippour, en 1973, marque l’abandon de la France et le basculement d’Israël vers les Etats-Unis comme fournisseur d’armes, seuls capables de l’approvisionner dans un conflit bref mais de haute intensité. Les USA organiseront sans délai un pont aérien continu via les Açores. On n’est pas une grande puissance si on n’a pas les capacités de réapprovisionner rapidement un allié en guerre (Ukraine aujourd’hui).  

Le transport aérien stratégique ; est-il acceptable que l’on ait dépendu pendant des années des avions cargos ukrainiens et russes pour nos opérations africaines ? Avec à la clé quelques affaires financières pas très claires…

2/ le numérique ;

Le cloud souverain ; voir l’interview de Guillaume Poupard, directeur de l’ANSSI, du 08/10/22 dans La Tribune : “Nous ne sommes pas capables de faire du cloud de haut niveau en France aujourd’hui avec des technologies exclusivement françaises…” 

Transfert de données transatlantiques ; affaire bloquée depuis 2020 avec l’annulation du précédent cadre légal, jugé non conforme au RGPD par la CJUE ;

Internet est un espace où se joue la guerre et la lutte contre le terrorisme ; Chine et Russie y développent leurs alternatives à l’hégémonie américaine.   

3/ L’énergie

Le nucléaire ; la seule pertinente pour nous, pour l’indépendance énergétique ;

4/ La santé :

Réserves stratégiques de carburant ; pourquoi pas pour les molécules essentielles ? on ne reviendra pas sur les masques ; il faut accepter dans certains cas, même si ça fait archaïque, de passer d’une logique de flux à une logique de stock.

5/ L’ordre juridique

L’extraterritorialité du droit américain ; se faire imposer un système juridique qui n’est pas le nôtre sous prétexte que l’on a utilisé une messagerie américaine est très violent ; exemple récent de Lafarge et la Syrie. Problème des cabinets d’avocats et de conseils et l’espionnage. Le sujet est lié aussi à la faible place de l’Euro comme monnaie de réserve et dans les échanges internationaux ; rôle du système SWIFT.

6/ La langue

La préservation de la francophonie est fondamentale. On ne pense pas en français comme on pense en anglais ou en chinois ; la maîtrise du langage est essentielle ; les combats fondateurs sont culturels (carnets de prison de Gramsci 1948). Notre imaginaire (culture populaire, histoire) est en train de disparaître.

Conclusion : deux idées simples

1/ Il faut refuser la culpabilisation systématique de la part d’accusateurs et d’imprécateurs en recherche perpétuelle d’un statut de victime pour prendre le pouvoir sur nous et s’absoudre de leurs erreurs et insuffisances ; Mali avec Barkhane (présent on est coupable, partis on l’est aussi), Algérie (OQTF, visas, rente mémorielle de la colonisation, Poutine avec la gestion de l’après 1989, etc.) Quoi que l’on fasse on sera toujours coupable.  

 Accéder au statut de victime est le Graal de notre époque :  Boris Cyrulnik l’explique très bien : se voir reconnu comme victime c’est prendre le pouvoir sur l‘autre. Et dans les grands débats géopolitiques, historiques et philosophiques du temps, l’autre c’est nous, c’est-à-dire l’Occident et l’homme blanc.    

Vouloir maitriser ses frontières (composante essentielle de la notion d’Etat et de souveraineté) ce n’est pas être fasciste  ;  vouloir préserver notre identité et nos continuités historiques (tous les autres le font pourquoi serions-nous les seuls chez qui ce serait condamnable) n’équivaut pas à être raciste, etc.

2/ Eviter d’avoir à rejoindre à l’avenir la cohorte de ceux que l’on appelle les peuples à structure mélancolique, c’est-à-dire dont l’évènement fondateur est une défaite (Serbie avec la bataille de  Kosovo Polje de 1389, ou autrefois Israël avec Massada, ce pourrait être juin 1940 pour nous) ou dont l’imaginaire repose sur un déclin (Autriche, perte d’un Empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais) ; ce pourrait être la « capitis diminutio » de notre influence mondiale après 1918 ou la régression économique et industrielle actuelle pour nous. (Le parallèle perpétuel, depuis 60 ans, avec une soi-disant supériorité allemande est fatigant et discutable ; la France, contrairement à bien des idées reçues, possède tous domaines confondus, au moins autant et sans doute plus d’atouts que l’Allemagne dont les vulnérabilités sont réelles, mais bien gérées.

Ne pas intégrer dans notre tête – ce à quoi certains cherchent à nous pousser – que nous sommes devenus une puissance moyenne, en déclin, vouée à se fondre et à disparaître dans un ensemble plus vaste, au risque de donner corps à une prophétie auto-réalisatrice. La puissance s’identifie par sa concentration en une volonté et non sa dilution ; la superficie et la démographie ne font pas tout dans le rayonnement. L’addition de 27 faiblesses n’a jamais fait une force. On est grand si on décide de l’être. Il faut simplement savoir faire les bons choix.  

Vous êtes la génération qui sera bientôt aux commandes ; à vous de jouer ! Comme le disait Charles de Gaulle : « Là où il y a une volonté il y a un chemin »

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