« La notion d’État de droit : du Rechtsstaat à l’auberge espagnole …»
Intervention par Anne-Marie Le Pourhiet, professeur de droit constitutionnel, ancienne vice-présidente de l'Association française de droit constitutionnel, auteur de Droit constitutionnel (Economica, 2018), membre du conseil scientifique de la Fondation Res Publica, lors du séminaire "Europe, État de droit et souveraineté nationale" du lundi 15 mai 2023.
Intervention par Anne-Marie Le Pourhiet, professeur de droit constitutionnel, ancienne vice-présidente de l’Association française de droit constitutionnel, auteur de Droit constitutionnel (Economica, 2018), membre du conseil scientifique de la Fondation Res Publica, lors du séminaire « Europe, État de droit et souveraineté nationale » du lundi 15 mai 2023.
Entièrement d’accord avec Jean-Éric Schoettl, je vais simplement compléter son exposé par quelques réflexions théoriques sur la définition de l’État de droit (I) et son instrumentalisation contemporaine (II).
I. Un concept doctrinal indéfini
Jean-Éric Schoettl nous a dit que dans la tradition juridique française « l’expression État de droit » renvoie à une architecture à 3 composantes : la hiérarchie des normes, la souveraineté nationale et populaire et l’existence de trois pouvoirs spécialisés et il a ajouté, plus loin, que lorsque l’article 2 du TUE relatif aux valeurs de l’Union mentionne l’État de droit « On pourrait penser qu’il fait référence, à titre recognitif, aux acquis de la société démocratique tels que le suffrage universel ou la liberté d’expression ». À vrai dire, ce n’est pas cela non plus et on tombe encore là dans le travers consistant à définir l’État de droit avec des notions qui en sont distinctes et indépendantes.
La vérité est qu’il n’y a aucune définition normative universelle de l’État de droit c’est un concept, une idée purement intellectuelle très « localisée » dans la doctrine allemande et qui se résume finalement à une simple et seule évidence : la hiérarchie des normes, et donc le respect par toute décision publique de la norme supérieure.
Il faut bien insister sur ce point : l’État de droit est une notion discursive, intellectuelle, elle n’est pas prescriptive, normative. Le mot n’est prononcé dans aucune constitution française même pas dans les révisions récentes de la Constitution de 1958 et il n’apparaît dans aucune jurisprudence, ni constitutionnelle, ni administrative ni judiciaire. Les discours de nos chefs de cours, lors des rentrées solennelles ou de la réception des nouveaux magistrats ou promotions de l’ENM, regorgent de références emphatiques à l’État de droit qui n’existe pourtant pas dans nos textes. Précisons qu’il n’est même pas inscrit dans la loi fondamentale allemande qui dit seulement, dans son article 20 : « Le pouvoir législatif est lié par l’ordre constitutionnel, les pouvoirs exécutif et judiciaire sont liés par la loi et le droit ».
Ce terme n’existe donc « juridiquement » que dans le traité sur l’Union européenne où il figure à l’article 2 relatif aux valeurs et, depuis 2020, dans le règlement 2020/2092 relatif à la conditionnalité pour la protection du budget de l’Union.
La notion d’État de droit (staatsrecht) est apparue dans la doctrine juridique allemande du XIXe siècle qui l’opposait à l’État dit « de police ». C’est un concept a-politique désignant une simple architecture, une structure normative hiérarchisée tendant à rationaliser l’administration et à prévenir l’arbitraire des décideurs (y compris des juges) en les obligeant à se déterminer sur la base de lois générales, préétablies, connues de tous et égales pour tous. Les fonctionnaires et les juges doivent donc décider en fonction de la loi et non selon leur bon plaisir ou à la tête du client : c’est une garantie de sécurité juridique, de prévisibilité et de cohérences de l’ordre juridique. L’idée est davantage d’assurer l’ordre que de garantir la liberté, même s’il est évident que chacun profite de la sécurité juridique et de la prévention de l’arbitraire. Certains juristes allemands ont cependant défendu une conception plus substantielle de l’État de droit incluant le respect des droits individuels mais c’est la conception formelle, purement hiérarchique, qui l’a emporté.
Lorsque la doctrine publiciste française importa la notion sous la IIIe République, les deux conceptions, substantielle et formelle furent également défendues, mais c’est aussi l’architecture normative et rationnelle qui l’a emporté sous l’influence de Carré de Malberg.
Au départ l’État de droit vise donc essentiellement l’administration de telle sorte que, chez nous, l’expression consacrée sera plutôt celle du « principe de légalité » de l’action administrative. Toutefois, l’on sait très bien qu’à partir de l’arrêt Blanco, en 1873, c’est le Conseil d’État lui-même et non pas le législateur qui va fabriquer le droit spécifique à l’administration dans sa jurisprudence de telle sorte que le principe de légalité vise en réalité la soumission de l’administration au juge administratif. Déjà donc, bien avant aujourd’hui, le concept a d’abord servi à affirmer le pouvoir des juges. Dans sa thèse intitulée « De l’État légal à l’État de droit – 1879-1914 » Marie-Joëlle Redor a bien montré que l’anti-parlementarisme de la doctrine de la IIIe République l’avait déjà conduite à approuver le transfert de compétence des assemblées législatives vers l’administration et son juge. Dans la préface de la thèse, Jean Combacau conclut : « Voilà ce à quoi aboutit la réalisation systématique d’une doctrine qui, pour avoir voulu tenir en respect le maître de la loi, s’est condamnée à chercher un maître du droit et l’a trouvé dans les juges ».
Puis l’idée d’État de droit a fini par viser le contrôle juridictionnel des lois elles-mêmes, notamment sous l’influence du juriste autrichien Hans Kelsen, dans une conception pyramidale de la hiérarchie des normes dominée cette fois par la constitution de l’État et donc, le juge constitutionnel. D’où le renouveau du concept dans la doctrine publiciste française, chez les constitutionnalistes cette fois, à partir de la décision post-gaullienne du Conseil constitutionnel en 1971 puis partout ensuite après la ratification de la CESDH et la succession de traités européens.
Le commun dénominateur de ces acceptions, le seul point de consensus se résume dans la hiérarchie des normes et l’obligation, pour chaque niveau de décision publique de respecter les normes établies à l’échelon supérieur, afin de garantir, théoriquement, la sécurité juridique. Mais la notion d’État de droit reste, en soi, indépendante de toute autre « valeur ». Elle n’implique ni la démocratie (un régime aristocratique ou autocratique peut être un État de droit), ni un quelconque respect de droits naturels ou de principes métaphysiques (une loi « barbare » ou simplement restrictive des droits-libertés ou peu généreuse en droits-sociaux, n’est pas de ce seul fait contraire à l’État de droit si elle a été adoptée selon des règles supérieures qui ne formulent aucune exigence de fond). Michel Troper a bien montré que si la démocratie implique une hiérarchie des normes, l’inverse n’est pas vrai[1].
Mais dans un régime où le suffrage universel est la source du pouvoir, la norme la plus élevée sera forcément la Constitution voulue et approuvée par le peuple qui consacre elle-même le principe démocratique. Puis vient en-dessous la loi votée par les représentants du peuple et le traité dont la ratification est autorisée par une loi, puis les règlements, etc.
La démocratie comme la séparation des pouvoirs sont donc des notions distinctes et indépendantes de l’État de droit. Il y a mille et une façons d’agencer les pouvoirs dans une constitution, il n’y en a pas deux qui aient exactement le même système. L’idée même d’un « pouvoir » judiciaire, par exemple, a toujours été formellement refusée en France et même par Montesquieu lui-même qui faisait des juges les « bouches de la loi » et considérait que la puissance de juger devait être « nulle ». Quant aux Britanniques ils ont toujours posé la souveraineté absolue de leur parlement qui « peut tout faire sauf changer un homme en femme » et sans le moindre contrôle de constitutionnalité sanctionné… et pour cause.
Or l’instrumentalisation contemporaine de la notion consiste à faire de l’État de droit une auberge espagnole dans laquelle chacun met ce qu’il souhaite, et notamment les institutions européennes qui se font elles-mêmes les relais de minorités militantes.
II. L’instrumentalisation contemporaine
– Sur le plan organique, la notion sert d’abord à fabriquer le droit hors-les-murs des institutions démocratiques, notamment dans les juridictions mais aussi chez les « experts » réunis dans la technostructure européenne, les AAI, et les lobbies déguisés en « société civile ». La « soumission de l’État au droit » ne désigne plus la soumission de l’État à son propre droit, celui dont il a théoriquement le monopole, mais à lui imposer des normes venues d’en haut ou d’en bas.
La vérité contemporaine est que l’État de droit est devenu le totem[2] et l’argument d’autorité dont se prévalent des castes politiques, économiques et sociétales pour contrecarrer systématiquement la règle majoritaire inhérente au suffrage universel et donc pour contrarier le verdict des urnes[3]. L’État de droit n’est plus un principe d’organisation hiérarchique des normes fondé sur la légitimité de leur auteur, mais le masque d’une confiscation aristocratique du pouvoir par des oligarchies en réseaux.
Dirigé contre l’État-nation réputé despotique et dominant par nature, l’État de droit devient le mantra de la promotion du « droit sans l’État » sur le modèle américain de l’auto-régulation de la société civile par les juges et les lawyers[4]. Détaché de son armature démocratique, il devient essentiellement un instrument de répression et de contournement du pouvoir politique, comme en témoigne le titre de certains ouvrages apologétiques célébrant « La politique saisie par le droit » ou encore « Le droit contre les démons de la politique », illustrés par l’image de Saint-Georges terrassant le dragon[5]. Le bien juridique contre le mal politique, telle est l’image pieuse désormais offerte aux communiants[6].
La pierre angulaire de ce droit sans l’État consiste donc d’abord à inverser précisément la hiérarchie des normes traditionnelles des démocraties en décrétant la primauté du droit européen, y compris dérivé, sur les droits nationaux, y compris constitutionnels. Dès lors que la fameuse hiérarchie des normes consiste, à Bruxelles et Luxembourg, à placer le droit européen au sommet de la pyramide, toute violation du droit européen y compris par les constitutions nationales devient une atteinte à l’État de droit. CQFD. Il en résulte que les décisions des juridictions nationales, notamment constitutionnelles, qui osent affirmer que la Constitution reste au sommet de l’ordre juridique, exposent leurs États, non seulement aux procédures en manquement classiques, mais désormais, à une lourde sanction financière voire à une procédure d’exclusion du droit de vote pour atteinte à l’État de droit.
– Sur le fond, ces nouvelles usines juridiques non étatiques tendent évidemment à imposer des volontés et des intérêts minoritaires érigés en « valeurs ». Le règlement européen sur la conditionnalité est ainsi un modèle de gloubi-boulga conceptuel. Il comporte d’abord cinq pages d’exposé des motifs sous forme de logorrhée brouillonne et fourre-tout expliquant que l’État de droit c’est tout : les valeurs, la bonne gestion financière, la procédure législative transparente et responsable, l’indépendance des juges, la démocratie, les droits fondamentaux, la séparation des pouvoirs, etc. Tout y passe. Pui viennent les 10 articles du règlement lui-même et là, on reprend la définition dans l’article 2 :
« Aux fins du présent règlement, on entend par « État de droit » la valeur de l’Union consacrée à l’article 2 du traité sur l’Union européenne. Il recouvre le principe de légalité, qui suppose l’existence d’un processus législatif transparent, responsable, démocratique et pluraliste, ainsi que les principes de sécurité juridique, d’interdiction de l’arbitraire du pouvoir exécutif, de protection juridictionnelle effective, y compris l’accès à la justice, assurée par des juridictions indépendantes et impartiales, « également en ce qui concerne les droits fondamentaux, de séparation des pouvoirs, de non-discrimination et d’égalité devant la loi. L’État de droit s’entend eu égard aux autres valeurs et principes de l’Union consacrés à l’article 2 du traité sur l’Union européenne ; ».
Les républiques de Pologne et de Hongrie ont fait un bon recours contre ce règlement devant la CJUE en expliquant que par sa rédaction ambiguë et incompréhensible il est précisément contraire à la sécurité et à la prévisibilité juridique qu’implique l’État de droit ! La Cour a bien sûr considéré, dans sa décision du 16 février 2022 (65 pages !), que tout cela était parfait en insistant simplement sur le fait qu’il faudrait quand même veiller à ce qu’il y ait un lien direct entre la violation invoquée de l’État de droit et la gestion financière de l’Union.
Et comme il ne faut surtout pas s’arrêter en si bon chemin, le projet de révision des traités de Guy Verhofstadt, qui a déjà été approuvé en interne au parlement européen, prévoit de rajouter à l’article 7 du traité qu’en cas de « risque évident de violation grave des valeurs de l’article 2 » par un État le Conseil peut, à la majorité qualifiée, prendre les mesures budgétaires appropriées, y compris une suspension des engagements et paiements sur le budget de l’Union ». Donc ce n’est même plus limité à l’État de droit c’est étendu ouvertement à toutes les « valeurs » de l’Union y compris donc les droits des minorités, notion pourtant contraire à la Constitution française.
Donc c’est clair : l’État de droit c’est simplement le nom donné à l’ensemble de « l’Empire du bien » sans frontières, progressiste et multiculturel qui prime sur nos constitutions, nos identités et surtout nos souverainetés nationales. Le concept d’État de droit tel que l’avaient conçu les juristes allemands du XIXe s’est mué en un fourre-tout arbitraire aux antipodes de sa définition originelle. Je vous remercie.
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[1] Michel Troper, Le concept d’État de droit, in La théorie du droit, le droit, l’État, Léviathan, PUF, 2001, p. 276
[2] Ghislain Benhessa, Le totem de l’État de droit, L’Artilleur, 2021
[3] Bertrand Mathieu, Le droit contre la démocratie ?, LGDJ-Lextenso, 2017
[4] Laurent Cohen-Tanugi, Le droit sans l’État, Paris, PUF, 1985 ; La métamorphose de la démocratie – De l’État jacobin à l’État de droit, Gallimard, 1993
[5] Louis Favoreu, La politique saisie par le droit, Economica, 1988 ; François Saint-Pierre, Le Droit contre les démons de la politique, Odile Jacob, 2019
[6] Anne-Marie Le Pourhiet, « L’État postmoderne et la soumission du politique », Revue des deux mondes, septembre 2020, p. 116
Le cahier imprimé du séminaire « Europe, État de droit et souveraineté nationale » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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