Débat final, lors du séminaire "Europe, État de droit et souveraineté nationale" du lundi 15 mai 2023.

Débat final, lors du séminaire “Europe, État de droit et souveraineté nationale” du lundi 15 mai 2023.

Marie-Françoise Bechtel

Merci beaucoup, pour cette démonstration éblouissante, partant de la théorie pour arriver à ce qu’il y a de plus concret, c’est-à-dire l’organisation d’une sorte de marché des valeurs permettant de s’abstraire de la décision politique en tant que politique. La chose qu’il fallait enrober au maximum, ce que j’appelais tout à l’heure une forme plastique, c’est la décision politique qui naturellement revient aux États. Je voudrais remarquer quand même que tout cela crée une certaine pagaille dans la défense des intérêts nationaux car si la décision politique n’est plus au sommet de ce que l’Europe permet de faire, il reste quand même la défense plus ou moins souterraine des intérêts nationaux. On l’a très bien vu avec les affaires de taxonomie par exemple. On le voit aussi dans l’affaire polonaise parce qu’il me semble, en apportant un tempérament à ce que vous avez dit tous les deux, que si la censure contre la Pologne est toujours en cours, les sanctions semblent plutôt au point mort. Du fait qu’elle vend des armes et se montre très marchante dans l’affaire ukrainienne, la Pologne serait redevenue vertueuse à certains égards. Par conséquent, ai-je cru comprendre, on a quand même un peu ralenti la procédure de sanctions contre la Pologne[1]. Ce qui prouve encore une fois que les intérêts nationaux des pays sont parfois pris en compte, et pas forcément pour les meilleures raisons. Mais ils ne peuvent plus s’exprimer que dans le désordre et l’arbitraire. Et la conception cartésienne de la France est mise à mal faute d’institutions dans lesquelles elle puisse se reconnaître, agir et négocier.

Jean-Éric Schoettl

Certes, comme l’a dit Anne-Marie Le Pourhiet, le Rechtsstaat n’a pas de contenu substantiel et, historiquement, n’implique rien, ni en termes de droits de l’homme ni en termes de démocratie. Mais maintenant que la notion est présente, non seulement dans le droit de l’Union mais aussi dans le débat public – où elle est ressassée, instrumentalisée, mobilisée à tout instant – il faut bien lui donner, ne serait-ce qu’à titre défensif, un contenu aussi raisonnable que possible. Et ce contenu aussi raisonnable que possible c’est celui que j’ai proposé. Mais il est bien évident que les organes de l’Union européenne et tous les activistes qui gravitent autour d’eux lui donnent un sens beaucoup plus large. Et, avec eux, toute la bien-pensance française. L’État de droit c’est l’empire du bien.

Marie-Françoise Bechtel

C’est le passage par les droits fondamentaux, comme je le disais tout à l’heure, qui a fait l’articulation entre la forme et le contenu. Théoriquement, l’État de droit est ce que dit Anne-Marie Le Pourhiet, il se réduit en somme à l’affirmation que l’État dans la conduite de son action est soumis à la règle de droit. Mais nous ne vivons pas dans la théorie, nous vivons dans l’idéologie. Et c’est pourquoi on a vu depuis une trentaine d’années maintenant, apparaître sous l’invocation à l’« État de droit », la référence de plus en plus nourrie aux « droits fondamentaux », portés d’abord par le CEDH avant de l’être par la CJUE en raison de l’articulation des deux faites au nom de la « Charte européenne des droits fondamentaux ». Tout cela est en contradiction totale avec la prédominance des libertés publiques caractéristique de la tradition française et britannique.

Bertrand Mathieu

Je souhaite réagir aux deux brillants exposés que nous venons d’entendre. Mon intervention ne porte pas sur les constats, qui ont été clairement définis, mais sur les solutions qui pourraient être apportées aux problèmes posés. Je le ferai sous forme de trois questions

Première question : comment résoudre les conflits, conflits de compétences ou conflits substantiels entre les États et l’Union européenne ?

À ce niveau deux problèmes peuvent être soulevés.

Le premier est relatif à la résolution des conflits entre les juridictions. Faut-il, par exemple, envisager à cette fin la création d’une sorte de tribunal des conflits, organe permanent ou ad’hoc, qui serait composé de représentants des États, ou d’un État concerné, et de l’Union européenne ?

Le second problème consiste à trouver un mécanisme qui permette de faire en sorte que la résolution des conflits ne soit pas confiée exclusivement aux juges. En effet, comme Jean-Éric Schoettl l’a bien exposé, le droit européen est aussi un moyen pour les juges d’étendre globalement leurs compétences. Et confier la solution des conflits à un organe qui serait, par exemple, composé de membres de la Cour de cassation et de membres de juridictions européennes ne permettrait pas de freiner cette dérive. Ne faudrait-il pas alors introduire dans les constitutions nationales un certain nombre de sujets qui relèvent de l’identité nationale ? Tout ne peut pas relever de l’identité nationale et on ne peut pas non plus laisser au seul juge national le soin de définir ce qui relève de l’identité, faute de quoi les compétences de l’Union européenne pourraient être vidées de leur substance au gré des décisions nationales. Le juge européen ne peut pas non plus définir en dernier ressort le champ des questions identitaires, sauf à priver les États de toute souveraineté. La plus grande difficulté est là. On ne peut pas dire que le juge national est le seul répartiteur des compétences. Pas plus qu’on ne peut attribuer cette fonction exclusivement au juge européen. Dans un cas comme dans l’autre on ne peut pas être juge et partie. Il y a là une difficulté qu’il faut essayer de résoudre. Pour mesurer la complexité de la question et rendre effectives les solutions, il convient aussi d’intégrer à ce raisonnement la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) parce que si l’on ne résout que les conflits avec l’Union européenne on n’aura résolu qu’une partie du problème. Et cela complique encore grandement les choses.

Deuxième question : comment réintroduire le rôle éminent des responsables politiques au sein de l’Union européenne ?

De ce point de vue, il faut sûrement redonner au Conseil les compétences qui ont été confisquées par la Commission. Mais ne faut-il pas aussi réfléchir à un autre type de parlement européen dont les membres représenteraient aussi – mais pas seulement – les parlements nationaux ?

Troisième question : comment faire de l’Europe une puissance ?

C’est un problème fondamental. Si on admet que l’on est dans un système de reconstitution des empires quelle est la place de l’Europe dans ce système ? De ce point de vue, la construction européenne doit jouer un rôle majeur, mais les institutions actuelles sont probablement peu aptes à le jouer.

Ces trois questions me semblent très importantes.

On ne peut pas en rester à un diagnostic des dérives et des méfaits du fonctionnement des institutions européennes et de la manière dont l’Europe se construit en dehors d’un véritable contrôle démocratique. Concrètement, sur un certain nombre de questions, il faut réfléchir aux solutions possibles, c’est à cette tâche qu’il faut s’atteler. Le diagnostic est clair, les thérapies le sont moins. Si l’on se borne à la simple dénonciation des dérives on finira par réunir un petit groupe de personnalités lucides mais impuissantes, le décalage se creusera entre la réalité et les termes de l’analyse.

Marie-Françoise Bechtel

Je vous remercie.

Vous répondez à la question que je posais à la fin de mon introduction. Comment réintroduire de la politique dans tout cela ? Une piste me paraît personnellement très intéressante, c’est la réforme du Parlement européen, qui consisterait en fait à revenir à l’ancien système, celui qui prévalait avant 1989. On sait que le Parlement européen ne représente pas un peuple souverain. S’il représente, au second degré, les peuples nationaux, c’est déjà un progrès. C’est le système que nous avions auparavant. Si les députés européens ont l’obligation de revenir auprès de leurs électeurs, de leur expliquer leurs choix et de les entendre ce n’est pas la même chose que s’ils se trouvent hors sol. Je crois tout à fait à cette voie, de même que je crois à la voie qui consiste à rénover, à faire vivre vraiment l’article 88-4 de la Constitution[2] qui oblige le Gouvernement à soumettre au Parlement tous les projets de résolution venant de l’Union européenne, le Parlement pouvant même s’auto-saisir.

Le problème c’est que la Commission des affaires européennes au Parlement, par laquelle passe toute la procédure, est une véritable instance disciplinaire. Si vous prononcez devant elle un mot qui pourrait sembler non conforme à la vulgate européenne, la discussion est close (je parle d’expérience). On est dans le catéchisme pur. C’est vrai aussi au Sénat. Si nous avions des députés moins catéchisants dans la Commission des affaires européennes, peut-être le Parlement pourrait-il alerter assez tôt quand un projet d’acte de résolution n’est pas conforme aux compétences de l’Union. Et le gouvernement serait mis devant une responsabilité de nature politique.

Alain Dejammet

Je crois qu’à l’heure actuelle il y a deux « totems » (mot très à la mode), d’un côté l’État de droit et de l’autre le respect dû aux grands textes institutionnels : Pacte de la Société des Nations, Charte des Nations unies, Déclaration universelle des droits de l’homme. Ces trois grands textes fondamentaux ne font nulle mention d’État de droit, pas plus que la plupart des textes constitutionnels. Vous avez raison de mentionner qu’il a été inscrit dans l’article 2 du traité de Maastricht, du traité de l’Union européenne. Je crois qu’il figurait aussi dans la Charte de Paris de 1990, un an auparavant, et peut-être dans le traité d’Helsinki (CSCE). Mais j’ai le sentiment que les gens mentionnaient cette formule d’une manière parfaitement anecdotique, la grande affaire étant l’économie, le sort du mark allemand, les institutions politiques, le rôle du comité politique vis-à-vis du Comité des représentants permanents (COREPER) à Bruxelles, et surtout la défense. Il s’agissait d’évoquer éventuellement la défense européenne mais en la noyant dans une référence à l’OTAN. Mais l’État de droit, absolument pas !

Il se trouve que j’étais à Maastricht mais je n’ai pas du tout le sentiment que dans leurs conversations, le président Mitterrand, Helmut Kohl ou John Major aient véritablement pris conscience de l’importance qu’il fallait attacher à cette notion d’État de droit. J’ai l’impression que dans l’esprit de la plupart des participants qui ont avalisé cela sans aucune difficulté, alors qu’il y avait de sérieuses discussions à Maastricht sur les aspects de défense, l’expression État de droit était une traduction de Rule of law, la règle du droit, la règle de la loi. Et la loi appartient aux parlements dont on peut tout accepter parce que les parlements font ce qu’ils veulent. Effectivement si vous demandez à l’excellent ambassadeur de la Hongrie à Paris, un descendant de Otto de Habsbourg, ce que l’on entend par État de droit en Hongrie, il répondra : « ce que les lois hongroises définissent »., Mais il est certain qu’à Maastricht, on n’avait pas du tout le sentiment d’un basculement vers l’univers que vous nous avez décrit.

Anne-Marie Le Pourhiet

En réalité c’est une notion typiquement allemande, conçue à l’allemande, une notion totalement organique, une hiérarchie des normes, et cela ne signifie pas autre chose. La préoccupation de sécurité juridique est sans doute d’inspiration un peu libérale puisqu’il s’agit d’empêcher que le fonctionnaire ou le juge ne prenne des décisions en fonction de leur bon plaisir et de s’assurer qu’ils décident en fonction de règles préétablies, égales pour tous, mais c’est essentiellement un principe structurel, d’organisation, de prise de décision. Il n’y a pas de règle de fond là-dedans.

Alain Dejammet

J’ai le sentiment qu’à Maastricht les négociateurs, nos grands dirigeants, ne pensaient pas du tout à l’importance de ce mot, redondant, ajouté à la fin d’une phrase assez longue et s’intéressaient beaucoup plus à la défense et au sort du mark.

Anne-Marie Le Pourhiet

En effet, l’État de droit, simple hiérarchie des normes, est une idée assez plate et classique. Mais on s’est mis à y intégrer des principes de fond et à placer l’État de droit parmi les « valeurs de l’Union ». Comme une poule qui court sans tête cette notion a quitté son sens initial pour devenir un attrape-tout au service de l’impérialisme technocratique et de la primauté inconditionnelle du droit européen.

Alain Dejammet

par le biais de la constitution d’un univers sur lequel on fondera le retour aux sanctions. S’il y a un aspect dominant actuellement c’est bien cette manie de recourir systématiquement aux sanctions, sans doute en référence à l’autre totem qu’est l’État de droit. Ce sont les deux jambes sur lesquelles avance irrésistiblement l’Union européenne.

Anne-Marie Le Pourhiet

Je vous renvoie à ce sujet au livre de Ghislain Benhessa que j’évoquais tout à l’heure : Le Totem de l’État de droit, concept flou, conséquences claires, publié chez L’Artilleur en 2021. Il y décrit ce totem qu’est devenu l’État de droit qui a complètement quitté sa conception allemande ou autrichienne d’origine pour devenir un instrument de répression de la démocratie.

Marie-Françoise Bechtel

Pour avoir suivi de très près les débats de Maastricht je confirme absolument ce que dit Alain Dejammet. À Maastricht il n’était pas question une seconde d’État de droit. La question qui a été posée et a beaucoup orienté les débats ainsi d’ailleurs que l’adhésion de certains parlementaires est celle de la compétence de la compétence. Elle a d’ailleurs donné lieu à l’amendement Lamassoure[3], depuis lors un peu retravaillé. Elle a surtout été l’objet de négociations politiques entre les centristes et le parti supposé gaulliste (qui était alors en train d’abandonner son gaullisme). En réalité, l’État de droit est quelque chose qu’on n’aurait même pas compris à l’époque de Maastricht. La question était : on transfère des compétences avec des actes qui sont derrière. Il est vrai qu’un brouillage imputable à l’Acte unique avait été préalablement soulevé par le doyen Goguel. L’Acte unique a introduit des « mesures », avait-il écrit dans un article. Avec les mesures on n’est plus dans la loi mais dans le règlement directif et finalement l’Europe peut tout faire. C’est d’ailleurs ce qui a conduit les autorités européennes à prendre un certain nombre d’actes pratiquement innommés dont seul le juge européen peut décider de la pertinence. Tout cela fait un ensemble mais il est vrai qu’à Maastricht il n’était pas du tout question de cela. C’est au moment où on a rédigé la Constitution européenne qu’on a voulu exhausser les choses : il fallait un sublime fronton pour dominer tout cela, on l’a appelé l’État de droit.

Jean-Éric Schoettl

Je suis d’accord. Je situe la bascule à Nice en 2000, avec la Charte européenne des droits fondamentaux. En effet, voulant donner une « âme » à la constitution européenne, on a trouvé la Charte des droits fondamentaux. Mais il fallait une notion qui rassemble, qui regroupe, qui remembre des droits fondamentaux très disparates. D’où l’idée de l’État de droit qui recouvre quelque chose de très différent de l’acception initiale de l’expression Rechtsstaat.

C’est aussi caractéristique d’une tendance observée à l’intérieur même des États. C’est l’idée que dans nos constitutions il n’y a plus que des droits fondamentaux. Tout l’aspect régalien disparaît et l’État-nation lui-même devient l’ennemi, le diable. Il n’y a plus que des droits. Le principal danger pour les droits, c’est l’État ! Les droits contre l’État, tel est le mot d’ordre. Et l’État de droit rassemble cette idée : il faut se méfier surtout de l’État, donc proclamer des droits, l’État n’étant appelé en renfort que pour honorer des droits-créances. Mais plus question que l’État limite si peu que ce soit les droits individuels ou collectifs, fût-ce au nom de l’intérêt général. C’est pourquoi je crois que la bascule c’est 2000 et la Constitution européenne bien sûr.

Stéphane Rozès

Il a été justement dit pourquoi l’Union européenne contrevenait à la souveraineté des peuples.

Ne faudrait-il pas rajouter que les institutions de l’Union européenne sont l’inverse du génie européen ? En effet, depuis Mare nostrum ; l’imaginaire européen vise à faire coexister dans un espace géographique restreint une myriade de peuples qui pour ne pas sans cesse guerroyer ont dû faire de la diversité du commun mais sans fusionner des peuples.

L’universalisme français et l’ordolibéralisme allemand ont convergé autour de Maastricht dans le but, à terme, de fusionner les peuples au travers de politiques uniques.

C’est ce qui explique le déclin économique et géopolitique de l’Europe et au travers de la guerre en Ukraine, la sortie de l’Europe de l’histoire (ce n’est plus elle qui décide) et qu’à ce point l’Europe se soit effondrée explique la nécessaire adaptation des institutions aux imaginaires des civilisations et peuples et non l’inverse. Voilà un angle mort en général incompris et pourtant vital.

Je voudrais vous soumettre deux interrogations.

Il a été dit qu’il faudrait politiser les institutions européennes en redonnant du pouvoir au Conseil européen, le Parlement intégrant dans sa constitution-même les légitimités de dimension nationale. Ne pourrait-on en faire un argument en faveur de la majorité simple ? Les Français l’ont proposé et les Allemands semblent se rallier à la majorité simple pour une autre raison que je voudrais également vous soumettre.

Selon moi, la guerre en Ukraine met à bas la forme politico-économique prise par l’imaginaire allemand disciplinaire et procédurier depuis la Seconde guerre mondiale.

Après 1945 cet imaginaire pour tenir ensemble les Allemands par la discipline et, par l’entremise de la France, réinsérer l’Allemagne dans le concert des nations, la forme prise par l’imaginaire allemand, pourrait se résumer à la formule : ordolibéralisme + juridicisme de la Cour de Karlsruhe + patriotisme constitutionnel d’Habermas : de l’Allemagne à l’UE.

Or la guerre en Ukraine met à bas ces supports de l’imaginaire allemand après le nazisme en ce que l’agression russe en Ukraine, le gel des relations économiques germano-russes, l’explosion du gazoduc Nordstream, tout cela fait que les Allemands ne peuvent plus se reposer sur l’idée que l’économie les autodiscipline et construit le cours des choses en Europe.

Et à mon avis l’Europe est trop faible pour que dorénavant les Allemands s’y adossent. Il me semble que, de peur du retour du passé – ce qui explique le texte d’Habermas appelant aux négociations immédiates avec Poutine -, cela va conduire à une vassalisation renforcée de l’Allemagne aux États-Unis. Et s’il y a empire en Europe, ce sera un sous-empire de l’empire américain sous conduite allemande. Le vote à majorité simple en sera l’outil dans un déport à l’Est de l’Union européenne en confrontation avec la Russie et la Chine.

Jean-Michel Quatrepoint

Les Français n’ont rien fait pour éviter les dérives, notamment les représentations françaises à Bruxelles (ou plutôt l’absence de représentations françaises à Bruxelles) et nos dirigeants politiques de quelque parti que ce soit. On a laissé faire. Je dirai même qu’une partie des Français sont complices et approuvent largement ces dérives, notamment la défense des minorités quelles qu’elles soient.

On a beaucoup parlé de l’Allemagne. Mais le modèle de l’Union européenne est un modèle néolibéral. Or dans ce modèle néolibéral, né dans les pays anglo-saxons et notamment aux États-Unis avec Reagan au début des années 1980, l’ennemi c’est l’État. Il faut casser l’État, les syndicats et les Big Corporations !

C’est exactement ce que fait l’Union européenne. Elle casse l’État, les représentations de l’État, y compris les administrations. Pour ce faire elle démolit les services publics à la française à coups de directives au nom de l’intérêt du consommateur et de la concurrence libre et non faussée. Ensuite on met en place des organisations indépendantes qui se substituent aux politiques et aux administrations. Et ces organisations indépendantes disent le droit, font les normes et sanctionnent ! J’attire votre attention sur le fait qu’il serait possible (par une loi) de liquider un certain nombre de ces organisations indépendantes qui agissent contre les intérêts des citoyens alors qu’elles sont au service des citoyens. En effet, la hiérarchie des normes est inversée, le peuple n’a plus de pouvoir et ce sont ces organisations indépendantes, qu’elles soient françaises ou européennes qui disent le droit et sont censées défendre les citoyens alors qu’en fait elles ne défendent que des minorités et éventuellement le consommateur. Ce modèle néolibéral n’a rien à voir avec le modèle français. Nous adoptons le système américain sans en avoir les avantages ! En effet dans le système américain un certain nombre de juges sont élus alors qu’au niveau européen les juges ne sont pas élus. Pas plus que ne sont élues les autorités indépendantes qui prolifèrent, disent le droit à la place du législateur et appliquent le droit à la place des administrations.

Marie-Françoise Bechtel

Merci d’avoir rappelé ce fait … qui n’a d’ailleurs pas empêché le Brexit. C’est au moment où triomphe le modèle néolibéral en Europe que le Royaume-Uni se retire. Preuve qu’il y a quand même quelque chose dans les dérives de l’État de droit qui déborde la simple mise en place du marché néolibéral. Mais je suis tout à fait d’accord avec ce que vous avez dit.

Franck Dedieu

Vous avez décrit un système où l’État de droit est supérieur à l’État-nation.

Il se trouve qu’il y a quinze jours il s’est passé un événement que je qualifierai de fondamental et j’aimerais savoir comment vous l’interprétez.

L’Union européenne, soucieuse de se montrer bienveillante à l’égard de l’Ukraine, a décidé de lever les barrières douanières sur le blé ukrainien. Il devait y avoir une sorte de répartition en quotes-parts entre les pays destinataires mais, pour des raisons que je ne saurais vous expliquer, le blé ukrainien a déferlé dans trois pays, déstabilisant les paysans polonais, hongrois et slovaques. Et de façon unilatérale ces trois pays ont décidé, contre l’avis de l’Union européenne et à rebours du droit européen, de rétablir les frontières, de dresser un embargo sur le blé ukrainien à la demande des paysans. Tout le monde, en particulier le haut-clergé médiatique, économique et juridique, s’attendait à ce que des sanctions soient prises contre la Pologne, la Slovaquie et la Hongrie. Non seulement il n’y a pas eu de sanctions mais il y a eu des négociations. Et cela s’est traduit par des subventions décidées par la Commission à hauteur de 160 millions d’euros au bénéfice des paysans polonais, hongrois et slovaques. Et les exportations de blé ukrainien ont été réparties sur l’ensemble des pays.

Peut-on en déduire que quelque chose est en train de changer ? Pour la première fois l’intimidation juridique et économique n’a pas fonctionné et la décision unilatérale a payé, économiquement et politiquement.

Cet épisode ne dit-il pas quelque chose de plus fondamental sur le déséquilibre entre droit et politique ?

Marie-Françoise Bechtel

En Europe, il y a toujours des intérêts nationaux qui essaient de se faufiler, de se faire jour. Le problème c’est qu’ils sont désordonnés, sous-jacents, et jouent souvent les uns contre les autres : on peut penser à la politique de défense allemande versus la politique française. Le fait patent est que les États soutiennent leurs intérêts nationaux dans la négociation. Le reste est peut-être le manteau de Noé jeté sur l’âpreté des négociations des États entre eux lorsque certain point particulier lié à leur subsistance, en tout cas à leur identité, est en train d’être négocié. Et quant à l’instrumentalisation du droit au service d’une idéologie elle apparaît comme le registre public dans lequel les sociétés européennes sont priées de se reconnaître. Une partie des classes moyennes européennes adhèrent probablement à ce magma que vous avez l’un et l’autre décrit. Si les peuples n’y adhèrent pas dans leur ensemble, l’acquiescement de la classe moyenne consommatrice pèse lourd. Sinon on ne s’expliquerait pas la survie de ce système absurde.

Anne-Marie Le Pourhiet

Je suis persuadée que le premier pas consiste en une attitude politique.

Je prends un autre exemple : la Cour européenne des droits de l’homme avait condamné l’Italie au motif de la présence de crucifix dans ses écoles publiques. Nous n’avons évidemment pas la même culture en France mais les Italiens y tiennent beaucoup. La décision a provoqué un branle-bas de combat dans la péninsule et le gouvernement italien a fait appel à la Grande chambre. L’Espagne est intervenue à ses côtés car elle a aussi des crucifix dans ses écoles publiques, c’est la tradition latine. C’est donc le tollé général, le président du Conseil parle d’une décision « inacceptable » et le maire d’une commune – pourtant plutôt rouge – d’Émilie-Romagne commande dix crucifix supplémentaires pour défier la Cour. Finalement, devant une telle campagne, une telle rébellion du bel paese, la Grande chambre a rétropédalé à l’unanimité.

Voilà ce qui se passe quand on résiste !

Le problème est que nous, les Français nous couchons sans résister. On a l’impression que la France n’ose pas défendre ses intérêts et son identité.

Avant le Brexit les Britanniques avaient négocié un statut européen particulier sur quatre points. Les Danois échappent très largement aux normes migratoires parce qu’ils ont négocié une large dérogation au traité d’Amsterdam. Les Polonais et les Britanniques ont négocié un protocole spécial au traité de Lisbonne les exonérant de la justiciabilité de la Charte européenne des droits fondamentaux.

Je trouve étonnant que la France ne se défende pas mieux. Elle veut toujours jouer, avec l’Allemagne, la première de la classe.

Nous pourrions exiger que soient changés les traités qui ont instauré un fédéralisme à l’allemande pour revenir à un fédéralisme souple du type américain. Mais avant de revoir ces traités, il faut d’abord nous défaire de notre attitude de soumission. Nous n’avons même pas été capables de faire appel de la décision Matelly c. France sur les syndicats dans l’armée !

De Gaulle n’avait pas hésité à pratiquer la « chaise vide » pour obtenir le compromis de Luxembourg. Mais désormais non seulement nous ne résistons pas mais nous nous revendiquons d’être le « moteur » de cette machine post-démocratique.

Marie-Françoise Bechtel

Nous terminerons donc ce séminaire en rappelant la nécessité absolue de la volonté politique.

On a parlé de révision du Parlement européen. On a parlé d’un changement d’attitude du Conseil constitutionnel en France qui pourrait peut-être aller un peu plus loin dans la défense de notre identité. Des pistes existent. Le Conseil d’État, lui aussi, pourrait mieux jouer sa partie. On pourrait imaginer le voir revenir sur un certain nombre de décisions qu’il a prises notamment depuis l’arrêt Nicolo. C’est un ensemble.

Je persiste à penser quand même que la France doit défendreses intérêts nationaux de la manière appropriée, plus subtile lorsque c’est nécessaire et sans cet excès d’affichage qui souvent irrite sans nous mener à des résultats positifs. Sur le nucléaire, par exemple, elle ne peut apparaître trop en avant sur la scène européenne car elle y est dénigrée tant par un certain nombre de pays qui sont un peu plus bas qu’elle dans la hiérarchie que par les pays qui sont « au-dessus d’elle » dans la conduite de leur économie, on pense aux austéritaires bien entendu (Allemagne, Pays-Bas). La France est dans l’entre-deux et cela rend sa position moins confortable.

Cela signifie-t-il qu’elle ne défend pas, par certaines voies, ses intérêts nationaux ? Je n’en jurerais pas quand même.

Mais ce qui est certain c’est que la défense des intérêts nationaux reste la voie face au magma, au gloubi-boulga, à tout ce mélange de valeurs qui finalement nous emporte dans un devenir dont nul ne sait où il pourrait nous mener.

Merci à tous.


[1] Postérieurement à la date à laquelle s’est tenu le présent séminaire, la Cour de justice de l’UE a condamné le 5 juin la réforme de la justice polonaise en relevant que les États membres sont tenus au nom de l’État de droit à des obligations « juridiquement contraignantes » dont ils ne peuvent s’affranchir même en invoquant leur Constitution. Si cet arrêt, rendu sur saisine de la Commission, va plus loin que la Cour n’avait jamais été, il reste que la Commission garde la main sur les sanctions financières en puisant à volonté sur les fonds de cohésion du budget européen. Où cela mènera-t-il ? Le contexte politique pèsera-t-il ? Ce processus est en tout cas le plus abouti à ce jour en matière de contraintes liées à l’évocation de l’État de droit.

[2] Titre XV : De l’Union européenne. Article 88-4. Version en vigueur depuis le 1er décembre 2009

Le Gouvernement soumet à l’Assemblée nationale et au Sénat, dès leur transmission au Conseil de l’Union européenne, les projets d’actes législatifs européens et les autres projets ou propositions d’actes de l’Union européenne.

Selon des modalités fixées par le règlement de chaque assemblée, des résolutions européennes peuvent être adoptées, le cas échéant en dehors des sessions, sur les projets ou propositions mentionnés au premier alinéa, ainsi que sur tout document émanant d’une institution de l’Union européenne.

Au sein de chaque assemblée parlementaire est instituée une commission chargée des affaires européennes.

[3] Art 88-1 de la Constitution : « La République participe à l’Union européenne, constituée d’États qui ont choisi librement d’exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du Traité sur l’Union européenne et du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne tels qu’ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007 ».

Le cahier imprimé du séminaire “Europe, État de droit et souveraineté nationale” est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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