La Louisianisation en marche : le dédevenir de la langue française

Intervention d'Alain Borer lors du colloque "L'avenir de la langue française" du mardi 15 novembre 2022.

Intervention d’Alain Borer lors du colloque « L’avenir de la langue française » du mardi 15 novembre 2022. Poète, essayiste et critique d’art, écrivain voyageur, spécialiste d’Arthur Rimbaud, professeur à l’école supérieure des Beaux-Arts de Tours jusqu’en 2014, professeur invité à Los Angeles (USC, University of Southern California) depuis 2005, Alain Borer exerce diverses responsabilités : Président national du Printemps des poètes, Président de l’Association internationale des Amis de Rimbaud, ainsi que du Grand Prix de Poésie Robert Ganzo (Fondation de France), animateur d’un atelier de poésie annuel aux éditions Gallimard. Alain Borer s’est engagé dans la défense autant que dans l’illustration de la langue française avec De quel amour blessée, réflexions sur la langue française (Gallimard, prix Mauriac, grand prix Deluen de l’Académie française 2015), un Tract Speak white (Gallimard, 2020), de nombreuses conférences. Il a reçu le prix Édouard Glissant pour l’ensemble de son œuvre.

« Ai-je au cœur un autre tourment que celui de la langue et de la liberté ? » C’est cette question d’un poète — Constantin Cavafis — qui m’amène à vous et que nous partageons tous à Res Publica, Madame la Présidente, aussi je vous remercie vivement de votre invitation et vous dis d’emblée la fierté et le plaisir que j’éprouve à m’exprimer dans le cadre prestigieux de votre Fondation ; je salue chaleureusement chacun des amis ici présents, et vous en particulier, cher Jean-Pierre Chevènement, avec émotion et respect, en qualité… de Luxovien — depuis ma ville natale de Luxeuil pour qui Belfort (on disait naguère encore, comme vous savez : « Beffort… »), est la grande ville à l’horizon… ; et je m’engage dans cette importante réflexion que vous ouvrez en pensant à ce que nous enseigne Aristote du plaisir ambigu qu’il décrit en sa Poétique (118 b) : « nous pouvons prendre plaisir à la description très exacte de choses qui, dans la réalité, nous affligent. »

1. La Louisianisation

« Quand un peuple n’ose plus défendre sa langue, il est mûr pour l’esclavage. »

Remy de Gourmont, Des pas sur le sable (1914)

Un député américain de Louisiane avait pressé un jour son index sur le ventre de Georges Pompidou, Président de la République française : « Si vous ne faites rien, la Francophonie disparaîtra de la Louisiane ». Alerté de plusieurs parts (et personnellement par Gérard Tougas, dès 1967, dont il reçut La Francophonie en péril, Éditions de L’Hexagone, Montréal), Pompidou n’a rien fait. La Francophonie a disparu de la Louisiane.

Pour qui a connu, dans un passé récent encore, l’effervescence de la chanson cajun — « Laissons le bon temps rouler, Allons à Lafayette, Jolie Blonde, Lâche pas la patate… » — dans les anciens quartiers en fête de La Nouvelle Orléans, il est extrêmement frappant de ne plus entendre nulle part la langue française au cœur du cœur de la présence française aux États-Unis d’Amérique, en particulier dans le French Quarter, le long du boulevard Charles de Gaulle, autour de la statue de Jeanne d’Arc ou dans Bourbon street ;

il est éminemment significatif que la chanson cajun et sa mémoire acadienne ne se trouvent désormais plus qu’en anglais (les fais dodo devenus Stay Broadway)et, accessoire folklorique de la « diversité », qu’elles soient désormais répertoriées scientifiquement dans un musée anglophone, comme une répétition silencieuse du Grand Dérangement, l’expropriation massive et la déportation des Acadiens par les Anglais entre 1755 et 1763 : où reconnaître une impitoyable loi de l’histoire, celle par laquelle on ne sait des Albigeois que ce qu’en ont dit ceux qui les ont exterminés… : « L’histoire est écrite par les vainqueurs, pensait Walter Benjamin, et l’héritage culturel n’est rien d’autre que le butin exposé par les conquérants »[1] — il est vrai, cette fois, avec le souci scientifique de la conservation, comme dans ce retournement par lequel les civilisations indiennes décimées sont présentées aujourd’hui comme une richesse du patrimoine américain.

Il faut se rappeler ce que fut la Louisiane francophone originelle et fondatrice, la Nouvelle France qui, au cours de deux siècles et demi, de 1534 à 1763, s’étendait des Grands Lacs au golfe du Mexique, et de l’Acadie jusqu’aux Rocheuses, sur la superficie de plus de trente états des États-Unis actuels, pour mesurer, à sa disparition totale dans l’actuelle Louisiane, le phénomène historique en cours : tout indique que ce puissant mouvement de fond, appelé aujourd’hui « mondialisation » par déficience d’analyse, se développe encore et aspire à se répandre à l’échelle tout d’abord de l’Europe, comme l’avait vu Stefan Zweig dès 1925 annonçant « le début de la conquête de l’Europe par l’Amérique »[2] : il est pertinent d’appeler louisianisation ce phénomène majeur de l’histoire des cultures qui se caractérise en trois points :

premièrement par l’anglicisation intégrale de tous les domaines de la vie publique ;

deuxièmement, par le fait que les langues nationales ne sont plus parlées que « le soir à la maison » et ainsi se détériorent : affectées dans leur lexique et dans leur grammaire, elles ont tendance à substituer le lexique anglophone au leur, et à ne plus inventer qu’en langue-du-maître, ce qui les localise et infériorise : la langue française a beaucoup plus à perdre, parce qu’elle est distincte de toute autre par sa vérification constante de l’oral par l’écrit, le vidimus, et on observe déjà qu’elle se dégrade en français « pourri », c’est-à-dire oralisé : avec la louisianisation, les langues nationales dégénèrent en langues régionales de l’Empire ;

telle est la situation d’une forme de paw paw french qui se parle encore à la maison à Baton Rouge, en Louisiane, telle est encore la situation du chiac à Moncton, dans le Nouveau Brunswick où la langue de Molière à la maison tend à devenir une forme locale de l’anglais

enfin, par le fait majeur, méconnu de tous les politiques au pouvoir depuis cinquante ans, et qui excède le domaine étriqué et superficiel de la linguistique : l’articulation du Symbolique au Réel. L’essentiel tient en ceci que la louisianisation entraîne avec le changement de langue un changement des idéalisations collectives inconscientes propres à chaque langue, articulées à la transformation des pratiques sociales et des relations entre les personnes ; en un mot une mutation culturelle : l’absorption d’une civilisation par une autre, un autre Réel.

2. De l’inutilité de la langue française

En ce qu’un correspondant à Paris du Financial Times pouvait affirmer, dans un feuilleton complaisamment déroulé tout un été dans Le Monde[3], que la langue française était « inutile », nous voyons arriver cette louisianisation sous plusieurs signes sûrs — annoncés par M. Kuper qui tient la langue française pour une « langue de seconde zone » et « un cauchemar sans fin ».

À la lecture de ses articles de plage, on craignait qu’il ne fût arrivé à M. Kuper le malheur de ce pauvre Rory Curtis — le pire malheur qui, semble-t-il, puisse frapper un sujet de feue Sa gracieuse majesté, et tel qu’en témoignait une dépêche Reuters du 23 décembre 2014 : il s’agit de ce jeune Anglais qui, émergeant d’un long coma après un accident de la route, s’était surpris dès son réveil à parler français, langue qu’il avait à peine apprise à l’école : « J’étais là, assis sur mon lit, se souvient-il, accablé, discutant de mon état de santé́ dans un français absolument parfait ! » ;

comme Simon Kuper, et plutôt que de se consoler avec le proverbe « à quelque chose malheur est bon », ou de se réjouir de parler soudain sans effort une langue réputée difficile, le jeune convalescent a vu là un comble à ses malheurs. Et d’ajouter, aggravant son infortune : « J’agissais comme un Français, de façon tout à fait arrogante et sophistiquée. Ce n’est pas moi du tout ! »! Simon Kuper à son tour se roule dans ces stéréotypes : ce poncif de l’« arrogance », toujours latent dans les sociétés anglophones, et chroniquement réactivé, comme à l’époque où le général de Gaulle, tenant tête à « l’Amérique indispensable » (écrivait-il dans ses Mémoires d’espoir), déclarait ne pas souhaiter « qu’elle s’érige en juge et en gendarme universel » ou encore lorsque Jacques Chirac refusa de suivre les Américains en Irak… ;

mais pour Simon Kuper la déveine, le manque de bol est pire encore : en disant de la langue française qu’elle devient « inutile », en exhortant les Francophones à passer aux choses sérieuses c’est-à-dire à l’anglais pour échapper à la provincialisation, au déclassement, au décrochage historique, c’est bien lui qui multiplie tous les signes de la plus parfaite arrogance, flagrante de sa part comme de celle des Anglophones[4] qui se croient le plus souvent dispensés d’étudier d’autres langues, puisque la planète semble adopter la leur, et regrettent même le temps qu’ils ont perdu à en apprendre une autre, toutes étant désormais « inutiles » et au fond, dans cette logique non-dite : inférieures :

condescendant, le journaliste se dévoue à tirer les Francophones de leur arriération, dévoilant sans vergogne un hégémonisme qui remonte au Manifest de 1850, date à laquelle se développa la continentalisation — l’appropriation des états hispaniques de l’Ouest américain par ceux de la côte Est, de culture WASP, après l’extermination massive des Indiens —, dont la louisianisation totale, d’une pénibilité variable s’impose dans sa parfaite continuité.

On s’étonne que ces chroniques publiées dans Le Monde n’aient pas trouvé de contradicteurs[5], et qu’un journaliste du Financial Times soutienne des positions dignes de Pif Gadget. Ne relevons par charité que trois manquements à l’exigence : l’ignorance, la naturalité́ et l’instrumentalisme. Une ignorance digne de Bush, 43ème président des États-Unis, déclarant : « The problem, with the French, is that they don’t have a word to say entrepreneur » : M. Kuper étant de ceux qui, ne sachant pas d’où procède leur propre langue (63 % du lexique anglais est d’origine française, soit 30.000 mots) contreviennent aux échanges fructueux entre les cultures.

La naturalité́, la représentation d’une langue comme « naturelle », cette conception que Roland Barthes tenait pour « la vision bourgeoise par excellence » se répand dans tous les domaines ; ce fut l’erreur des anciens Grecs[6], pour qui leur langue, qu’ils confondaient avec la raison et l’intelligence, constituait à leur avis la langue normale : l’anglaméricain s’impose « naturellement »[7] et même rétroactivement — puisque les anciens Romains le parlaient déjà̀, comme le prouve Charlton Heston dans Ben Hur, et même dès la haute antiquité́ égyptienne, comme l’atteste Elizabeth Taylor dans Cléopâtre.

Une erreur intellectuellement fatale, enfin, massivement répandue chez les politiques, les linguistes et les financiers, tient à la conception instrumentaliste des langues. Si la langue était un outil, on la trouverait au BHV. La preuve que la langue n’est pas un instrument, c’est que nous sommes à l’intérieur. La langue nous traverse, elle nous pense plus que nous ne pensons avec elle ; c’est en ce sens, pourrait-on dire avec Tristan Tzara que « la pensée se fait dans la bouche[8] » : toute langue détermine une certaine façon de penser, une vision du monde originale qui s’articule à des pratiques particulières qui, dans le Réel, symbolisent de façon analogue.

La philosophie comme la politique exigent de penser les intraduisibles[9] : la philosophie consisterait à apprendre toutes les langues pour comprendre le monde, et la sottise une seule. C’est en cela que la philosophie comme la politique exigent la traduction, cet impératif intellectuel dont Umberto Ecco exigeait qu’il fût un principe de l’Europe, qui offre aux nations ce défi d’agir ensemble harmonieusement dans le respect de leurs différences.

En ne respectant pas la langue française qu’il prétend parler, le folliculaire, comme on appelait naguère un journaliste peu scrupuleux, fait penser à ce pianiste que Mozart ennuie. Il passe à côté de la Beauté (Amboise, fontaine, miroir, saumon…), car l’esthétique structure la langue française mais aussi en domine la grammaire, par exemple en ajoutant des consonnes pour garantir l’équilibre harmonieux des consonnes et des voyelles, quand on dit « y a-t-il » … ;

il manque à la précision (la nuance, ce mot français intraduisible),à la « clarté » célèbre qui permet tout particulièrement la mise au point de sa pensée, et qu’il importe d’identifier comme le vidimus* — trois manquements à la réflexion attestés dans les feuilletons estivaux de M. Kuper.

Aujourd’hui, le malheureux Rory Curtis est complètement remis de son accident mais il continue, hélas !, comme Simon Kuper, à parler français. On ne lui souhaite pas un autre choc, qui pourrait l’en délivrer.

Mais la vérité oblige à rassurer M. Kuper : la langue française qu’il méprise, ce pays de France qu’il dédaigne, la sous-culture qui les singularise, tout cela donne les signes d’une inéluctable et proche disparition, dans un mouvement que la CIA favorise de toute son efficacité au Tchad, pour ne citer que les manœuvres avérées, et de même que le British Council dont l’antenne au Maroc appelle ouvertement les francophones à se débarrasser de la langue française (dans un document intitulé « Le passage du Maroc à l’anglais », massivement diffusé en avril 2021), et en attirant les pays francophones dans le Commonwealth, stratégie qui connut ce sommet triomphal de Kigali, 2022.

3. Parler sa langue

« Les langues sont faites pour être parlées », considère Jean-Jacques Rousseau dans La Nouvelle Héloïse : ce n’est pas une lapalissade mais une loi. « Les langues sont menacées de mort dès que les facteurs propices à leur emploi sont eux-mêmes en voie de disparition » (précise Claude Hagège)[10]. Qu’est-ce, par exemple, qu’un cunctateur[11] ? Les mots que l’on n’utilise plus disparaissent (ils sont près de deux millions en langue française) et il en va de même pour les langues (vingt-cinq langues en moyenne disparaissent chaque année), selon cette loi impitoyable du principe de réalité qu’il faut énoncer dans sa dimension politique : les langues vivantes sont celles que les étrangers se trouvent dans l’obligation d’apprendre, les autres s’effacent tôt ou tard. Non seulement une langue doit être parlée pour vivre, mais elle doit être apprise à l’étranger pour se développer.

Parmi « les forces qui favorisent l’assimilation d’une langue par une autre », observe le linguiste québécois Jacques Leclerc, « la plus irrémédiable tient à la perte des fonctions de communication. La mort d’une langue n’est pas subite ; le premier symptôme de régression apparaît quand un peuple commence à ne plus l’utiliser, l’abandonnant pour la remplacer par une autre, estimée plus ‘rentable’. »[12]

Notre faux ami M. Kuper peut se réjouir : la question de l’utilité de la langue française se pose en termes existentiels. Un ministre de la République, Bernard Kouchner, s’était cru autorisé à le déclarer publiquement : « la langue française est inutile » à son collègue anglais, qui ne l’avait pas démenti… Comme pour toute langue, la survie de la langue française se formule ainsi : qu’est-ce qui rend nécessaire d’apprendre notre belle langue que le poète chinois François Cheng décrit comme un « trésor de l’histoire de l’humanité » ? Bien sûr pour le trésor lui-même. L’Américain Allen Ginsberg, le Chilien Pablo Neruda, ou le poète irakien Chawki Abdelamir ont appris le français pour lire Rimbaud ;

mais désormais Patti Smith ne lit Rimbaud qu’en anglais, et quand bien même elle passe totalement à côté du poète dont elle se prétend l’amoureuse (Does she dance ? traduit en anglais Est-elle almée ?…), le désir de lire est celui dont se suffisent les langues mortes. La question de la survie de notre langue se pose donc en ces termes : pourquoi, pour quelles raisons internationales faut-il apprendre la langue française aujourd’hui etfaudra-t-il l’apprendre demain ?

C’est ainsi que les langues régionales ont disparu — dépouillées de toute nécessité sociale ; elles sont désormais protégées par l’État qui les a jadis réduites, et qui les maintient sous respirateur artificiel. Un militant de la revue Oc, en 1972, jetant un mauvais sort, écrivait qu’il souhaitait à la langue française de disparaître de la même façon que sa langue d’oc avait été supplantée par la langue d’oïl ; le vœu de ce militant, tout d’étroitesse d’esprit par vengeance et amertume, se trouve en passe de réussir, nous dirons pourquoi : de 1970 à nos jours, période délétère dans l’histoire millénaire de la langue française, ce demi-siècle se décrit comme une succession extraordinaire de démissions et de capitulations en cascade.

L’échiquier des langues

Il faut se représenter l’histoire récente de la langue française comme un échiquier, dont les cases ont été abandonnées à l’anglais les unes après les autres. Avant d’en résumer l’histoire — et de prendre la mesure de cet échec —, cinq lemmes préalables s’imposent :

1°) La perte d’une case de l’échiquier est absolument irréversible : l’exemple de l’aviation civile puis militaire, passée à l’anglais en dépit des interventions du général de Gaulle — une lettre magistrale et drôle affichée dans le bureau du ministre de la culture[13] —, le montre à l’évidence, ainsi que désormais la recherche spatiale, et donc la future exploration du système solaire… : après la planète, le Cosmos se dira en anglais.

2°) Il est toujours possible de parler sa langue française. Version renforcée : Il est toujours possible (et encore plus facile) à un président de la République française de parler sa langue française et d’exiger qu’on la parle en son nom, et en s’adressant à lui. Interpelez en anglais Emmanuel Macron dans la rue, le Président de la République française vous répond en anglais. En visite officielle à Alger le 26 août 2022, le Président ne voyait aucune objection de s’exprimer derrière le pupitre que ses hôtes, non sans perfidie, lui avaient préparé en anglais de Porto-Rico : Presidency of the Republic…, et de même en République du Congo peu après. Un Président garant des institutions, chef des armées, et incarnation de la langue et de la culture françaises a toujours la possibilité — « en même temps » qu’il en a l’impérieux devoir — de s’exprimer dans notre langue, puisqu’il représente sinon même incarne à chaque instant et en tous lieux sa culture, quand bien même il affirma qu’elle « n’existe pas » ; mais tous ceux qui n’ont ni cette charge ni cette facilité en ont aussi le devoir.

3°) Il est faux de prétendre que « la domination économique assure la domination linguistique » : c’est méconnaître l’instance principale, qui est la domination imaginaire. L’Allemagne ou la Chine, ces grandes puissances économiques ne font pas rêver. L’Imaginaire revient à cette puissance de faire porter des blue jeans au fond de la Russie en 1991, de vendre des Renault et des Peugeot en les filmant devant la Maison Blanche, dans les Rocheuses et dans les rues de New York. C’est par sa formidable puissance imaginaire que l’anglaméricain subjugue, au sens littéral place sous le joug, seule et suffisante explication aux deux tropes qui affectent la langue française : la substitution et la désinvention, signes sûrs de son involution ;

c’est pourquoi ces deux nouveaux tropes qui caractérisent la langue française depuis cinquante ans ne trouvent une explication satisfaisante que dans ce registre de la psychanalyse, celui de la domination imaginaire conçue comme préférable : celle non pas de « l’anglais », d’une belle et grande langue voisine, mais de la langue-du-maître.

4°) C’est pourquoi ni le franglais ni le globish ne décrivent la situation actuelle, caractérisée par ces deux formes nouvelles de l’invasion ou de l’autocolonisation, d’une part l’anglobal, c’est-à-dire la substitution de mots anglais préférés à des termes français existants (on ne court plus on run, non plus le coiffeur mais le barber, le coin mais le shot, des centaines d’occurrences avec burn out, booster, bashing…) mais aussi la désinvention qui imite la langue-du-maître, lexique et grammaire, par un anglais local : break, burn out, checker, dealer, maisonning, parking, relooking, starter, trash, etc. …— comme par exemple trois Premiers ministres français en ont fourni les plus spectaculaires prémices, Jean-Pierre Raffarin avec la positive attitude, Jean-Marc Ayrault avec la silver economy, Manuel Vals avec le France bashing, formules d’autocolonisation, dans un anglais d’outre-mer incompréhensible par les anglophones, l’anglolaid, qui nous ridiculise et dont ils se gaussent :

5°) Ce qui différencie les langues est moins leur lexique, qui voyage et s’échange, que les idéalisations logées dans leur morphologie (ainsi que la différence sonore générale) et qui présentent un caractère collectif et transhistorique articulé à des pratiques sociales, qui sont elles-mêmes des symbolisations ; autrement dit le changement d’idéalisations collectives, auquel nous assistons ou participons est le signe sûr de la disparition d’une civilisation dans une autre plus puissante et prescriptrice.

C’est en ce sens que le terme de collabo, repris après Sartre par Michel Serres qui stigmatisait « les collabos de la pub et du fric » s’impose avec pertinence ; non pas à la seule référence de l’invasion allemande, dont Américains et Anglais contribuèrent à nous libérer, mais dans la constance historique des collaborateurs aux invasions, de 1870 à 1420, quand la France était au bord de la disparition : il s’agit bien d’une question existentielle, qui départage comme à l’époque du traité de Troyes les Armagnacs et les Bourguignons : mais cette fois les Bourguignons sont en passe de l’emporter définitivement.

4. La reculade sur l’échiquier des langues

Les capitulations pompidoliennes

L’entrée du Royaume-Uni dans la CEE, le 1er janvier 1973, après les deux veto que lui avait opposés le général de Gaulle, marque le début de la fin pour la langue française dans les institutions européennes, contrairement à la promesse que le Premier ministre anglais, Edward Heath, avait faite à Pompidou de veiller à respecter la langue française si ce dernier ne s’opposait pas à l’adhésion de son pays au Marché commun : en cinquante ans de présence dans les institutions européennes, l’anglais a éliminé quasi-totalement la langue française ;

l’anglais bénéficie désormais du statut de « langue de travail », alors que l’Union européenne compte vingt-quatre langues officielles dont trois « de travail » et qu’un pour cent seulement des Européens, depuis le Brexit, ont l’anglais pour langue maternelle ; ainsi, le 25 octobre 2021, la Cour des comptes européenne a-t-elle tenu pour la première fois une conférence de presse uniquement en anglais ; ayant décidé, quelques jours auparavant, de travailler dans cette langue et sans interprétation ; autrement dit, selon l’idéologème de la louisianisation en cours, dans la langue normale et non plus en langues vernaculaires — telle fut bien la réponse, dès 2014, de la directrice de la traduction à la Commission européenne, Mme Ovaska-Romano, qui avait violemment tancé en anglais une responsable associative qui la sollicitait en italien et qui avait qualifié, à cette occasion, l’italien de « langue exotique » (exotic language, deux mots français passés à Hastings en 1046).

Pompidou avait de même abandonné une pièce maîtresse de l’échiquier : la mode. C’est en 1973, au pays de Coco Chanel, de Christian Dior et Jean-Paul Gautier, de Hubert de Givenchy et Christian Lacroix, de Paul Poiret ou d’Yves Saint Laurent, que s’instituait la « fashion week » ; et dans ce monde désormais il serait dégradantde parler des coulisses d’un défilé : il faut dire les backstages ! Finis les « essayages », on parle de fittings ;sur les murs figurent des croquis de visage appelés face chart, les modèles défilent sur le catwalk, et les connaisseurs se placent au premier rang, pardon : row, et si vous êtes important au front row, tandis que dans la rue, relayées en masse sur Instagram, se pressent nonchalamment les personnalités de la mode — les street styles.

Giscard ouvre les vannes

Mais l’événement le plus calamiteux depuis cinquante pour la langue française, c’est à Giscard d’Estaing que la palme en revient. Le soir du 20 mai 1974, le nouveau Président de la République parut au balcon de la rue de la Bienfaisance et annonça son élection en déclarant, avec sa raideur devenue comique : « France has elected his president. » Cette proclamation urbi et orbi devant les télévisions du monde entier (et des journalistes québécois en larmes) constitua un double message historique : la langue française n’est plus une langue internationale (cela ne resterait pas sans conséquences pour les quarante pays qui l’ont en partage) mais en plus nous ne sommes pas capables de la parler (car l’anglais giscardien était pitoyable aux yeux de ceux qu’il imitait). Un irréversible message de soumission et d’infériorisation.

Aussitôt la finance s’est engouffrée dans cette brèche, qui n’a cessé de s’élargir avec sa traînée de conséquences en cascades, les écoles de commerce deviennent des Business Schools, dont le cursus se déroule aujourd’hui intégralement en anglais (à l’EDC Paris Business School, « l’anglais n’est pas négociable », tandis que commençaient à proliférer les enseignes anglophones dans toutes les rues de France, des messageries d’accueil bilingues sur les répondeurs téléphoniques alors tout neufs, tandis que les titres des revues, publications et catalogues en tous genres (par exemple Art Press) passaient progressivement à l’anglobal pour saturer les futurs RELAY, de façon souvent encore bilingue, selon une phase provisoire de coexistence des langues à laquelle ne manque pas de succéder la domination de la langue invasive : on l’a vu en mai 2023 au sommet économique de Versailles, intitulé « Choose France », la disparition du bilinguisme est désormais totalement et officiellement naturalisée.

Les capitulations mitterrandiennes

François Mitterrand, qui avait de nombreux titres à la considération des lettrés, regretta sur le tard, rapporte-t-on, de n’avoir « pas agi suffisamment » pour la défense de la langue française ; de fait, l’homme de lettres, lecteur de Chardonne, ne semblait pas incommodé de laisser les hauts fonctionnaires de la République s’exprimer à qui mieux mieux en langue-du-maître dans les instances européennes de Bruxelles[14], et ne se préoccupa nullement de « la démission pure et simple de nombreux représentants français » que dénonçait Jean-Marie Borzeix[15].

Ces personnages publics, revêtus de tous les prestiges, exercèrent une influence d’image, tels Pascal Lamy, trésorier de Transparency InternationalFrance, conseiller pour le « think-tank » transatlantique European Horizons, « trustee » de Friends of Europe, ou Jean-Claude Trichet, président de la banque européenne, qui ne se contentait pas de promouvoir l’anglobal mais refusait de parler français et déclarait bravement : « I am not a Frenchman », rejoignant la logique ultralibérale d’un Jean-Marie Messier, « unfrench et fier de l’être ; beaucoup d’autres encore, ouvrant la voie à leurs successeurs de plus en plus nombreux, et dont Christine Lagarde devait un jour réaliser, à Bercy, le rêve d’un ministère parisien entièrement anglophone, accomplissant la louisianisation dans sa modernité triomphante : ainsi, à Bruxelles, au tournant du siècle, ne pas parler la langue du maître devenait un handicap (selon l’axiome exprimé précédemment) et cette faute désormais s’est transformée en norme, entraînant la perte de postes-clés et le recul accéléré de l’usage du français dans les institutions européennes.

On doit à François Mitterrand, qui au cours des deux seuls septennats de la Vème République, sembla ne pas remarquer le passage officiel de la marine mondiale à l’anglaméricain par le Bill of Lading : Carriage of Goods by the Sea Act[16], assorti du même principe pour l’aviation civile, deux capitulations majeures sur l’échiquier de la langue française : l’abandon de la diplomatie et de la science. Ce fut l’Italie qui passa la première à l’anglais, la « sœur latine » aux élites francophones, rompant avec une tradition qui remontait aux traités signés au Cateau-Cambrésis d’avril 1559 (et à laquelle Clemenceau avait concédé une première défaite lors du traité de Versailles) ; était-il si difficile à un Président habile, surnommé le Florentin, d’intervenir en faveur de sa langue, si parfaitement appropriée à cet usage, quand ses homologues et de nombreux responsables politiques s’exprimaient alors en français parfait, Norodom Sihanouk, le Chah d’Iran, Shimon Perez ou… Francesco Cossiga, Président de la République italienne ?

Il faudrait mesurer à la richesse de cette tradition l’énormité d’une telle concession sur l’échiquier, qui s’accompagna du rétrécissement constant du système diplomatique et culturel français considéré alors comme le deuxième plus vaste au monde. C’était perdre la nécessité d’apprendre la langue française pour cet usage traditionnel, mais il s’agit d’un apprentissage de haut niveau, et par là même encore une énorme perte d’influence politique (en 1966, la diplomatie française pouvait compter sur trente-trois voix francophones à l’ONU) …

Trente ans plus tard, on mesure les conséquences de cette capitulation, quand on voit un jeune Président de la République française, nourri au prytanée d’une banque londonienne, éclairé de tout sauf de l’existence de la culture française, s’avancer devant le tsar Poutine. Naguère, un ministre des affaires étrangères français, Laurent Fabius, ignorant des enjeux de la langue (son vocabulaire de Premier ministre se limitait à 800 mots) et de la signification historique de « Münich », exposait la position du Quai d’Orsay en anglais, à Münich, à des diplomates russes qui lui répondaient en russe… ; le Président Macron fit plus fort : le monde entier a vu la grande table à l’extrémité de laquelle le tsar recevait ses hôtes en 2021 ; mais pas les trente secondes qui précédèrent : lorsque le Président de la République française s’avançait, Poutine l’accueillait en écartant les bras et s’écria « bonsoir ! » en français. La langue est un message en soi, avant même de l’employer. Ce « bonsoir » était chargé de significations. Non moins que ne l’était la réponse du Président de la République française : « How are you ? » …

La louisianisation dans le domaine politique se trouvait déjà en cours d’achèvement, quand John Kerry, l’un des derniers francophones de l’administration américaine (et qui dut s’en cacher pour présenter sa candidature à l’investiture démocrate…), était reçu en anglais au Quai d’Orsay, ou quand Mme Hidalgo, collaboratrice acharnée de l’anglomanie, illumine la tour Eiffel d’un « stop executions in Iran », le monde ne comprendrait pas qu’il soit écrit « in Iran »…

La contribution de la langue française aux sciences et aux techniques fut tellement éblouissante depuis cinq siècles, répondant rétroactivement aux appréhensions de ses premiers défenseurs, les Humanistes de la Renaissance qui se demandaient légitimement si leur langue pourrait faire aussi bien que le latin …, de telle sorte que la capitulation dans ces domaines est également historique : la décision de l’Institut Pasteur, fondé en 1889, de cesser de publier sa célèbre revue en français et de s’intituler désormais Research avait fait l’objet de sévères commentaires dans les pays francophones, au Québec où le Journal de Montréal écrivait : « Cette décision est inconvenante et doit être révoquée par la plus haute autorité du Gouvernement français. Si la France ne peut se tenir debout, qui le fera ? »

Avec l’Institut Pasteur, ce sont tous les domaines de la recherche scientifique qui ont suivi par panurgisme, sans que cet abandon fût jamais précédé par une réflexion approfondie non seulement politique ou culturelle, mais épistémologique — car la question reste posée de savoir si l’on problématise et conçoit de la même façon en langue française ou en autres langues, y compris en médecine ou en mathématiques[17] : il se trouve des scientifiques pour affirmer que l’on formule, cherche et découvre différemment selon les langues, y compris chez Bourbaki dans la très prestigieuse et si pointue école mathématique française passée à l’anglais en 2012… ; cette capitulation comme les précédentes a dégénéré, et l’anglais est ainsi passé du statut de langue de communication à celui de langue de la recherche ; on doit l’apprendre et la pratiquer de son mieux (mais si rarement aussi bien qu’un natif) et publier de plus en plus en anglais sous peine de ne pas être lu ni même considéré, y compris dans les institutions les plus prestigieuses comme le Collège de France et y compris entre Français ou francophones…

C’est de cette époque, en 1992, que date l’inscription de l’article 2 de la Constitution disposant que « la langue de la République est le français », mais il est à observer que cette initiative provenait des associations de défense de la langue française (saluons notamment la mémoire d’un écrivain majeur, Dominique Noguez) et non pas du gouvernement, qui de surcroît n’en faisait aucun usage, pas plus que de nos jours, pour s’étonner qu’un grand nombre de colloques du Collège de France, qui dépend intégralement des financements de la République, se tiennent totalement en anglais : telle est la progression de la louisianisation qui passera bientôt là encore pour la norme.

C’est de cette époque, par-dessus tout, que date une catastrophe décisive et irréfléchie dans l’histoire millénaire de la langue française, aux conséquences illimitées : l’abandon (l’hypocrite « transformation en option… ») par l’Éducation nationale de l’enseignement du latin et du grec à tous les écoliers de la République : nul ne semblait s’aviser, notamment pas le Lionel Jospin, qui tout en étant ministre commettait des fautes d’orthographe …, que le latin (et le grec…) importent au plus haut point pour le passé comme pour l’avenir de la langue : pour le passé ? Une langue morte serait-elle « celle qui n’a plus de correspondance physique, sonore, dans le corps de celui qui la lit »[18] ? Dans ce cas le latin était une langue vivante : « doigt » s’écrit avec un g pour rappeler digitus, temps avec un s pour rappeler tempus — et il importe de comprendre ce que l’on dit quand on parle par exemple de négoce. Mais encore il en va des mots comme des fleurs : ils se régénèrent par leurs racines, et meurent en pots.

Pour l’avenir ? Depuis deux mille ans la langue française inventait en puisant dans ses racines grecques et latines les nouveaux objets qui se présentaient — lavabo (1225), cerumen en 1275, examen depuis 1339, le mot cancer pour l’astronomie en 1372 et pour la médecine en 1478, alibi depuis 1394, intérim en 1412, gluten (1515), index (1520), agenda depuis 1535, abdomen inventé en 1537, décorum en 1587, alinéa en 1654, habeas corpus en 1672 et en post-scriptum (1880), ce qui tient à une fonction essentielle de ce que Remy de Gourmont appelait l’oreille collective… Voyez-vous sur les réseaux sociaux comment se nomment désormais les objets nouveaux, entendez-vous l’énorme modification de l’oreille collective, le réchauffement sémantique subi par notre langue soumise à l’imitation ? La colonisation asservit par l’oreille.

En obturant la fontaine latine, Lionel Jospin a coupé les racines et les feuillages, à la fois le passé et l’avenir, et offert un boulevard à l’autocolonisation américaine. Lorsque Lionel Jospin devint Premier ministre, son ministre de l’Éducation nationale, Claude Allègre, pouvait déclarer, entre autres perles, que « les Français doivent cesser de considérer l’anglais comme une langue étrangère. » À l’époque de Napoléon, l’épreuve de philosophie se tenait en latin et à l’oral… ; à celui du collège unique, cette macdonaldisation de l’école, elle se tiendra un jour en langue-du-maître (et l’on ne perdra plus son temps à étudier la philosophie).

Décadence de la décade chiraquienne

De nul autre point de vue que de celui de la langue on ne peut mieux mesurer l’inanité des clivages politiques, tant il ne s’agit tout d’abord que du respect de soi : « à droite » comme « à gauche », sinon « ailleurs », chacun parle la même langue (pas toujours le même langage, ce qui est une question intérieure à la précédente) et ce bien commun traverse les personnes comme les courants, mais surtout et tout autant il les transcende, au point que, vivante sur tous les continents, cette langue française réalise ses universaux [19].

Il est frappant de décrire la logique des Présidents successifs de la Vème République, dans ce domaine particulier de la langue française, tous étrangement penchés dans le même sens, à l’exception brève et notable de Jacques Chirac, capable de se lever et de quitter la salle quand le baron Sellières s’exprima devant lui en langue-du-maître (le patron du Medef ne s’adressait au Conseil européen qu’en anglais, « la langue des affaires et de l’entreprise ») ; c’est à cette époque que fut promulguée la loi Toubon, réplique française de cette loi 101 qui a littéralement sauvé la langue française au Québec (renforcée en 2022 par la « loi 96 »), mais cette loi salutaire appelle plusieurs remarques :

la loi Toubon fut aussitôt édulcorée et réduite au service public[20] ; n’étant assortie dans les faits d’aucune sanction, elle n’est pas respectée et il ne faut pas compter sur le BVP ni sur le CSA devenu l’Arcom pour qu’elle le soit jamais[21] ; elle comporte des imprécisions préjudiciables, qui permettent aux juges soucieux de l’air du temps plus que de l’esprit de la loi de valider des énormités avec des arguties, comme dans le cas du slogan « Let’s Grau » pour le Grau du Roi ou qui leur permettent, dans la plainte d’une association de défense de la langue française (l’Afrav) contre la Mairie de Paris, de tergiverser sur « l’écriture inclusive », qu’il faudrait appeler par son vrai nom : un code exclusif ; cette loi enfin est défectueuse sur la question symbolique : n’exigeant pas du publicitaire l’obligation d’inscrire la traduction française dans le même corps typographique, elle permet qu’un astérisque, associé à une formule anglophone qui mesure plus de deux mètres, renvoie tout en bas de l’affiche la traduction française en caractères minuscules, transformant le message d’égalité en message particulièrement contre-productif d’infériorisation. En clair : pour les exclus du monde moderne qui ne comprendraient toujours pas la langue-du-maître, allez lire l’explication tout en bas.

Davantage, enfin, il faut tenir pour hautement significative la réception dans la société d’une loi aussitôt appelée « Allgood », par un réflexe rigolard et collabo qui en dit long sur la relation des Français de l’hexagone à leur langue, à tout le moins dans les médias ; c’est ce que confirme l’accueil des termes proposés par la Commission de terminologie — France Inter « rigole » de la proposition mot-dièse pour remplacer hashtag tandis que les chaînes de télévision, ces très puissantes prescriptrices, ignorent la proposition infox pour se gargariser de fake news (en anglolaid « fake niouzes »), l’invention de Donald Trump : il n’est pas de loi pour conjurer la domination imaginaire et le désir d’autocolonisation qui s’empare d’un pays, nous pouvons aujourd’hui en dresser la progression impunie sur la carte de France : « Hello Lille, L’Aisne it’s open, Alpes Is Here, Loire Valley, Made in Dunkerque, I Loches you, Let’s Grau, SO14 Tellement Calvados, Just Dijon, Only Lyon, Sarthe me up, of course Le Mans, Inspire Metz, On my Lot, L’Aisne it’s open, Sonord Franche-Comté, In Annecy Mountains, Cocorico days de Richelieu… »

Une autre capitulation majeure marque ce septennat de « cohabitation », qui vaut pour tous les pions d’un échiquier : il y aura toujours des esprits pragmatiques pour ne pas comprendre la dimension historique des significations, et ne rien anticiper de leurs conséquences, tel Alain Richard, ministre de la Défense du gouvernement Jospin, qui, en février 2009, excluant les langues des deux pays fondateurs, le français et l’allemand, obligea par décret les militaires français à adopter l’anglais comme seule « langue opérationnelle » au sein du Corps européen, alors qu’aucune nation anglophone n’en fait partie, précisant même que des sigles anglo-américains figureront sur leurs véhicules ; dans cette même logique, en 2004, Michèle Alliot-Marie étant ministre de la Défense, lorsque les Polonais rejoignirent l’Union européenne, se réjouissant de pouvoir enfin communiquer dans cette langue française qu’ils parlaient depuis cinquante ans en régime communiste, l’état-major français leur répondit en substance — « faites comme nous, parlez anglais ! ».

Le sarkocide

Il aura suffi d’un quinquennat à Nicolas Sarkozy pour marquer irréversiblement l’histoire de France, en plaçant, contre l’opinion publique mais sans la consulter, la Constitution française sous domination de la juridiction européenne : à cette perte définitive de souveraineté s’ajouta, au gré de déclarations grossières qui firent le tour du monde, le « casse-toi pov’ con », le tutoiement généralisé, le mépris affiché de la culture, un vocabulaire approximatif et une syntaxe aléatoire (« Si y en a que ça démange d’augmenter les impôts… »,devant des ouvriers du Doubs en 2009) mais aussi de comportements « bling-bling »[22], une détérioration très sensible à l’étranger de l’image de la France, associée jusqu’alors pour les Américains au mot sophisticate, et dans le monde aux produits de luxe, un double préjudice à la langue française disparue au sommet de l’État.

Dans ces conditions, rien n’étonne plus : laisser filer comme à l’ordinaire les avanies (Jean-Louis Borloo, ministre d’État, signe le traité de l’IRENA [International Renewable Energy Agency] dont la seule langue est l’anglais), négliger les significations politiques (l’Agence française pour les investissements internationaux (AFII) et l’INPI croient promouvoir la France à l’étranger en utilisant un anglais de pacotille « Say oui to France – Say oui to innovation », comme seul vecteur de communication, au lieu de s’adresser dans la langue des pays intéressés par cette campagne), concéder les pertes d’influence (Eurostat diffuse dès avril 2008 sa publication « Statistiques en bref » uniquement en anglais, renonçant aux langues allemande et française), lâcher la francophonie sans réagir, en 2010, quand Paul Kagamé impose au Rwanda le passage du français à l’anglais et quitte l’OIF pour adhérer au Commonwealth, premier signe d’une tendance lourde… ; cependant que la chanson française bat de l’aile (après Jacques Higelin, un des derniers troubadours, sa fille Izïa chante en anglais), les cinéastes tels Luc Besson (Le Grand Bleu) et Jean-Jacques Annaud (L’Amant), tournent en anglais, tout cela contribue fortement à l’effondrement de l’image de la France et à la perte d’influence de sa langue ; avec cette capitulation majeure : tous les domaines du sport. Les Jeux Olympiques de Londres, en 2012, ont sonné le glas de la langue française dont Pierre de Coubertin avait fait en 1894 la langue officielle du rendez-vous mondial. Observateur désespéré de cette défaite, Hervé Bourges s’indigna en vain de l’avanie planifiée par les organisateurs londoniens, qui n’avaient laissé qu’une seule indication en français, référence ironique à la charte olympique : la barrière d’entrée, libellée en deux langues, village olympique et olympic village, pour en montrer l’inutilité, ostensiblement. Il n’est plus à s’étonner que l’anglais soit devenu la langue du Tour de France à partir de 2013, des Jeux olympiques d’hiver, à Sotchi, en 2014, de la coupe du monde de football, etc.

L’aplatissement hollandais

Non seulement la langue, à laquelle les Français sont (ou furent) si sensibles, a cessé depuis Mitterrand de se faire entendre au sommet de l’État, mais avec ces Présidents elle s’est dégradée, en même temps que dans la société, dans leurs discours mêmes, jusques et y compris dans ceux de leurs plumes — et François Hollande fut notamment un Président iambique, appuyant ses paroles sur deux syllabes, de sempiternelles épanalepses (« La France, elle est… »), des constructions grammaticales personnelles, et totalement dépourvu de la plastique du pouvoir. Renonçant comme son prédécesseur à parler sa langue, il se ridiculisa comme lui dans un anglais de Porto-Rico ; après Sarkozy qui avait cru devoir s’excuser auprès d’Hillary Clinton de la pluie qui commençait à tomber sur le perron de l’Élysée : « sorry for the time », Hollande, après un discours ca-la-mi-teux devant Obama, évoquait avec Elon Musk « your special fusée »…

Comment s’étonner qu’il ait pu créer une université française au Viêtnam en langue anglaise (mars 2014), ou ne rien trouver à redire à Tom Enders, Président d’EADS, grand organisateur de la politique linguistique du tout-en-anglais dans son groupe ? De même son gouvernement laissa-t-il l’Union européenne adopter les standards maritimes internationaux en anglais, obligatoire pour le recrutement, la formation et la communication d’urgence, imposant par exemple le zero nine three three qui l’emporte sur toute autre expression.

On peut tenir pour une atteinte à la langue française, soit par ignorance, soit par hostilité, les réformes de « Terminator », comme Jean d’Ormesson appelait la ministre de l’Éducation nationale : Najat Vallaud-Belkacem atteignait en effet dans cette mission idéologique ce que le principe de Peter appelle son degré d’incompétence, capable de déclarer que « la grammaire est négociable » (comme si l’on pouvait décider de la place du déterminant, qui relève de l’anthropologie) ; incompétence et hostilité dont témoignèrent les programmes d’enseignement de la langue française, absurdes (on apprend dans nombre de collèges à conjuguer le verbe avoir en sixième, et le verbe être en cinquième), ou conçus pour ne pas être tenus, faute de temps (pour apprendre par exemple les temporalités), dans une période où l’on réduit les heures d’enseignement du français[23] ;

il en allait ainsi avec les autres programmes du secondaire, dénoncés par ces personnalités que Najat Vallaud-Belkacem qualifiait de « pseudo-intellectuels » : Pascal Bruckner[24], Régis Debray, Alain Finkielkraut, Marc Fumaroli, Pierre Nora, et qui consistent, selon ce dernier, à « remplacer l’enseignement du latin et du grec ancien par un enseignement de « complément (optionnel) », [à] faire la part belle et non-critique à l’islam, [à] réinterpréter l’ensemble du développement de l’Occident et de la France à travers le prisme du colonialisme et de ses crimes, et [à] susciter une forme de culpabilité nationale » ;

de même on ne mesure pas encore les conséquences incalculables de l’ignominieuse loi Fioraso (2013) qui constitue la capitulation majeure de ce quinquennat, en violation flagrante de l’article 2 de la Constitution, il est vrai assujettie désormais aux directives de Bruxelles  : non seulement cette loi — contemporaine de la suppression des écoles bilingues franco-allemandes…— favorise l’enseignement en anglais mais elle ouvre dans sa logique hégémonique à diverses contraintes, telles que l’obligation d’attester d’une connaissance de l’anglais pour accéder à l’enseignement supérieur, ouà la prolifération des formations supérieures diplômantes exclusivement en anglais (mille quatre-cents en 2022) : aujourd’hui l’on peut faire des études de médecine en anglais à Villejuif, et cela n’est que la préfiguration de l’inéluctable substitution de la lingua franca anglaméricaine à la langue française et cette logique, présentée comme un néolatin, s’étendra fatalement un jour de la maternelle à l’université : tel est le programme de la Louisianisation.

Une raison nécessaire d’apprendre la langue française fut par exemple d’acheter son pétrole au Gabon en français, de remplir un bordereau en français dans le port d’Abidjan — au souvenir d’un douanier ivoirien qui refusait une cargaison au prétexte qu’« on parle français ici »… Dans les années soixante, au départ des Français d’Algérie et autres pays d’Afrique, de nombreux Américains et Russes ont appris le français pour coopérer avec ces pays récemment indépendants. Aussi le développement de la langue française dans ces pays devait-il être considéré comme une priorité stratégique ;

or les gouvernements français ont choisi (pour peu qu’ils « choisissent » encore) de financer principalement les pays de l’Est de l’Union européenne, au mépris de leurs propres intérêts, immédiats et à très long terme. Aussi revient-il à Hollande une autre capitulation majeure, celle d’avoir, subrepticement, – en termes précis : abandonné stratégiquement la francophonie -, reportant, comme en d’autres domaines, le problème à ses successeurs. Que l’on ne nous parle plus du « milliard de francophones » qui sauvera la langue française en Afrique ! Au sommet de Dakar, en décembre 2015, furent connus pour la première fois les chiffres de la démographie africaine francophone (on ne disposait auparavant que d’estimations québécoises de l’an 2000) [25], et la France renonça à engager l’investissement nécessaire dans l’enseignement de sa langue en Afrique.

L’échec au roi macronien

Il faut tenir pour une date clé de l’histoire de France cet aboutissement de la politique macronienne qui parachève la logique des cinquante dernières années, la capitulation de Kigali, le 24 juin 2022 :

le futur roi Charles d’Angleterre et le Premier ministre Boris Johnson, se sont déplacés en personne et en grande pompe à l’invitation de Paul Kagamé pour recevoir l’adhésion du Rwanda, du Gabon et du Togo au Commonwealth ; il faut voir dans ce tableau clinquant à la façon du Vercingétorix de Lionel Royer déposant ses armes (1899) une répétition du Traité d’Utrecht qui, en 1713, entérinait l’abandon aux Anglais des Provinces Maritimes du Canada, appelées alors Acadie, un des traités les plus importants de l’histoire européenne, et pour mesurer, davantage encore, les conséquences en domino qui ne manqueront pas de se produire sur l’ensemble de la Francophonie…

Hélez dans la rue en anglais le Président de la République française, il vous répond en anglais. Avec lui, qui a des clartés de tout, sauf de la langue française dont il méconnaît, comme tout instrumentaliste, les spécificités symboliques de la morphologie, la nature du lien imaginaire autant que la relation de nouage au Réel, à l’histoire des représentations comme aux pratiques sociales ; avec ce Président, proche de penser en somme que la langue française n’existe pas davantage que la culture française (déclaration de Marseille) ou que la peinture française (déclaration de Londres), il n’est plus question de défense et illustration mais il s’agit d’accélérer irréversiblement, dans la startup nation, tous les processus en cours de la louisianisation :

Macron a franchi une ligne rouge symbolique en affligeant d’une traduction en anglais la carte d’identité française — seul et unique document matériel commun à tous les citoyens de la République, et qui détient tous les détails de leur individualité. Rien, au point de vue des directives européennes, n’obligeait le gouvernement français à ne choisir qu’une langue parmi les langues officielles des 26 pays de l’Union[26]. La secrétaire générale du gouvernement expliqua sans crainte du ridicule qu’« il est préférable que la carte soit en anglais plutôt qu’en français car le français ne serait plus compris »[27] Sur le plan du Réel, y a-t-il un douanier qui ait besoin de traduire carte d’identité par identity card, national par national,sexe par sex — autant de mots d’ailleurs français passés à l’anglais ? La dimension pratique étant inexistante, seule s’impose la symbolique, celle des significations : la France n’est qu’une île du Commonwealth (preuve supplémentaire de l’autocolonisation et non pas de la mondialisation)

Rien ne dissimule l’échec de la « politique du français » qu’Emmanuel Macron défini sous la Coupole, le 20 mars 2018, après avoir annoncé en 2017 la création d’une Cité internationale de la Francophonie, une idée lancée dès 2001 par les associations ; au contraire, son action effrénée en faveur de la louisianisation marque précisément la fin de l’esprit de Villers-Cotterêts : l’État français n’est plus le protecteur de la langue française, il pratique lui-même ce trope de la substitution — “Choose France”, “La French Tech”, “Next 40”, “French Impact”, “Health Data Hub”, Agriloops, Taste France, France Connect, Good France, French Impact, Creative Patterns, ou « le sharepoint de la communauté » — un rapport de l’Académie en produit trente pages d’exemples ; dans Combat pour le français[28], Claude Hagège avait montré que seule l’intervention de l’État a permis à certaines langues de survivre : l’État français encourage désormais la langue-de-son-maître dans tous les domaines-clés de la vie politique, économique, scientifique, spatiale, sportive, militaire, tout en supprimant cinq cents postes d’enseignants titulaires de l’Agence pour l’enseignement du français à l’étranger, mais assurant, selon la formule quasi-comique du Président, que « parler l’anglais renforce la francophonie » !

En fin de mandat macronien il ne reste plus pour un étranger que deux obligations d’apprendre la langue française, le droit international à Bruxelles (mais à part égale avec l’anglais) et… l’escrime — dont le lexique tient en quelques mots, à vous l’honneur, en garde, botte secrète, touchette, coup fourré…

Observez la surdité du gouvernement français devant l’admirable discours du ministre Simon Jolin-Barrette[29], très émouvant appel à la France afin qu’elle se ressaisisse de sa langue… ; or Bruxelles mène en Europe la même politique que le gouvernement d’Ottawa au Canada, décryptée il y a des décennies par des auteurs comme George Grant, dans Lament for a Nation, (Complainte pour une nation) : le Canada est en voie de louisianisation comme l’Yourope, avec la collaboration des gouvernements successifs depuis un demi-siècle, étrange passion des libéraux sur cette pente fatale à notre langue, assistés des socialistes convertis au « dogme mondialiste néolibéral » comme l’a démontré Jean-Pierre Chevènement dans La France est-elle finie ?[30], tous au fond « libéraux vautrés dans leur veulerie » que moque la chanson de Hussards de Bercheny.

La langue à la maison

Une publicité au ton d’épilogue l’atteste triomphalement dans le métro de Paris : « ET LES FRANÇAIS PARLENT ANGLAIS »

 … « Un pays qui mésuse sa langue est un pays en voie de décadence » écrivait Jean Paulhan dans Les Fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les lettres (publié en 1941)[31]. On voit tout dans la langue. — La « créativité » n’est pas en cause, mais la créativité en langue française, qui fait florès encore au Québec ou en Afrique, sans influencer le français hexagonal colonisé, signe sûr d’une désagrégation de la francophonie. En France, la créativité qui s’exerce désormais en oreille anglophone, a cours comme par hasard dans une période de désindustrialisation de ce pays : on n’exporte plus, on importe davantage. Tout a lieu en langue, et se voit, et s’entend, et se marque en langue :

la désindustrialisation, l’abandon de la Francophonie, l’énorme emprise imaginaire de l’américanisation, la modification des relations hommes-femmes qui en procède, l’effondrement de la lecture publique, le présentisme et la confusion des temporalités liée à l’ère virtuelle, la perte de la prévenance, la brutalisation de la société, la domination des écrans, l’échec de la laïcité, la provincialisation de la France, les ruptures de transmission, la moraline au sens nietzschéen …

autant d’éléments de la louisianisation en marche, que signalent les tropes, nouveaux en langue française, de substitution et de désinvention, le réchauffement sémantique[32], l’arrivée du génitif saxon, la généralisation du neutre, la transformation des représentations collectives associées au modifications morphologiques — tout révèle l’effondrement de la langue française en chiac, exhibée de même dans le métro parisien en 2023 :

« DO LIKE LES AMÉRICAINS BUT EN PLUS STYLÉ PARCE QUE T’ES FRENCH » — la disparition d’une civilisation dans une autre — en un mot (qui provient du Jura suisse) le dédevenir français.

L’autre Réel

À travers l’anglaméricain ce n’est pas seulement l’effondrement des langues qui est en cours mais leur avers : l’autre Réel américanisé. En Louisianisation la vie quotidienne est formidable, protégé avec vérisure, assuré chez assurpeople je vais chez carglass, ma banque à ma french bank, coiffé chez le barber, le matin on regarde Cnews, BFMstory, le Morandini live ou le live Toussaint, au Relay nous achetons Challenge, Fooding, Hackable, Top Secret, Nexus, Makeur, Hardware, aux News on suit le Bocuse d’or remis en anglais à Lyon (en 2023 : « and the winner is : Denmark ! », demain on fête Halloween et on profite du Black Friday, « Sncf » (devenue une marque) ou Ouigo m’annoncent que « Your tickets for Toulouse Matabiau to Valence-d’Agen is ready », puis AirFrance (devenue une marque, en un seul mot) m’écrit check the requirements and upload my documents, nos hommes politiques se parlent et s’écrivent des lettres officielles en langue-du-maître comme firent Pierre Moscovici et Michel Sapin, ces grands précurseurs, et Bruxelles diffuse à nos frais les valeurs du communautarisme par une campagne d’affiches Beauty is diversity, qui nous explique que Freedom is in hijab.

« Pour que les conséquences apparaissent aux Nations, il faut des catastrophes ou le recul de l’histoire », observa jadis Jacques Bainville[33].

La lime Il s’agit de « quelque chose qui est pire qu’un crime », m’écrivit Christian Bobin dans une ultime lettre, « il s’agit de l’engloutissement de ce qui nous sert à voir, à vivre et même à mourir : la langue, celle de France, fille ainée des roses de Ronsard. »[34] Il est stupéfiant et consternant que cette défaite ait été la passion commune des Présidents successifs de la Vème République. Avec leur lime, ils auront fait tout ce qu’il fallait pour accélérer cette Louisianisation devenue imparable : « la politique est une lime qui arrive patiemment à ses fins », observait Montesquieu. C’est à la fin de son livre intitulé Grandeur et décadence des Romains (1734).

Marie-Françoise Bechtel

Merci infiniment.

Cher poète, essayiste, professeur, vous nous avez livré un pamphlet dont ce qui ressort est la notion de domination, pis, de domination consentie et même, disiez-vous pour finir, organisée. Vous avez ramené cela au lien fondamental qui existe entre le langage et la pensée. On comprend très bien qu’une langue c’est une pensée, même si Bourbaki échappe à beaucoup d’entre nous. Mais je me souviens quand même de ce que disait Bertrand Russell, un des fondateurs de la logique contemporaine : « dans cette langue on ne sait pas de quoi on parle ni si ce que l’on dit est vrai ». Peut-être la mathématique échappe-t-elle à la détermination de la pensée par la langue… mais elle est bien le seul exemple d’une telle déconnection…

Vous avez aussi fait le lien, très clairement, avec l’utilisation de la France à l’étranger, pas seulement à travers l’histoire de la Louisiane qui commence puis se perpétue jusqu’à la société française contemporaine. Vous avez fait le lien avec l’idée que la langue française, dévalorisée à l’intérieur de son propre pays a naturellement très peu d’arguments et peut-être très peu d’appétence pour se défendre elle-même à l’étranger. Il y avait tant de choses dans votre propos si riche que je ne peux pas le reprendre, bien sûr, mais voilà ce qui m’a paru être l’axe de votre exposé.

Maintenant nous allons essayer de voir s’il y a quelques moyens d’en sortir à partir du point où nous en sommes.

Vous avez fait un point d’étape qui est plutôt celui de la consternation en dépliant tous les domaines dans lesquels la substitution de la langue du maître à la langue française s’impose aujourd’hui. Et c’est en effet beaucoup plus que ce que nous pouvions dire il y a six ans, en 2016. Les choses sont allées très vite.

À propos du véhicule qu’est l’Union européenne, un véhicule accélérateur dans notre pays, je vous livre une petite anecdote : lors de l’accession de la France à la présidence du Conseil de l’UE il y a un an, il a été proposé d’impliquer la société civile dans le débat sur l’Europe. J’ai alors reçu, comme présidente de cette fondation, une lettre du Premier président de la Cour des Comptes qui est tout de même une grande institution française liée à notre tradition historique, M. Moscovici pour ne pas le nommer, entièrement rédigée en anglais, un anglais qui d’ailleurs avait dû être rédigé par un auditeur à la Cour des comptes fraîchement émoulu de l’ENA et peut-être de Sciences Po où l’on me dit que les étudiants sont obligés de parler anglais et le parlent fort mal. Impliquez-vous, donnez votre opinion sur l’Europe en tant que membres de la société civile, nous prescrivait cette lettre … en anglais !

Je vais donc me tourner, un peu comme le naufragé, vers l’intervenant suivant, Paul de Sinety, délégué général à la langue française et aux langues de France du ministère de la Culture, responsable du Commissariat général de l’exposition permanente sur la langue française, pour le projet de Cité internationale de la langue française, à Villers-Cotterêts pour des raisons qui n’échapperont à personne. Allez-vous nous donner un brin d’espoir ?


[1] Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, thèse VII, édition Payot Poche, Paris, 2007.

[2] Cité par Régis Debray dans L’exil à domicile, Gallimard, 2022, p.58.

[3] Simon Kuper, « Le Royaume-Uni, la France et moi » (6 épisodes), Le Monde, juillet 2022.

[4] John McWhorter disait la même chose dans The New Republic (13 décembre 2010) : « Parmi 6.000 langues existantes, pourquoi serait-il si important d’apprendre celle qui est parlée dans un petit pays européen à l’influence en déclin constant ? ».

[5] Nous l’avons entrepris dans la revue France-Amérique, entretien avec Anthony Bulger, novembre 2022.

[6] Barbara Cassin, Plus d’une langue, Bayard, 2019.

[7] La naturalité des mots en langue-du-maître revient à l’exemple que donnait ironiquement Roman Jakobson « à la recherche de l’essence du langage » : « La paysanne suisse-allemande, qui demandait pourquoi ses compatriotes de langue française disent fromage — « Käse ist doch viel natürlicher ! » — manifeste une attitude authentiquement saussurienne… » dans Problèmes du langage, collection Diogène, Gallimard, 1966, p. 26.

[8] Tristan Tzara, Sept manifestes dada, Lampisteries, 1916-1920, Fayard-Pauvert, 1978.

[9] Barbara Cassin (dir.), Vocabulaire européen des philosophies : Dictionnaire des intraduisibles. Seuil [2004].

[10] Jean-Jacques Rousseau La Nouvelle Héloïse, 1781, ch. VIII. – Claude Hagège, Dictionnaire amoureux des langues, Plon/Odile Jacob, 2009, p.429.

[11] Quelqu’un qui temporise…

[12] « Une langue disparaît parce qu’elle n’a pas suffisamment de locuteurs […] mais surtout — et c’est là le phénomène le plus important — parce que ceux-ci acceptent ou choisissent de l’abandonner ; autrement dit parce qu’elle n’est plus jugée utile. » Jacques Leclerc, Le Monde diplomatique, « le pouvoir des langues », janvier 2023.

[13] Lettre du général de Gaulle adressée à son ministre des armées, Pierre Messmer, en date du 19 juillet 1962 : « J’ai constaté, notamment dans le domaine militaire, un emploi excessif de la terminologie anglo-saxonne. Je vous serais obligé de donner des instructions pour que les termes étrangers soient proscrits chaque fois qu’un vocable français peut être employé [ajouté à la main] : c’est-à-dire dans tous les cas. »

[14] A. Moravcsik et K. Nicolaïdis datent la perte visible de l’influence française au moins de la négociation du traité d’Amsterdam en 1997 : « Explaining the Treaty of Amsterdam: Interests, Influence, Institutions », Journal of Common Market Studies, vol. 37, n° 1, mars 1999, p. 59-85.

[15] Jean-Marie Borzeix, Les carnets d’un francophone, Bleu autour, 2006, p.100.

[16] The International Maritime Organization makes seaspeak the official langage of the seas. Le droit maritime international enjoignait les navires de plus de 500 tonnes à adopter en 1992, comme pour tous les autres pays, la codification en anglais, Bill of Lading : Carriage of Goods by the Sea Act.

[17] Voir Le français chassé des sciences, éditions Cirel, 1980. — Un internaute africain écrit en 2022 : « Vous voulez que nous Africains continuions à utiliser le français ? Et pourtant
90 % des scientifiques français publient leurs ouvrages et découvertes en anglais ».

[18] Pascal Quignard, « Les langues et la mort », dans Action poétique, n°80, 4° trimestre 1979, p.17.

[19] Nous montrons de quelle façon la morphologie de la langue française développe cinq de ces universaux, dans « Speak white ! », Gallimard, 2022.

[20] La loi Toubon a été réduite au vocabulaire à employer pour les personnes morales de droit public et les personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public (article 5).

[21] Bureau de Vérification de la Publicité ; Conseil Supérieur de l’Audiovisuel. On pourrait citer de très nombreux exemples de slogans publicitaires qui ne sont pas traduits ; parmi une multitude d’autres : « Believe your eyes » (Croisières Costa), « Realise your gardening dreams » (Gardena), ou Chanel, Dior, Nespresso…

[22] Voir Jean-Noël Jeanneney, L’État blessé, Flammarion, 2012.

[23] Jean-Pierre Vélis, La France illettrée, Seuil, 1988. Danièle Sallenave, Nous on n’aime pas lire, Gallimard, 2009. Le collectif Sauver les lettres révèle qu’un élève a perdu 522 heures de cours de français par rapport aux horaires de 1968, sur l’ensemble de sa scolarité, soit l’équivalent deux années de formation. Un manque encore accentué par la suppression des travaux en classes dédoublées, qui permettaient un accompagnement individualisé.

[24] Pascal Bruckner, « Les nouveaux programmes d’histoire ou l’effacement de la France », Le Figaro, 25 avril 2015.

[25] Ilyes Zouari : « En se basant essentiellement sur les statistiques démographiques détaillées publiées en juillet dernier par le PRB (Population Reference Bureau), organisme privé américain et une des références mondiales en matière de démographie, la population du monde francophone, qui avait atteint la barre des 500 millions d’habitants fin 2018, peut être estimée à 536,1 millions au 1er janvier 2022. Soit une hausse de près de 2,3 % sur un an (524,1 millions début 2021), et une population creusant l’écart avec celle de l’ensemble constitué par l’Union européenne et le Royaume-Uni (515 millions). »

[26] Nous avons proposé dans une pétition parue dans Le Monde que, conformément à la directive européenne, chacune des treize régions françaises salue, parmi ses voisines, deux des vingt-six langues officielles que compte l’Europe : PACA l’italien et le grec, l’Occitanie l’espagnol et le portugais, le Grand Est l’allemand et le tchèque, la Bretagne le gaélique et l’anglais, les régions centrales les langues éloignées, etc…

[27] Hélène Carrère d’Encausse, Le Figaro, 15 février 2022 : « le Premier ministre nous a donné la copie de l’analyse rendue par la secrétaire générale du gouvernement. Celle-ci explique qu’il est préférable que la carte soit en anglais, car le français ne serait plus compris. C’est une démission terrifiante ! Cela tend à reléguer le français au rang d’un parler local… ». Le Conseil d’État a rejeté un recours présenté par le chancelier Darcos contre cette carte d’identité bilingue.

[28] Claude Hagège, Combat pour le français, Odile Jacob, 2006.

[29] Communication sur la langue française au Québec et son statut juridique. Discours prononcé à l’Académie française par M. Simon Jolin-Barrette le jeudi 23 juin 2022.

[30] « C’est à juste titre qu’on parle de l’hégémonisme du capitalisme « anglo-saxon » : la globalisation financière et l’hégémonie mondiale américaine sont comme l’avers et l’envers d’une même pièce. Rétrospectivement, le ralliement de la gauche européenne à un modèle si contraire à ses principes n’en paraît que plus piteux. » Jean-Pierre Chevènement, La France est-elle finie ? Fayard, 2011, p.138 ; Sortir la France de l’impasse, Fayard, 2011.

[31] Correspondance Paulhan-Parain (1938-1958), présentée par Jean Clair, Nouvelle Revue française, 1°er octobre 1983, n°369, p.172 sq.

[32] Ces concepts sont développés et précisés dans De quel amour blessée, réflexions sur la langue française, Gallimard 2014,et dans « Speak white ! », Gallimard, 2021.

[33] Jacques Banville, introduction de son essai Les Conséquences politiques de la paix (1920).

[34] Site www.alainborer.fr

Le cahier imprimé du séminaire « L’avenir de la langue française » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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