Intervention de Henri Proglio, ancien PDG d’EDF (2009-2014) et de Véolia Environnement (2003-2009), président du Conseil d’administration de Thales (depuis 2014), membre du Conseil international de Rosatom, lors du séminaire "L'avenir de la filière nucléaire française" du mercredi 29 mars 2023.
Intervention de Henri Proglio, ancien PDG d’EDF (2009-2014) et de Véolia Environnement (2003-2009), président du Conseil d’administration de Thales (depuis 2014), membre du Conseil international de Rosatom, lors du séminaire “L’avenir de la filière nucléaire française” du mercredi 29 mars 2023.
Avant de traiter ce grand sujet parmi les sujets, je tiens à faire une mise au point.
Vous avez rappelé ma qualité de membre du Conseil consultatif international de Rosatom. Or à ce sujet l’opinion se fonde sur des informations fausses.
J’ai eu affaire à Rosatom en tant que président d’EDF puisque notre interface naturelle, nos interlocuteurs et nos partenaires dans le nucléaire c’étaient les Russes. Et Rosatom, avec 300 000 salariés, était probablement le groupe russe le plus important en matière de haute technologie dans le domaine du nucléaire civil et militaire. Rosatom est une entreprise d’État. Tous les administrateurs de Rosatom sont des représentants de l’État russe. J’ai eu des relations privilégiées avec eux, j’ai des relations privilégiées et amicales avec Sergueï Kirienko (62 ans), l’ancien Premier Ministre devenu président non exécutif de Rosatom, qui présida le gouvernement de la Fédération de Russie du 23 mars au 23 août 1998. Cet homme absolument remarquable a complètement redressé la filière russe après le désastre de Tchernobyl et en a fait un joyau technologique et industriel. Dont acte. En tant que patron d’EDF j’ai donc eu naturellement affaire à lui. Nous avions – nous avons toujours – des coopérations. En effet, le nucléaire ne fait pas partie des sanctions et les combustibles qui nourrissent nos centrales nucléaires viennent en grande partie de Russie. Les Russes ont beaucoup d’avance sur nous parce que, contrairement à nous, ils n’ont pas arrêté d’investir dans la recherche, dans le développement et dans les nouvelles technologies nucléaires.
À mon départ de la maison EDF, début 2015, j’ai reçu deux appels téléphoniques à quelques heures d’intervalle, l’un de J.R. Immelt, à l’époque président de General Electric – qui se trouvait à Paris pour des raisons funestes, puisqu’il rachetait Alstom – qui m’a proposé de devenir son conseiller spécial en matière d’énergie et d’eau. Il m’avait connu comme président de Veolia et comme président d’EDF. J’ai donc accepté d’être conseiller spécial de Jeff Immelt pour l’eau et l’énergie. Quelques heures plus tard j’ai reçu un appel de Kirienko qui m’invitait à dîner avec lui à Moscou. Il souhaitait que nous continuions à travailler ensemble et proposait de me prendre comme conseil. Restait à déterminer sous quelle forme car Rosatom est une entreprise d’État.
Mes deux premiers contrats furent donc avec les Russes et les Américains.
J’ai arrêté de travailler avec les Américains en raison de problèmes logistiques, de décalage horaire, de déplacements.
Quant aux Russes ils avaient institué une espèce de comité international de réflexion sur le nucléaire civil qui comprenait un Italien, un Finlandais, un Espagnol, un Japonais et un Français (moi), tous les autres étant des anciens patrons d’autorités de sûreté. Nous nous voyions tous les trois ou quatre mois, avec une rémunération de 2000 euros mensuels imposables. Tout cela a fonctionné jusqu’à ce qu’intervienne la guerre en Ukraine. Bien que nous ne nous voyions plus, je n’avais aucune raison d’annoncer ma démission pour complaire aux médias. J’ai gardé des relations tout à fait amicales avec mes amis russes, je ne vois pas pourquoi je leur ferais l’offense d’annoncer une démission.
Merci de m’accueillir.
Dans votre invitation, vous me posiez deux questions. La première était : comment expliquez-vous la destruction d’EDF ? La seconde portait sur l’avenir du nucléaire français.
Je suis venu par respect pour chacune et chacun d’entre vous, par respect pour Monsieur le ministre, pour qui j’ai une immense estime. Je n’ai pas l’habitude de m’exprimer très souvent. J’ai refusé toutes les interviews que l’on m’a proposées sur ces sujets. Je ne me suis exprimé qu’à l’occasion d’une convocation de l’Assemblée nationale[1] à laquelle je ne pouvais me soustraire. Je ne pratique pas trop la langue de bois, je dis ce que je pense et j’en assume les conséquences, aujourd’hui plus facilement qu’avant mais je l’ai toujours fait.
I- La destruction d’EDF, drame absolu, a été structurée, voulue et obtenue.
Je l’avais dit dans un colloque précédent sur la transition énergétique[2] auquel m’avait convié Jean-Pierre Chevènement. Je me souviens avoir exposé ma pensée à un moment où ce n’était pas complètement dans l’air du temps : dans une transition, en principe, on sait d’où l’on vient et où l’on veut aller. Là on savait d’où l’on venait, on ne savait pas où on allait. Nous avions atteint nos objectifs, nous étions en train de détruire ce que nous avions construit.
La France a voulu son indépendance énergétique, l’a construite et l’a accompagnée à la fois industriellement et politiquement pendant soixante-dix ans.
En 1946 la France, dans un état difficile, pour ne pas dire plus, était dotée d’un vrai gouvernement – cela arrive de temps en temps par les hasards de l’Histoire – à l’époque gaulliste et communiste. Constat fut fait que ce pays qui avait tellement de défis à remporter se devait de mettre parmi les priorités le sujet de l’énergie. La France n’avait pas beaucoup de ressources propres, pratiquement pas de gaz, pas de pétrole, beaucoup moins de charbon que ses voisins. Elle était donc presque complètement dépendante de ses importations, chose qui n’avait pas échappé à la pertinence des politiques de l’époque. Si nous voulons construire un avenir pour ce pays, lui donner un atout, il faut résoudre ce problème, s’étaient-ils dit.
Ils s’étaient lancé trois défis : le défi de l’indépendance du pays en matière d’électricité, le défi de la compétitivité du territoire et le défi – communiste – de la construction d’un service public de l’électricité fondé sur des principes simples : l’accès de tous à ce service public, quels que soient la classe sociale et le lieu de résidence, au même prix et avec la même qualité de service.
Le réchauffement climatique n’était pas encore une préoccupation à l’époque.
Un peu plus de cinquante ans plus tard, au début du XXIème siècle, la France était exportatrice d’électricité, l’électricité française était deux fois moins chère que l’électricité allemande (et environ deux fois moins chère que la moyenne européenne) et le contrat de service public français faisait figure de réussite exemplaire dans le monde entier.
Enfin nous avions remporté un défi auquel nous n’étions pas confrontés au début de la période, celui des émissions de gaz à effet de serre. Si la France est vertueuse dans ce domaine, c’est parce qu’elle produit de l’électricité pratiquement sans émissions. Cela grâce au pari pris à l’époque qui reposait sur le choix technologique de l’hydraulique et du nucléaire. La France avait osé se lancer dans cette voie, avec les difficultés considérables que cela représentait, notamment des investissements colossaux réalisés sur une longue durée car ces installations (barrages, réseaux) s’amortissent sur près d’un siècle. Et nous constatons aujourd’hui que les centrales elles-mêmes peuvent dépasser les trente ans d’origine et les quarante ans actuels.
Ces choix avaient été compliqués.
En matière d’hydraulique il avait fallu faire des investissements lourds, à l’époque sans trop de difficultés, mais aussi surmonter les embûches liées à la nécessité d’engloutir des villages entiers. Tout avait été transféré, y compris les cimetières, mais il subsistait évidemment des réticences et la nostalgie des personnes qui voyaient disparaître leurs souvenirs de jeunesse. Toutefois les « écolos » étaient moins puissants à l’époque qu’aujourd’hui.
À partir du moment où le choix du nucléaire a été fait il a fallu choisir la technologie nucléaire. On parlait alors du graphite-gaz, de l’eau pressurisée … Il y a eu des hésitations, des demi-tours. On les a oubliés parce que la réussite efface les difficultés mais ce fut difficile. Il faut rendre hommage à tous les grands ingénieurs de cette tradition industrielle d’avoir réussi ce défi et aux politiques de l’avoir accompagné sans faillir, au-delà de toutes les turbulences du monde politique et de toutes les fluctuations des élections. On rappellera quand même que François Mitterrand qui, lors de sa campagne électorale de 1981, s’était engagé à arrêter le nucléaire, a construit sur ses deux mandats plus de centrales qu’il ne s’en est construit avant et même après. L’équipement a été continu, rendons-lui cet hommage.
Ces choix ont été réalisés. Donc au début du XXIème siècle la France a un atout considérable. Mais le monde qui nous entoure bouge. C’est à cette époque que l’on commence à parler de « tournant énergétique », que l’Allemagne se met à zigzaguer et aspire à une Energiewende. Les Allemands avaient en effet de quoi se préoccuper car leur électricité était essentiellement à base de charbon et surtout de lignite, qui est bien pire que le charbon (et auquel ils retournent actuellement d’ailleurs). En matière d’émissions de gaz à effet de serre, il n’y a pas mieux ! L’Allemagne a donc engagé des sommes gigantesques dans le renouvelable. À ce jour l’Allemagne a investi 600 milliards d’euros dans le renouvelable sur les 1000 milliards d’euros investis par l’ensemble des pays européens. 600 milliards d’euros qui ne servent à rien, qui ont fait exploser les deux grands électriciens : E.ON dans le Nord et RWE dans la région de la Ruhr. Au bord du dépôt de bilan des deux électriciens ont été sauvés par la République fédérale. Prenant conscience de cette grave difficulté et conscients du fait que depuis le début de la République fédérale l’Allemagne avait choisi l’industrie comme vecteur de sa croissance économique, les Allemands ne pouvaient pas supporter l’idée de garder à leur porte un pays, un concurrent, qui disposait d’un atout compétitif tel qu’EDF. Depuis vingt-cinq ou trente ans, l’obsession allemande est de détruire EDF. Ils y ont réussi.
Je n’en veux pas aux Allemands, ils ont défendu les intérêts allemands. J’en veux plus aux Français de ne pas avoir défendu la France.
Voilà le constat : nous étions à l’optimum et nous avons aujourd’hui plus qu’abîmé, détruit l’un des atouts majeurs que gardait notre pays dans le domaine de l’industrie et celui du service public.
Revenons en arrière. La création d’EDF a été l’élément fondamental des outils industriels créés par le gouvernement français pour réussir ses paris : nationalisation des opérateurs électriques, création de l’entreprise électricité de France à qui mission a été donnée de coordonner l’action et d’être l’interlocuteur de l’industrie dans ce domaine. À ce titre, EDF est devenue à la fois l’opérateur d’un service public essentiel et le bras armé du pays dans le développement du système électrique, un système optimisé intégrant la production hydraulique et nucléaire, intégrant les réseaux, intégrant évidemment le stockage (l’hydraulique a beaucoup plus de capacités de stockage que de capacités de production), intégrant par ailleurs le rôle d’architecte ensemblier de l’outil industriel que constitue le nucléaire, avec comme bras armé le CEA qui était chargé de toute la partie amont, des études, des réflexions stratégiques et technologiques, avec les industriels, Framatome et Cogema, l’un spécialisé dans l’outil lourd de production, l’autre dans le retraitement et la gestion du combustible. Le tout était assez cohérent. Et quand j’ai pris les rênes d’EDF en 2009 tout le monde considérait, à juste titre, qu’EDF était le chef de file du nucléaire français.
Cela malgré les aboiements à la porte de ce qu’était devenue Areva.
Areva a résulté du rapprochement entre les deux bouts de la chaîne, l’industrie et le retraitement. Et par ambition, folie ou vanité, elle est venue concurrencer EDF dans la maîtrise du système. Tout a à peu près tenu jusqu’à quelques événements qui ont progressivement acté la destruction du système, commencée au moment du gouvernement Jospin avec l’arrêt du Superphénix et l’hystérie de Mme Voynet. En effet les « roses » avaient besoin pour gouverner de l’appui d’un groupuscule qui n’avait comme vecteur de réflexion que l’anti-nucléaire. Et peu à peu on a multiplié les systèmes qui ont progressivement cassé la logique. Je cite simplement la contribution au service public de l’électricité (CSPE), mise en place dès 2003, une taxe énergétique ajoutée directement sur les factures d’électricitédes consommateurs d’électricité français. Je me suis battu pour me faire rembourser la CSPE par le gouvernement français. Destinée en principe à la modernisation de l’outil, la CSPE sert en réalité à subventionner les énergies renouvelables[3] : aujourd’hui, 80 % à 90 % de la CSPE part à destination des subventions pour le renouvelable. Le montant, environ 2 milliards par an collectés par EDF sur les factures des abonnés au titre de la CSPE, était ensuite reversé par EDF à l’État qui le distribuait aux heureux bénéficiaires. Et l’État oubliait de rembourser EDF. Je me souviens avoir eu à ce titre plusieurs fonds de roulement augmentés de 2 milliards par an. Quand cela a atteint 6 milliards j’ai décidé d’arrêter de payer l’État. Ce fut un combat acharné qui détournait évidemment des sujets essentiels.
En 2010, sous la pression de Bruxelles, inspirée par qui on sait, la loi NOME (Nouvelle organisation du marché de l’électricité) a été votée alors que la droite était au gouvernement. La doctrine européenne repose sur un dieu, un veau d’or : la concurrence, le bonheur des peuples par la concurrence. « La liberté par le travail », proclamait-on en des temps tragiques, aujourd’hui, c’est le bonheur par la concurrence … tant il est évident que le monopole fait le malheur des populations ! Des rapports ont été rédigés par des gens très intelligents, tel M. Champsaur[4] qui recommandait de traduire en même temps la réglementation européenne et la loi NOME, laquelle consiste à imposer à EDF de vendre 25 % de sa capacité électronucléaire à ses concurrents[5] sans aucune contrepartie, sans aucune obligation de production. Ces « fournisseurs alternatifs » n’existaient pas mais ils se sont créés. Des traders se sont constitués (Direct énergie, etc.), pour l’essentiel rachetés par Total qui s’est ainsi « verdi ».
J’ai assisté à ce spectacle, je me suis débattu, j’ai fait part de mon indignation au gouvernement. « La concurrence ! La concurrence ! » fut la seule réponse que j’obtins. De concurrence il n’y en a pas, il n’y a que nous qui produisons. Les autres vendent notre production à nos clients. « La concurrence va faire baisser les prix ! ». Non, cela ne va pas faire baisser les prix.
Nous avons donc vendu à nos concurrents. On voulait m’imposer 36 euros le mégawatt/heure. Au bout d’un combat homérique j’ai arraché 42 euros, sous les hurlements des concurrents qui n’existaient pas. Le prix de revient (coût complet, y compris les provisions pour démantèlement, renouvellement, etc.) tourne aujourd’hui avec le parc nucléaire existant autour de 60 ou 65 euros. Pourquoi les 36 euros ? C’était le coût sec, le coût direct de production sans aucune prise en compte des provisions pour démantèlement, renouvellement, etc. En obtenant 42 euros j’ai gagné une médaille en chocolat mais personne n’y croyait. « Tu vas dans le mur », m’avait dit mon prédécesseur. Pour obtenir ce prix j’avais été obligé de lâcher le combat sur la réglementation thermique de 2012 (RT2012[6]), dont personne ne se souvient – sauf quelques initiés – qui a privilégié à 100 % le gaz dans toutes les nouvelles constructions. Le tout électrique était balayé, il fallait absolument passer au gaz. On a vu le formidable résultat. Entre temps, évidemment, on a offert Gaz de France (GDF) aux groupes privés de manière afin de les faire bénéficier des atouts de cette soi-disant concurrence. Ils sont morts. Alléluia !
Quand vous assistez à tout ça il y a des moments où vous vous posez des questions en tant que patriote et en tant que citoyen mais vous vous battez quand même. C’est une drogue. S’ajoutaient à cela les attaques de l’ex-Areva. Ils avaient fait faillite entre-temps après avoir pourri le système. Mais pour éviter d’annoncer la faillite on avait fait acheter par EDF un outil industriel qu’elle ne sait pas gérer parce que ce n’est pas son métier. Ainsi va le monde.
Ça c’est pour le nucléaire.
Le summum n’était pas encore atteint.
En 2012, parmi les candidats à la candidature socialistes figure mon ami Strauss Kahn, finalement empêché pour des raisons non professionnelles. Un certain François est alors choisi comme candidat PS et envoie l’incomparable Michel Sapin pour négocier l’accord PS-EÉLV. Ce grand homme (n’oubliez jamais son nom !) et Jean-Vincent Placé, le conseiller politique de la secrétaire nationale, se réunissent nuitamment, comme c’est la coutume. à 2 heures du matin Placé appelle en catastrophe Cécile Duflot : « Nous voulions demander l’arrêt de deux réacteurs nucléaires, les socialistes nous en proposent 24 ! » Il n’en revenait pas. Et, au petit matin blême sort le programme commun où figure l’arrêt de 24 réacteurs nucléaires. Quand vous êtes patron d’EDF vous n’avez pas le droit d’intervenir dans une campagne politique mais vous avez derrière vous 200 000 personnes qui attendent au moins une réaction de votre part. à défaut de pouvoir intervenir, j’accepte une interview du quotidien Le Parisien. C’était la seule information du jour. « Ce n’est pas possible, on ne peut pas tuer le nucléaire, un atout formidable de la France, un million d’emplois : 250 000 emplois directs, 230 000 chez les sous-traitants et 500 000 chez les « électro-intensifs », ces entreprises qui ont choisi la France parce que nous avons l’électricité la plus compétitive ! ». Hurlements du candidat qui déclare dans une interview au Point : « Si je suis élu, les deux premiers dont je couperai la tête seront Squarcini[7] et Proglio » (Squarcini est passé à la trappe, je suis resté). Réalisant quand même qu’il était allé trop loin, il appelle un de ses amis : « 24 c’est peut-être un peu beaucoup. Nous allons rectifier le tir. Quelle est la plus vieille centrale ? ». Fessenheim, lui répond son interlocuteur après avoir consulté internet. « Eh bien nous allons fermer Fessenheim ! ». Mais celui qui vient de consulter internet ne sait pas que l’on vient d’investir 1,5 milliard pour rénover Fessenheim, la centrale considérée comme la plus sûre et la plus moderne par l’ASN.
Là on arrive à un point de sidération.
Sans véritable débat, il est décidé, au doigt mouillé, comme l’ai dit à l’Assemblée nationale – que la part du nucléaire doit baisser à 50 %. Nous étions alors à 73 % ou 75 % … 50 % c’était un chiffre rond. La part du nucléaire fixée à 50 % vient de là. Évidemment la question de la provenance des autres 50 % n’a effleuré personne.
Dès ce moment-là le nucléaire a été condamné. Comment recruter dans ces conditions EDF est une entreprise publique dont les rémunérations sont relativement modestes par rapport au privé, même des entreprises privées de service public. EDF employait 300 000 personnes, essentiellement des cadres et des agents de maîtrise, sauf dans les réseaux. Mais les rémunérations d’EDF sont un cran en-dessous des rémunérations de l’industrie, cinq crans en-dessous des rémunérations de la finance, dix-huit crans en-dessous des rémunérations du trading (je le dis parce que nous avions une grosse activité de trading).
« Je souhaite que nous passions en revue les cadres du groupe, j’ai cette habitude, en fin d’année, période des mutations, des promotions, et cela me permettra de connaître les gens. Nous allons faire plancher chaque patron des services », dis-je à ma DRH en arrivant à EDF en novembre 2009. « Vous n’y pensez pas, Monsieur », protesta-t-elle. Nous l’avons fait. Je vous donne un seul chiffre : Le patron du parc nucléaire français (58 réacteurs), qui n’était pas le moins intelligent, le moins responsable, le moins compétent, touchait 280 000 euros bruts, annuels, tout compris ! Une belle rémunération pour un Français, me dira-t-on mais très éloignée de la rémunération propre à attirer un cadre de ce niveau et de cette responsabilité ! Je suggérai alors de doubler au moins sa rémunération. « Vous n’y pensez pas… ». Je l’ai fait.
Malgré cela je peux vous dire que les rémunérations d’EDF ne sont pas extravagantes et n’attirent pas les gens pour l’argent. Or pour recruter de très bons ingénieurs, de très bons professionnels, il faut leur donner une ambition, si possible une récompense, en tout cas un avenir. Ressasser à longueur de journée que le secteur du nucléaire n’a pas d’avenir et qu’aujourd’hui il faut savoir vivre sans nucléaire n’est pas de nature à faciliter les recrutements. D’autant plus que ces gens qui n’osent plus dire dans quel métier ils travaillent sont mal payés ! (Pour paraphraser un publicitaire bien connu : « Ne dites pas à ma mère que je suis dans la publicité, elle me croit pianiste dans un bordel»). Franchement, ce n’est pas attrayant. On en paie aujourd’hui les conséquences. Car entre temps les anciennes équipes ont vieilli. Les très bons ingénieurs qui ont construit ce formidable outil partent – ou sont partis – à la retraite. Et nous souffrons d’une formidable carence de recrutement. Voilà la situation dans laquelle se trouve le nucléaire aujourd’hui.
Je ne vous parle pas du renouvelable, une industrie de la subvention purement financière. Il y a eu un gigantesque enrichissement sans cause dans le renouvelable, en Europe surtout mais aussi en France. Songez que Direct énergie a été vendue 2,9 milliards d’euros ! Je connaissais les deux promoteurs, ils ont fait une fortune. « Ce n’est pas sans un petit pincement au cœur que je me retire de Direct énergie », m’écrivit l’un des deux, le jour de la vente. « Il y a des chèques qui compensent », lui avais-je répondu. Mais quand en plus l’acheteur a l’audace de faire des campagnes de « com » en prétendant vendre – à nos clients – de l’énergie verte, alors que c’est la nôtre ! …
Ce n’est pas tout.
Quand j’arrive dans cette maison, fin 2009, mes équipes sont déstabilisées par la mise en concurrence des barrages. Une loi traduisant une directive européenne impose la mise en appel d’offres des barrages … qui appartiennent à l’État et sont gérés par EDF ! L’utilité des barrages est un stockage d’électricité efficace et compétitif, le seul qui existe. Or les acquéreurs potentiels souhaitent les acheter pour la production d’électricité, pas pour la valeur d’optimisation du système d’électricité. Ce qui est fou ! Nous avons donc désobéi, préférant payer une amende. Quand on fait un excès de vitesse on paye une amende, on se fait retirer des points mais on ne laisse pas la voiture ! Empêcher que soit détruite cette optimisation relève de la désobéissance patriotique ! J’ai eu bien sûr droit à des remontrances et même plus que ça. Ce n’est toujours pas réglé, on ne sait pas comment se sortir de cette loi toujours en vigueur.
Mais il fallait un peu plus étrangler la bête.
Il est décidé qu’EDF n’a plus le droit de gérer les réseaux qui lui appartiennent. RTE, le transporteur mais aussi un système d’optimisation, devient indépendant. Or qui dit indépendant dit déboussolé. Ce n’est pas une autorité, c’est une mission qui fait partie intégrante d’un système. RTE étant devenue indépendante EDF doit reconstituer sa capacité d’optimisation du système électrique hors RTE.
Comme la gangrène, cela s’est étendu aux réseaux de distribution. EDF n’a plus le droit de gérer les réseaux de distribution donc n’a plus accès aux clients. On a fait d’EDF un fournisseur indépendant d’énergie comme on en trouve dans les pays libéraux.
Ma fascination pour l’application scientifique de cette destruction massive n’a pas cessé. On a fracassé ce qui était le système de référence.
Mais on se réjouit : Nous allons construire des éoliennes en mer, c’est formidable ! De plus en plus loin des côtes pour qu’on ne les voie pas. Aujourd’hui c’est 12 kilomètres, bientôt ce sera 32 et dans quelques temps, quand les pêcheurs auront protesté, ce sera 50 kilomètres. Il faudra donc qu’elles soient flottantes car on ne pourra plus les ancrer. Cela devient totalement ruineux, sans parler des risques de tempêtes. Les éoliennes terrestres coûtent moins cher mais on a compris que les gens n’en veulent plus. Ils les saboteront s’il le faut, comme les portiques sur les autoroutes … je n’ai pas trop de craintes pour les éoliennes terrestres, le peuple s’en chargera. On arrive encore à acheter quelques paysans qui vendent leurs terres pour pouvoir avoir quelques revenus. Mais les voisins vont saboter.
Nous sommes dans un système devenu fou !
Quant au photovoltaïque, c’est merveilleux ! Les rois du photovoltaïque sont les Allemands. Car l’Allemagne, comme chacun sait, est un pays écrasé de soleil. Des champs photovoltaïques sont installés sur la Mer du Nord, du côté de Hambourg. Mais l’Europe ne manque pas de génie et l’on compense le manque de soleil par le surplus de subventions. Moins il y a de soleil, plus il y a de subventions !
Les plus verts des Verts sont quand même les pays d’Europe du Nord. Mais avec six mois de nuit les Finlandais et les Islandais n’ont pas cédé à la tentation du voltaïque.
Les Allemands ont construit de l’éolien en Mer du Nord mais il n’y a pas de réseau de transport pour amener l’électricité là où sont les besoins. Très souvent ils font tourner les éoliennes à vide, ils débranchent, pour limiter la production d’électricité, pour que le pays ne tombe pas dans un trou noir comme ce fut le cas pendant deux ou trois jours il y a une dizaine d’années.
Ce paysage est hallucinant. Dans une fiction ou une bande dessinée on le trouverait trop peu crédible. Et pourtant …
J’ai subi quelques-unes de ces offensives : attaques contre le nucléaire, loi NOME, CSPE, etc. Quand j’ai quitté la maison fin novembre 2014, je n’ai pas arrêté les comptes, c’est mon successeur qui l’a fait au 31 décembre (et je ne connais pas un successeur qui ne profite pas de son arrivée pour faire des provisions). Il se trouve qu’EDF a clôturé son meilleur exercice de tous les temps en 2014, avec 4,5 milliards de résultat net, 18,5 milliards d’EBITDA[8] et une dette sur EBITDA inférieure à 3, sachant que c’est EDF qui a payé le parc nucléaire français, ce n’est pas l’État, ne l’oublions jamais. Cela signifie que le nucléaire a été rentable, que l’on a construit ce phénoménal atout compétitif industriel qu’était EDF sans qu’il en coûte rien au contribuable. Il a coûté à l’abonné mais comme celui-ci bénéficiait d’un prix beaucoup plus compétitif que dans le reste de l’Europe démonstration était faite.
On ne peut pas parler d’avenir si on ne regarde pas le passé et si on ne diagnostique pas les erreurs. Cela m’a conduit, comme vous le voyez, à un constat assez agressif mais de bonne foi. J’ai eu le privilège de diriger cette maison, je rends hommage aux formidables compétences qu’elle recélait – et recèle encore – et à l’esprit de service public qui l’animait. Le contrat de service public n’existe plus. Le nucléaire est à l’agonie. L’indépendance énergétique du pays a été largement remise en cause. Et tout a été fait pour qu’EDF ne soit plus un système électrique intégré donc optimisé. On l’a « dispersée façon puzzle ».
Mesurons le gigantesque écart entre ce que ça a été et ce que c’est devenu. Pardon d’être peut-être un peu provocateur. On va me dire que je suis un homme du passé, que je vis sur des souvenirs. Mais ces souvenirs ne sont pas si vieux et le système intégré avait beaucoup de vertus d’optimisation. Pourquoi effacer ce qui a existé ? Pourquoi ne pas envisager l’hypothèse, certes assez absurde aujourd’hui, de reconstituer une entreprise intégrée, comme en ont nos concurrents ? Nos pays compétiteurs, les autres pays européens, souvent des pays fédéraux (Allemagne, Italie, Espagne), ont des entreprises intégrées au niveau des régions. Cette pseudo-concurrence, en réalité une répartition géographique, les autorisait à s’indigner du monopole pratiqué en France, un des rares pays non fédéral dans l’Union européenne. Cette donnée ne doit pas être oubliée.
II- Parlons maintenant de l’avenir du nucléaire français.
Même si on rétablissait le nucléaire de France, même si on arrivait à surmonter tous les handicaps dont j’ai brossé une petite partie, il restera quand même un sujet majeur : comment la France va-t-elle retrouver la compétitivité qu’elle a eue en matière de production et d’indépendance énergétique ?
Comme Louis Gallois je suis convaincu que 70 % de nucléaire et 20 % d’hydraulique sont souhaitables. Il est possible de « booster » l’hydraulique qui représente aujourd’hui à peu près 14,5 %, non pas en créant de nouveaux barrages, c’est trop compliqué, mais en renforçant un peu les barrages existants et en faisant quelques ajouts, notamment dans mon pays natal, les Alpes maritimes ; où les chutes d’eau sont nombreuses. Un peu d’hydro-intelligent permettrait de gagner 3 %, 4 % ou 5 % de production d’hydroélectricité en France. En tout cas il faudrait avoir cette ambition.
Si nous avions 70 % de nucléaire et 20 % d’hydraulique, pour le reste nous pourrions accepter un peu de renouvelables, outre le principal renouvelable qu’est évidemment l’hydraulique.
Je crois beaucoup à l’énergie marine même si on n’a pas encore réussi techniquement à la gérer. J’ai essayé, ce fut un échec. Mais j’y crois quand même. L’usine marémotrice de la Rance, dans laquelle nous avons investi 200 millions pour la moderniser, est un bel exemple. Aujourd’hui elle est compétitive mais il a fallu longtemps pour qu’elle le devienne (ce sont des infrastructures qui s’amortissent sur un siècle). En tout cas je pense aux énergies marines, je pense aussi à la géothermie, etc.
Mais il ne faut surtout pas exiger du nucléaire la flexibilité qu’on lui impose aujourd’hui. Demander au nucléaire de s’effacer quand les énergies renouvelables – intermittentes et non-programmables – arrivent représente un surcoût gigantesque. Des équipes entières d’ingénieurs d’EDF se sont consacrées à la flexibilisation de la production nucléaire. Le nucléaire est une énergie de base, donc plus on est linéaire et plus l’efficacité et la compétitivité sont importantes. Plus on fait varier la production, plus c’est difficile et coûteux. Or aujourd’hui priorité d’accès est donnée au renouvelable et le nucléaire doit s’adapter. Encore une idée géniale !
De mon temps – c’est très loin ! –la direction générale de l’Énergie et du Climat (DGEC) – à qui je voue une reconnaissance éternelle et une admiration sans limite ! – professait une doctrine selon laquelle les besoins en électricité allaient baisser. Il fallait donc limiter la production d’électricité. 50 % leur paraissait déjà très ambitieux, ils eussent préféré 40 % mais ils avaient accepté de couronner la folie ambiante.
Je pense que si l’on devait se donner une priorité ce serait de définir un optimum de production nucléaire auquel on se tienne et d’obtenir une optimisation du système hydro, le reste étant géré comme un complément.
Sur le nucléaire, j’ai prôné, prêché, essayé de convertir mes interlocuteurs à l’idée que rien ne vaut l’extension de la durée de vie du parc existant si on veut que la France continue à bénéficier de cet investissement fabuleux qui a été fait. On sait que les centrales peuvent vivre soixante ans. Les cycles sont de trente ans parce que les composants internes, générateur de vapeur, moteur nucléaire, doivent faire l’objet d’un « échange standard » (par comparaison avec le moteur d’une voiture) au bout de trente ans. Les infrastructures, c’est-à-dire le béton, le radier et la cuve (au-delà du fait qu’on ne sait plus faire des cuves) peuvent vivre facilement soixante ans, deux fois trente ans étant l’optimum. Tous les experts arrivent aujourd’hui à cette conclusion qu’on peut arriver à soixante ans. Les Américains en sont à quatre-vingts ans. Je ne prétends pas qu’il faille passer à quatre-vingts ans, d’abord parce que c’est un chiffre baroque car les cycles sont de trente ans. D’autre part si on veut étendre la durée de vie du parc il faut réaliser des travaux de modernisation (baptisés « grand carénage ») qui demandent environ 55 milliards d’investissement. Si on les amortit sur les quelques années qui restent de durée de vie légale (actuellement quarante ans) on fait exploser le coût de revient. C’est absurde. La réglementation doit donc permettre à l’opérateur EDF d’amortir sur vingt ou trente ans les travaux de modernisation, donc les 50 ou 60 milliards qu’il faut investir. Et là on aura à coup sûr, en matière de production, l’énergie la plus compétitive d’Europe.
Mais il faut prévoir l’avenir et le nouveau nucléaire. C’est un autre sujet.
Avons-nous l’argent ? Avons-nous les hommes ? Telles sont aujourd’hui les deux questions qui se posent.
L’argent on le trouve. Les hommes c’est beaucoup plus difficile. Nous ne les avons pas. Nous n’avons plus les équipes. Et nous avons perdu le savoir-faire, le tour de main. Non pas l’opérateur, non pas l’architecte ensemblier mais l’ensemble de la filière – tous les génie-civilistes, tous les industriels qui travaillent autour du noyau EDF à la réalisation des centrales – a aujourd’hui beaucoup perdu du fait que nous n’avons plus construit de centrales depuis vingt ans.
Le « grand carénage » ne suffira pas à nourrir la filière industrielle, disais-je à l’époque. C’est beaucoup d’argent mais c’est trop peu. Et si nous voulons donner vie à une filière nucléaire ambitieuse qui soit capable d’exporter son savoir-faire, nous devons faire ce qu’ont fait nos prédécesseurs. Sans doute avons-nous aussi besoin de nouveaux partenaires dans la construction du nouveau nucléaire dans les nouveaux pays d’accès au nucléaire ou de développement du nucléaire : la Turquie, l’Égypte, l’Inde, les pays d’Amérique latine, l’Arabie saoudite ont choisi l’option nucléaire, vont construire des centrales. Certains l’ont déjà fait, tels les Émirats arabes unis (j’entends encore parler de l’échec des émirats[9], sujet sur lequel je serais intarissable). Mais nous n’avons pas aujourd’hui la capacité de le faire, à moins de nous associer à ceux qui vont construire ces centrales, j’ai nommé les Chinois et les Russes.
À l’époque j’avais pensé que nous pourrions construire une coopération franco-chinoise dans le domaine du nucléaire. Nous étions d’autant mieux placés que la France avait été à l’origine de la construction du parc nucléaire chinois (Baie de Daya, Ling Ao, etc.) Tous les patrons de l’industrie nucléaire chinoise, formés dans nos centrales, parlent français. Je me souviens d’un accord-cadre qui avait été négocié avec la Chine pour la conception et le développement d’un 1000 mégawatts franco-chinois. « Je me réjouis du renforcement de la coopération franco-chinoise dans le domaine du nucléaire civil et du projet de construction d’un nouveau réacteur de moyenne puissance destiné au marché chinois et international » déclarait le président chinois Hu Jintao en visite d’État en France en novembre 2010. J’étais à l’Élysée dans la réception officielle. Je pensais que c’était un beau jour pour la France.
En 2012, lors des changements de majorité politique, j’ai eu droit à des attaques hallucinantes sur « la trahison, les contrats secrets … ». Lesdits contrats, annoncés à Paris par le président chinois lui-même, avaient été signés à Pékin avec Mme Lagarde, ministre des Finances et M. Borloo, ministre d’État, ministre de l’Écologie, de l’énergie, du Développement et de l’Aménagement durables. On fait mieux en matière de secret ! à ma stupéfaction cette espèce de désinformation circule encore aujourd’hui. Cela relève même de la diffamation lorsqu’on va jusqu’à échafauder que j’aurais fait agresser une personne dont je ne connaissais même pas l’existence … à cause de l’intonation mafieuse de mon patronyme ? Ils me prennent pour un « parrain » !
Tout cela a fait un contexte.
Aujourd’hui, nos « expats » à Taishan, lieu d’implantation des deux EPR chinois, n’ont plus accès au site. Les Chinois nous ont fermé les portes du nucléaire. Ils ont annoncé la création d’un nouveau réacteur, le « Hualong » (Dragon en mandarin) qui équipera le futur parc nucléaire chinois, ils en construisent neuf ou dix par an. La Chine, terminé pour nous !
Restait la Russie.
Les Russes, qui n’ont pas comme les Chinois un marché intérieur qui leur permette de développer leur système, ont besoin de l’international. Les Russes nous ont tendu la main. Pouvons-nous même évoquer le sujet aujourd’hui ?
Qu’allons-nous faire de notre filière nucléaire pendant les dix ou quinze ans qui viennent ?
Sujet angoissant.
Nous pouvons gagner vingt ans en étendant la durée de vie du parc. Nous ne voulons pas construire de nouveaux EPR avant d’en avoir besoin. D’abord j’aimerais que l’EPR2 soit validé. Nous avons eu tous les malheurs de la terre avec l’EPR. L’EPR2 finira-t-il par tirer les conséquences de tout ce qui a été mal fait sur l’EPR ?
Mais comment concevoir la France isolée dans le monde aujourd’hui ? J’éprouve une certaine angoisse au seul exposé de ce sujet. Je ne sais pas comment nous allons y arriver. Certes on peut claironner : Nous allons construire 8, 12, 24 … 36 centrales ! Ceux qui s’en prévalent ne seront plus en poste quand on coulera le premier béton. Ils peignent les murs en rose ! Le sujet n’est pas là. Le sujet c’est d’avoir des gens qui assument la durée, qui assument des plans dans cette industrie de cycle très long. Ce sont des investissements très lourds Mais on trouvera l’argent à condition de pouvoir convaincre les investisseurs de la pertinence de notre démarche.
J’ai signé avec les Britanniques le contrat d’Hinkley Point. Mon prédécesseur ayant pris le contrôle de British Energy dont nous avions acheté tous les sites (huit centrales nucléaires et une centrale au charbon), il était assez normal que le pouvoir public britannique se retourne vers nous pour construire une nouvelle centrale nucléaire (prèsde Bridgwater sur la côte du Somerset). J’ai négocié personnellement avec M. David Cameron ce contrat qui reposait sur trois pieds : un prix garanti sur 35 ans que j’avais négocié à 92,50 livres alors que le prix de marché était à 39, une garantie de l’État britannique sur la dette et la participation d’EDF à pas plus de 45 %. En effet, je considérais qu’il ne fallait pas consolider intégralement cet investissement. Il y avait trop de risques et la taille même de l’investissement dépassait les capacités d’EDF. Nous avons donc signé dans ces conditions-là le projet de contrat. J’ai même été attaqué à Bruxelles parce que la Commission européenne considérait que le prix obtenu ressortait de l’aide d’État. Nous avons obtenu satisfaction avant mon départ, nous avons gagné ce procès. Luc Oursel était alors président d’Areva. Je lui avais demandé de prendre 10 % car je ne pouvais pas prendre le contrôle tout seul, la consolidation risquant de nous étouffer. Le capital d’origine était estimé à 7 milliards de livres, je donnais à Areva une avance de 10 % sur les commandes, soit 700 millions de livres, sachant qu’Areva serait destinataire d’une grosse partie des commandes. Cela me permettait de limiter le risque. Nous nous étions quittés sur cet engagement. Il a été rappelé et, entre temps, mon successeur a pris le contrôle de Framatome. De ce fait cet arrangement est tombé en lambeaux, il a donc été décidé que, tant pis, EDF consoliderait. Tragique ! Nous avons perdu la garantie de l’État britannique sur la dette. Les deux piliers principaux n’existaient plus. Le trépied reposait sur un seul pied. J’ai souvent négocié en Grande-Bretagne des contrats de gestion de délégués de service public dans les domaines que j’ai occupés avant (l’eau, les déchets, etc.). Je sais l’habitude des Britanniques de remettre en cause les contrats une fois qu’ils sont signés. Je sais que le prix sera rediscuté, qu’il ne sera jamais appliqué. J’avais donc cherché une astuce pour contrer toute velléité de renégocier le prix. La garantie était faite pour ça en rendant les Britanniques solidaires de l’équilibre économique. Tout cela a disparu. Aujourd’hui je dois vous dire que j’ai des craintes immenses sur les economics du contrat britannique.
J’étais allé tirer les sonnettes des Chinois et des Saoudiens. Avoir les Chinois avec nous eût été la garantie que nous continuerions à leur être associés dans le développement de leur nucléaire. Les Saoudiens parce qu’ils avaient lancé leur projet nucléaire. Le roi d’Arabie saoudite avait à l’époque désigné un groupe privé, le Groupe Bin Laden, pour être nos interlocuteurs. Je me souviens de la tête de Cameron quand je lui ai annoncé ma venue avec le Saoudien Bin Laden. Se préparant à des élections générales un an plus tard, il était peu enclin à introduire Bin Laden dans le nucléaire en Grande-Bretagne. Il a perdu les élections.
Bin Laden a disparu. Entre temps le roi a changé, aujourd’hui c’est un autre groupe qui a hérité du projet. Quant aux Chinois, leur émission était au départ de 45 %, je souhaitais qu’elle ne dépasse pas 30 %. Ils sont passés à 25 %, puis à 20 % et je suis convaincu qu’ils sortiront complètement. Et nos relations avec eux ne sont plus telles qu’on puisse aujourd’hui imaginer qu’ils soient à nos côtés. Voilà ce que je pense.
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[1] Mardi 13 décembre 2022, la commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France a auditionné Laurent Michel, directeur général de l’énergie et du climat au ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires, et Henri Proglio, président d’honneur d’électricité de France (EDF).
[2] Défis énergétiques et politique européenne, Colloque organisé par la Fondation Res Publica le 18 juin 2019.
[3] La CSPE, destinée à couvrir les coûts représentés par l’acheminement de l’électricité jusqu’au consommateur final, couvre en réalité essentiellement les surcoûts des obligations d’achat de l’électricité d’origine renouvelable et provenant de la cogénération et les surcoûts engendrés par les politiques de soutien et de développement des énergies renouvelables.
[4] Rapport de la commission sur l’organisation du marché de l’électricité, auteur : Paul Champsaur, auteurs moraux : ministère de l’Économie, de l’Industrie et de l’Emploi, ministère de l’Écologie, de l’Energie, du Développement durable et de l’Aménagement du territoire, remis le 24 avril 2009.
[5] La loi n°2010-1488 du 7 décembre 2010 sur la Nouvelle Organisation du Marché de l’Électricité dite « loi NOME » a pour objectif de permettre une ouverture effective du marché de l’électricité en France et d’assurer aux fournisseurs alternatifs un droit d’accès régulé à l’électricité à des conditions équivalentes à celles dont bénéficie le fournisseur historique EDF.
[6] Conséquence de la Loi Grenelle de l’Environnement, la Réglementation Thermique 2012 (RT 2012) s’inscrit dans la lignée des réglementations thermiques 2000 et 2005. Applicable en France, elle établit qu’un logement ne doit pas consommer plus de 50kWh par m² et par an (corrigé du climat) d’énergie primaire.
[7] Bernard Squarcini, directeur central du renseignement intérieur depuis le 2 juillet 2008, sera remplacé le 30 mai 2012.
[8] L’EBITDA (Earnings Before Interest, Taxes, Depreciation and Amortization) est le revenu issu de l’activité opérationnelle d’une entreprise indépendamment de ses décisions non opérationnelles telles que les conditions de financements (coût de la dette), les décisions d’investissement (les charges non décaissées comme les amortissements), les incidences fiscales (taxes et impôts sur les bénéfices).
[9] Le sud-coréen Kepco avait été préféré aux Français pour la construction de la première centrale nucléaire du monde arabe à Abu Dhabi.
Le cahier imprimé du séminaire “L’avenir de la filière nucléaire française” est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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