Débat final

Débat final, lors du séminaire "L'avenir de la filière nucléaire française" du mercredi 29 mars 2023.

Débat final, lors du séminaire “L’avenir de la filière nucléaire française” du mercredi 29 mars 2023.

Marie-Françoise Bechtel

Nous vous remercions beaucoup de ce panorama très large, très fouillé, dans lequel vous n’avez épargné aucun moment difficile, douloureux, dans lequel notre orgueil national, s’il subsiste toujours, est plutôt mis à mal. Plus que des problèmes techniques vous avez évoqué des problèmes politiques : affaissement des volontés, domination de la vision bruxelloise – un peu beaucoup cornaquée par l’Allemagne – de l’évolution de l’électricité en France. J’ai le souvenir lointain d’un jour où je siégeais à l’Assemblée générale du Conseil d’État. Nous avions dû renvoyer un texte EDF que nous ne pouvions examiner parce que la Commission européenne n’avait pas été consultée.  C’était dans les années 2003 ou 2004, peut-être 2005, à un moment où nous étions tous pris dans une sorte d’engrenage, bretellés, ficelés. Un autre souvenir : j’ai siégé à la commission parlementaire franco-chinoise de 2012 à 2016 et j’entends encore les Chinois nous dire : donnez-nous des sous-traitants de la filière nucléaire, voilà ce que nous pourrions faire ensemble. En face il n’y avait absolument aucune proposition côté français, il faut bien le dire.

Monsieur le délégué interministériel, peut-être voulez-vous distiller une parole optimiste ou constructive en ce qui concerne l’avenir de ce que maintenant la loi a fixé, la création des 6 + 8 + x nouveaux réacteurs.

Joël Barre

Merci Madame la présidente.

Merci à Henri Proglio pour cet exposé très illustratif des difficultés dans lesquelles nous nous trouvons.

D’abord, si vous le permettez, deux mots de présentation. La Délégation interministérielle au nouveau nucléaire, que j’ai l’honneur de diriger depuis novembre dernier, est un organisme nouveau, créé il y a quatre mois pour justement superviser la réalisation du programme nouveau nucléaire annoncé par le Président de la République à Belfort en février 2002, en particulier la réalisation des 6 EPR en 3 paires de 2 au même standard pour faciliter la réalisation industrielle de ces projets et ne pas reproduire le produit unique de Flamanville dont on connaît malheureusement les aléas. La solution est d’en construire 6, par paires, sur des sites existants pour éviter les aléas supplémentaires qu’introduirait un processus de « permitting » c’est-à-dire d’autorisations par des administrations diverses et variées. Il s’agit ensuite d’étudier la réalisation de 8 EPR2 supplémentaires, ce qui figure dans la feuille de route donnée par le Président de la République en février 2022, voire au-delà. En effet, avec l’option + 8, soit 8 + 6 = 14, avec la cadence maximale d’un par an que l’on pourrait atteindre sur le plan industriel, on arrive à 2050 ! Un calcul qu’il faut quand même remettre sur le tapis pour réfléchir à ce que sera le besoin en électricité à l’horizon 2050, sachant que l’objectif est de faire du zéro carbone, ce qui nécessite une part de nucléaire. Quelle part ? 70 % comme le disait Louis Gallois ? Pourquoi pas ? Je ne suis pas contre. En tout cas l’objectif de 50 %, c’est fini, il a déjà sauté, fort heureusement.

Voilà notre mission.

L’EPR 2, c’est l’EPR de Flamanville en termes de performances : performance de puissance installée (1600 mégawatts), performance de niveau de sûreté, correspondant à celui qui avait été spécifié pour Flamanville en tenant compte de l’accident de Fukushima. Il répond aussi à d’autres exigences. En matière de durée de vie, dès le départ on spécifie l’EPR 2 à 60 ans, ce qui est l’objectif du rallongement du parc actuel qui, d’après ce dit EDF, a de bonnes chances d’être atteint. Leur réalisation devrait intervenir dans la période 2035-2045. En effet, même si la durée de vie du parc actuel est portée à 60 ans, les premiers réacteurs à eau pressurisée (REP) qui datent de 1980 devraient s’arrêter en 2040. C’est donc bien cet horizon qu’il faut viser.

Voilà où nous en sommes aujourd’hui.

2023 est une année importante pour ce programme parce que nous allons passer, comme dit EDF dans le jargon du nucléaire, du basic design au detailed design (définition détaillée). Nous allons donc décider de soumettre le programme EPR 2 à une revue de programme, confiée à un groupe d’experts indépendants, qui va se dérouler de mars à octobre 2023 et dont l’objectif sera de s’assurer qu’effectivement l’EPR 2 n’est que l’EPR de Flamanville après tous les retours d’expérience qu’il faut tirer de Flamanville mais aussi de Taishan, de Olkiluoto (EPR finlandais)et d’Hinkley Point.

Non, je ne peux pas vous donner une lueur d’espoir ou une illusion optimiste parce que malheureusement je partage ce qu’Henri Proglio nous a dit. Je le partage d’autant plus que venant de l’armement et du spatial je découvre l’électronucléaire.

Le premier défi que nous avons devant nous pour réussir ce projet EPR 2 est politique : je crains que nous ne soyons pas à l’abri de nouveaux dissensus, de nouveaux revirements de positions politiques. Et je ne sais pas comment y faire face. Qui peut miser sur la stabilité du décideur politique dans un tel domaine ?

Le deuxième défi c’est l’Europe. Vous avez tout à fait raison de dénoncer la situation européenne qui me désole. Qui dirige l’Europe ? Est-ce la Commission ? Est-ce le Conseil européen ? La Commission a pour mission de veiller à la concurrence, à l’environnement, mais la politique énergétique n’est pas dans son mandat ! Entre la Commission et les États, la construction européenne est réellement baroque. On voit chaque jour Mme Von der Leyen se mêler de tout et de rien, y compris de choses qui ne concernent pas la Commission.

Comme vous l’avez dit dans votre discours introductif, Madame la présidente, nous sommes en train d’essayer de fédérer autour de nous un certain nombre de partenaires européens pour faire contrepoids à l’Allemagne.

L’Allemagne cherche à casser l’outil nucléaire qui est un avantage pour la compétitivité de notre industrie. Après avoir travaillé pendant quarante ans à essayer de faire de la coopération avec les Allemands dans le domaine du spatial et de l’armement je ne suis pas très fier de ce que nous avons pu faire ensemble. Il y a un tel écart entre les capacités industrielles de l’un et de l’autre qu’on ne parvient pas, quand on veut lancer des programmes ensemble, à trouver les modus operandi que les deux partenaires puissent agréer.

Nous essayons donc de fédérer quelques pays autour de nous parce que, comme chacun sait, le pire de ce qui peut nous arriver en Europe, quel que soit le domaine, c’est de rester isolés. Il faut avoir des partenaires, des coopérations. L’Italie est un peu entre deux chaises, tantôt avec l’Allemagne, tantôt avec la France. Peut-être l’Italie de Meloni va-t-elle basculer dans les semaines ou les mois qui viennent. Ce n’est pas certain.

Le troisième défi, comme Henri Proglio l’a également très bien dit, consiste à relancer cette filière tombée si ce n’est en déliquescence, au moins dans un état de sous-charge, donc de sous-capacité majeures. Nous y travaillons. Selon EDF il va falloir embaucher 100 000 salariés dans les dix ans qui viennent, soit 10 000 par an. Ces chiffres me rappellent un article récent annonçant que, dans le domaine de la défense, nos trois grands industriels que sont Airbus, Safran et Thales allaient embaucher 13500 personnes en 2023. Il va donc falloir remonter cette filière nucléaire dans un contexte industriel qui certes n’est pas parfait mais qui, quand même, a d’autres entrées que le nucléaire. Que va choisir un jeune qui sort d’une école d’ingénieurs en France, l’aéronautique, le nucléaire, voire la défense ? C’est le troisième défi.

Dans ce programme du nouveau nucléaire on peut aussi parler du Small Modular Reactors (SMRs), du petit réacteur nucléaire Nuward[1] que fait avancer EDF aujourd’hui. Le projet Nuward peut être un facteur de coopération européenne. En effet, dans l’état actuel du programme EPR 2, je nous vois mal essayer de coopérer sur un engin aussi compliqué. Si nous réussissons à bien le faire nous-mêmes ce sera déjà un exploit. Il serait suicidaire de chercher à coopérer avec quiconque sur l’EPR 2. En revanche, sur le SMR Nuward d’EDF qui est en train de démarrer, nous pouvons essayer de construire une coopération, y compris industrielle, avec tel ou tel pays européen, les Finlandais, les Suédois, pourquoi pas les Italiens, s’ils se réveillent un jour, pourquoi pas les Belges ? Un contrat préliminaire a d’ailleurs été signé entre EDF et Ansaldo[2]. Ce serait une façon d’essayer de fédérer autour de nous quelques partenaires européens qui nous permettraient de sortir de notre isolement à Bruxelles, en particulier face à l’Allemagne et ses alliés que sont l’Autriche, le Luxembourg, etc.

Voilà, Madame la Présidente, quelques mots d’introduction.

Yves Bréchet

Je ne vais pas être tendre mais je vais être optimiste.

Je suis évidemment d’accord avec tout ce que viennent de dire Henri Proglio et Joël Barre.

J’ai passé ma vie à former des ingénieurs. C’est ma passion et mon métier.

Il faut cesser de penser le nucléaire comme une énergie de transition. Il est absolument indispensable de penser le nucléaire dans la durée au lieu de nous contenter de poser la question de la prolongation de la vie du parc comme des soins palliatifs où on emmènerait un vieillard jusqu’à la fin.

Nous sommes face à une crise climatique importante. On ne résout pas les problèmes avec des technologies qui ne sont pas disponibles. La technologie des réacteurs à eau pressurisée (REP) est disponible, il y a un retour d’expérience et je pense que c’est le bon choix pour construire le renouvellement du parc. Mais on ne peut pas penser le nucléaire de manière durable si on ne pense pas sérieusement la fermeture du cycle du combustible.

Il faut impérativement fermer le cycle du combustible, c’est-à-dire maitriser les déchets à longue activité et le plus important d’entre eux, le plutonium, et optimiser l’usage de la ressource en allant au-delà d l’utilisation de l’Uranium 235 pour utiliser tous les isotopes de l’uranium. La France avait dans ce domaine un avantage concurrentiel considérable, les réacteurs à neutrons rapides (RNR), que l’on a tué par deux fois. Et je crains qu’on ne le tue une troisième fois en en faisant un « joujou », c’est-à-dire en faisant une petite étude sur un petit bidule au lieu d’appliquer ce que l’on sait pour construire.

Ces trois volets sont essentiels pour avoir une politique nucléaire cohérente, construite dans la durée. Ce n’est pas un hasard si je parle de construire dans la durée. Je songe au psychodrame délirant auquel nous avons assisté autour de la sûreté, avec la fusion annoncée de l’ASN et de l’IRSN. L’IRSN se prétendant plus indépendant que l’ASN[3] alors qu’un tiers de son budget est financé par EDF ! Cet épisode, décision tombée comme la foudre de Jupiter, est typique de ce qui se passe quand on ne pense pas la structure dans la durée. Difficile de faire plus stupide que la manière dont on a sabordé une bonne idée. La construction d’une autorité de sûreté indépendante qui en réfère à un Parlement, apte à analyser les rapports qu’on lui donne et capable de construire dans la durée, de donner confiance, est absolument indispensable.

À vingt ou vingt-cinq ans nos techniciens et nos ingénieurs choisissent une industrie qui a une vision à long terme. Nous devons être capables de leur donner ça. Je pense que c’est possible. Cela veut dire que nous devons réapprendre à construire mais aussi à piloter des chantiers. La meilleure manière de tuer une industrie est de ne rien construire pendant vingt ans, d’avoir une ingénierie en roue libre qui s’amuse dans son coin à faire des plans et qui finit par construire des niches pour chiens où le chien prendra la forme de la niche.

Réapprendre à construire, réapprendre à piloter un chantier, c’est un des problèmes du nucléaire. Ayant travaillé au Commissariat à l’énergie Atomique (CEA) j’ai observé qu’il n’est pas dans la culture du nucléaire de se tourner vers d’autres grandes industries, comme l’industrie pétrolière ou celle l’industrie du génie civil qui, elles, n’ont pas perdu la main pour construire de grands chantiers. C’est aussi cela que nous devons reconstruire parce que, au-delà de la construction de la filière nucléaire, il en va de la reconstruction de l’existence industrielle de ce pays. Si nous ne réussissons pas la reconstruction du nucléaire nous devrons nous résoudre à être des fabricants de sacs à main pour touristes asiatiques.

Reconstruire la filière électronucléaire. Cela doit être pensé en termes de souveraineté de ressources. Cet après-midi je donnais une conférence à l’Union française de l’électricité (UFE) sur les – nombreux – problèmes d’électrification chez Saint-Gobain. Il est extraordinaire d’entendre des gens de l’UFE – ceux-là mêmes qui ont sabordé le nucléaire pendant les vingt dernières années – affirmer qu’on ne peut plus construire, qu’on n’a plus le temps, que c’est trop tard ! Nous avons construit 58 réacteurs en vingt ans, il y avait parfois 5 chantiers simultanés. Si on me dit que ce pays n’est plus capable de construire un réacteur par an, je pars tout de suite à la retraite ! Et pour ce qui est de la ressource en combustible, la filière à neutrons rapides nous assurerait, avec l’uranium appauvri disponible sur le territoire national, un millier d’années de réserves combustibles. Plus de mines, plus d’importation.

Comme il y a une souveraineté en termes de faire (construire les chantiers), il y a une souveraineté en termes de ressources (le combustible) et il y a une souveraineté en termes de savoirs. Par les atermoiements du politique, ses reculades, sa procrastination, on a réussi à déconsidérer une filière industrielle vis-à-vis de ses collaborations internationales, mais on ne l’a pas encore déconsidérée vis-à-vis du savoir. Nous devons nous convaincre que participer à des projets ne consiste pas à être siphonné de ses connaissances. Cela passe par une toute première chose : il est urgent que cette filière cesse d’avoir honte. Quand j’étais haut-commissaire je participais au Comité stratégique de la filière nucléaire (CSFN). Je n’ai jamais réussi à obtenir de la filière électronucléaire le nombre d’emplois qu’elle représentait … et que nous pouvions perdre ! Personne ne voulait le dire parce qu’il ne fallait pas fâcher.

Je pense qu’à un moment il faut dire que nous devons reconstruire le nucléaire, outil essentiel de ce pays. Quand j’en parle à des étudiants je vois les yeux qui brillent, ils ont envie de le faire. Je ne suis pas pessimiste : on peut le faire mais il faut simplement ne pas faire semblant.

Marie-Françoise Bechtel

Ce que vous dites me fait penser à une remarque de Maud Bregeon, jeune rapporteur de la loi sur le nucléaire, sur les nouveaux réacteurs, entrée à EDF à 23 ans. « Tu choisis la filière nucléaire, c’est courageux de ta part ! », s’était-elle entendu dire. À l’époque (2014) ce n’était pas tellement bien vu.

Aujourd’hui, comme je le disais en introduction, j’observe dans l’opinion un revirement qui, pour un certain nombre de raisons est quand même assez solide. Quand on constate que désormais une majorité de l’électorat vert pense que le nucléaire est une énergie propre on peut parler d’un revirement culturel, celui que vous appelez de vos vœux.

Yves Bréchet

Un revirement d’opinion n’est solide que s’il est bâti sur la raison. Or nous sommes dans une situation où ce n’est pas la raison qui a conduit à cette volte-face. Il faut donc réapprendre à expliquer à nos concitoyens que c’est la raison qui conduit à faire ce choix.

Marie-Françoise Bechtel

Je crois que la « raison » du consommateur français est très liée au prix de l’énergie et que les Français ont bien compris aussi ce dont il s’agissait. La notion d’énergie propre est également liée à la raison et au raisonnement. On peut penser que les Français ont maintenant intégré un minimum de choses.

Peut-être suis-je trop optimiste.

Louis Gallois

Trois remarques par rapport à ce qu’a dit Henri Proglio, que je partage évidemment complètement.

Ce n’est pas de 14 réacteurs dont nous avons besoin si nous voulons arriver à la neutralité carbone en 2050 mais de 20. Le Cérémé (Cercle d’Étude Réalités Écologiques et Mix Énergétique) a fait un calcul à 24 mais, en bon radical-socialiste, je réduis légèrement et je descends à 20.

Sur les compétences. Nous devons faire venir des soudeurs américains pour finir Flamanville. Je crois que nous avons pourtant les ressorts pour attirer les jeunes ingénieurs. Je continue à penser que l’intérêt national peut faire vibrer quelques personnes. D’autres seront sensibles au fait que le nucléaire est l’énergie qui permettra de décarboner.

Je rappelle que dans le mix énergétique français, l’électricité représente aujourd’hui 25 % et qu’en 2050 ce sera 55 %. Nous sommes donc partis pour un quasi doublement de la consommation d’électricité. Si on veut se passer des énergies fossiles en 2050 (il faudra toujours un peu de gaz), le nucléaire aura un rôle essentiel. Je crois que l’on peut expliquer aux jeunes que travailler pour le nucléaire a un sens, y compris pour des questions de décarbonation.

La direction de programme est un autre sujet. J’ai l’impression qu’EDF a perdu la compétence de la direction de programme. J’ai vu chez Airbus ce qu’était la perte de compétence de la direction de programme sur l’A380. C’était la bataille entre les Français et les Allemands : systèmes informatiques différents, incommunicabilité … le directeur des programmes était ballotté de l’un à l’autre. On a donc choisi le meilleur directeur de programme de l’ensemble du groupe – qui n’avait jamais fabriqué un avion de sa vie – pour diriger le programme A350. Il a sorti l’A350 sans surcoût, sans délai, en mobilisant les équipes. Je pense qu’il y a des gens capables de faire de la direction de programme mais il faut qu’EDF les achète, aille les chercher … pourquoi pas chez Airbus ! Un programme d’avion ce n’est pas absolument ridicule par rapport à un réacteur. C’est 15 milliards d’euros, les ordres de grandeur sont comparables.

Une troisième remarque pour apporter à Henri Proglio un sujet de consolation. Il se trouve que la Commission de Bruxelles a manifesté à l’égard de la SNCF la même hargne qu’à l’égard d’EDF et a obligé la France à couper la SNCF en deux : l’infrastructure l’exploitation d’un côté, les voyageurs et le fret de l’autre. Évidemment ça ne fonctionnait pas. En effet l’exploitation est un service absolument décisif d’autant plus que le chemin de fer est un système où tous les trains circulent sur les mêmes rails. Les Allemands n’avaient jamais accepté ce découpage. Les Anglais avaient séparé les services mais, malins, ils travaillaient dans la même pièce. J’étais allé visiter les centres d’exploitation, les personnels des deux équipes y travaillaient en même temps. Alors qu’en France c’était implacable ! Eh bien Guillaume Pépy a obtenu que l’on reconstitue l’ensemble. Avec un holding et évidemment beaucoup de relations entre les sociétés.

Je pense donc que pour EDF ce n’est pas impossible, au moins pour RTE. Pour Enedis ce sera plus difficile. Mais pour RTE rien n’est perdu.

Henri Proglio

Un système électrique est en effet un ensemble. Il est indispensable que l’hydro et le nucléaire travaillent étroitement ensemble : au moment des arrêts de tranches on a besoin de l’hydraulique. Il faut interfacer les choses. Si on sépare l’hydraulique du nucléaire on va vers un massacre en termes économiques. Encore une fois les textes, la réglementation et la loi sont encore en vigueur.

En confidence je déplore la nationalisation d’EDF. Non seulement l’État est le pire des actionnaires mais quand on lui donne tous les pouvoirs il est capable de tout. L’ouverture du capital avait comme conséquence que le patron d’EDF pouvait encore se battre. Je me souviens d’avoir dit en commission parlementaire et au gouvernement que je ne fermerais pas Fessenheim. Les deux seules personnes physiques capables de fermer Fessenheim c’est le patron de l’ASN et le patron d’EDF. « L’ASN m’a donné son tampon, j’ai l’extension, je ne fermerai pas Fessenheim ! ». Ça ne m’avait pas valu que des félicitations. J’ai tenu bon. J’avais dit, là aussi en commission d’enquête parlementaire : « Fessenheim c’est 400 millions d’EBITDA (revenus d’une entreprise avant intérêts, impôts, taxes, provisions et dotations aux amortissements), j’ai dix ans garantis, dix ans quasi certains, ce qui fait 20 fois 400 millions, soit 8 milliards. Où vous me donnez 8 milliards ou bien c’est non ». Mon successeur a signé à 400 millions. Mais si demain la renationalisation se fait, ce sera une catastrophe. Car il faut que quelqu’un défende l’outil, résiste aux pressions, résiste même à l’Europe – « Ma mission est de protéger la France, je protège la France. Je ne peux pas laisser faire n’importe quoi » – comme j’ai pu le faire pour les barrages et pour la fermeture de Fessenheim. Seul un patron décidé à défendre son outil peut sauver une entreprise.

Évidemment il faut revenir en arrière sur la séparation des services, au minimum de RTE, si possible de l’ensemble des réseaux. L’équilibre et l’optimisation du système en dépendent. Avoir séparé RTE est totalement fou. Quant au réseau de distribution, il permet d’avoir le contact avec le client, ce n’est pas complètement absurde. Le fait que les réseaux appartiennent aux collectivités locales, EDF en étant le gestionnaire, est un avantage. En s’appuyant sur les collectivités locales on peut peut-être tenir quelque chose. Mais c’est un problème institutionnel. Dans une entreprise nationale, un tiers du conseil d’administration représente l’actionnaire État, un tiers est indépendant et un tiers représente des salariés. Je l’ai expérimenté, ceux qui ont le mieux défendu l’entreprise étaient les salariés.

Si on veut sauver EDF – et sauver le nucléaire en sauvant EDF – il serait dramatique dans l’état actuel du système que celui-ci redevienne un établissement public technocratique. 

Pour autant je reconnais totalement la pertinence des remarques qui ont été faites. Je crois à la possibilité d’embaucher : nous aurons inévitablement un problème de rémunération mais redonner de la confiance et de la fierté, donc une perspective, est très important.

Jean-Pierre Chevènement

Henri Proglio a réussi à nous faire partager ses angoisses, ses déceptions, sa colère.

Mais il me semble qu’il y a un aspect des choses qui n’a été qu’incidemment abordé, c’est l’aspect idéologique. Le nucléaire est le cœur de l’idéologie qu’on pourrait qualifier en allant vite d’écologiste, encore que ce soit prêter beaucoup aux écologistes. Mais il me semble que depuis soixante ans une idéologie est en marche, technophobe, hostile à la croissance, favorable à la décroissance, hostile à la science et qui a pris le nucléaire comme cible particulière. Je l’ai vécu au Gouvernement dès 1981 quand la CFDT, Edmond Maire, les écologistes – qui n’existaient pas beaucoup – et à l’intérieur du Parti socialiste un courant que représentait Paul Quilès, ont demandé l’arrêt de la construction des centrales électronucléaires. 6 centrales étaient programmées, comme chaque année. Finalement, à la suite d’une bataille interne, François Mitterrand a arbitré pour 4. La dernière a été inaugurée à Civaux en 1999. C’est le premier combat, et à mon avis aussi le dernier parce qu’ensuite on n’a plus construit de centrale nucléaire.

On peut se lamenter sur le fait qu’on ne se place pas dans la perspective du temps long. On peut regretter que les impératifs de souveraineté soient méconnus. Mais le cœur du cœur de tout cela c’est une orientation idéologique qui a fini par peser sur toute la vie politique française, à gauche mais aussi à droite. La puissance de ce courant authentiquement réactionnaire a réussi à rediaboliser encore une fois l’arbre de la connaissance symbolisé par le nucléaire, ce pelé, ce galeux d’où vient tout le mal.

Si on n’a pas à l’esprit que c’est un enjeu idéologique profond, on ne voit pas que l’on n’est pas à l’abri d’un revirement politique, ce qu’a dit très bien Joël Barre. En effet, cette idéologie mortifère sous-jacente empêche de raisonner en termes de progrès et dans le temps long.

Je pense donc que cette bataille idéologique n’est pas menée avec la continuité nécessaire, et tant qu’elle ne le sera pas nous serons toujours à la merci d’un renversement de perspective.

Marie-Françoise Bechtel

Cher Président fondateur, je suis un peu moins pessimiste que vous. Je pense que l’une des clefs se situe certainement dans l’enseignement. Mais il me semble quand même que l’opinion a viré et je crois que ce sont les politiques qui n’ont pas le courage de suivre aussi largement qu’ils devraient ce virage de l’opinion. L’opinion pourrait-elle à nouveau se retourner sous la pression de cette philosophie mortifère écologiste que vous avez décrite ? Peut-être. Il me semble quand même que la position des politiques est plus friable, plus malléable que celle d’une opinion qui a vraiment changé d’avis.

Jean de Gliniasty

Nous avons beaucoup travaillé en Russie. À l’époque où j’y représentais le France (2009-2013) tous les horizons étaient ouverts. Les Russes nous avaient même proposé de coopérer sur les petites centrales flottantes. Nous avons perdu dix ans car maintenant ils ont dix ans d’avance.

Ces beaux temps sont finis.

Vous n’avez pas parlé de la tarification. Que pensez-vous de la solution que la Commission a mise sur la table après que nous avons demandé à sortir du système diabolique qui saignait à blanc EDF, c’est-à-dire l’alignement du prix sur le prix marginal du gaz en Allemagne ? Elle a proposé de contourner cette difficulté par des contrats à long terme, si j’ai bien compris. Je ne sais pas si cela règle la question mais il serait intéressant de vous entendre sur la question de la tarification.

Ma deuxième question porte sur les ruptures technologiques. Notre projet de construction de centrales est un programme de cycle long qui va s’étaler sur 50 ans. Entre temps surgiront peut-être de nouvelles technologies. Des progrès incroyables sont en cours sur la fusion aux États-Unis. Il semble d’ailleurs qu’ils aillent plus vite qu’ITER. C’est quand même inquiétant. En nous engageant sur des programmes et des montants aussi importants, ne risquons-nous pas d’être mis en difficulté si brusquement apparaissent des technologies nouvelles, notamment dans le secteur nucléaire ?

Dernière remarque, nous ne savons plus faire des cuves, en effet. Nous avions transmis ce savoir-faire à la Tchécoslovaquie : une usine du Creusot avait été transformée telle quelle et envoyée en Tchécoslovaquie. Rosatom l’a vendue aux Tchèques. Les Tchèques vont peut-être s’en débarrasser. Peut-être serait-ce l’intérêt d’EDF d’acquérir l’usine, ce qui ne poserait pas de problème puisque la Tchéquie fait partie de l’Union européenne.

Henri Proglio

Framatome en a déjà récupéré une grande partie.

Sur la tarification, bien entendu les Allemands ont voulu que le tarif de l’électricité soit indexé sur le gaz. Ils voulaient « switcher » du charbon vers le gaz et il était absolument logique pour eux que le tarif marginal de l’électricité soit déterminé par le prix du gaz. C’était en revanche totalement surréaliste pour nous qui n’utilisions pas de gaz.

Cela ne nous a ruinés qu’en raison de la destruction d’EDF. Si EDF était restée un outil en bon état et si nous étions encore en mesure d’être exportateurs d’énergie cela nous aurait beaucoup enrichis. Au lieu de nous lamenter d’avoir été ruinés par l’indexation du prix de l’électricité sur le gaz nous devrions battre notre coulpe pour avoir stupidement détruit EDF. Car, de fait, la France avait construit son indépendance en matière d’énergie et le prix européen n’était pour nous qu’un référentiel d’exportation. Nous nous trouvons malheureusement dans une situation ubuesque, imprévue, imprévisible faute d’avoir eu des gens conscients de l’intérêt national aux responsabilités. J’allais presque dire que ce sujet est agaçant parce que nous aurions dû être riches.

Par ailleurs, les Allemands restent les Allemands. Mme Von der Leyen continue à ne pas vouloir considérer le nucléaire comme une production servant à lutter contre les gaz à effet de serre. Pour elle le nucléaire est encore impie, malgré les cocoricos de nos politiques qui se flattent d’avoir remporté une victoire.

Mais ce n’est pas encore gagné, le combat est loin d’être fini.

Je ne suis pas pessimiste. Je me souviens du temps où j’ai négocié la prise de participation chez Jean-Claude Decaux pour le compte de l’ancienne Générale des eaux. « Les pessimistes sont des spectateurs », affichait un placard publicitaire au-dessus de ma place de parking. Je ne veux pas être un spectateur, je veux être un acteur donc je ne veux pas être pessimiste m’étais-je dit. Il ne sert à rien de gémir et de couiner. Entre nous nous pouvons raconter comment nous avons tiré des balles contre notre camp mais il ne faut pas en tirer comme conséquence qu’il faut abandonner la partie et se laisser aller.

Je crois dans le bon sens populaire. L’opinion publique est beaucoup plus pronucléaire que les politiques, et plus durablement, cela malgré une propagande antinucléaire formidable orchestrée par les médias et par la classe politique. D’ailleurs, plus on va vers les sites nucléaires, plus l’opinion publique est pronucléaire. J’ai davantage confiance dans le peuple que dans ceux qui le dirigent. Le peuple suivra parce que le peuple a compris. Je ne suis pas sûr que les aléas politiques ne soient pas plus inquiétants.

Lors de l’atterrante histoire d’Areva, guerre fratricide, telle la bataille des champs Catalauniques, on a fait exactement l’inverse de ce qu’il fallait. « On va dans le mur, on y va en klaxonnant », alertais-je à l’époque. Nous avons pris le mur. Personne n’en a payé les conséquences sauf le peuple.

Nous avons raté les évolutions technologiques. Certains ont pris de l’avance. Il aurait été bon de pouvoir coopérer avec eux, vous l’avez rappelé. Ils nous l’ont offert … C’est ainsi.

Il y aura des ruptures mais je ne pense pas qu’elles seront très rapides. Nous aurons le temps de nous adapter à condition d’investir dans la R&D beaucoup plus que nous ne le faisons aujourd’hui. Nous avons beaucoup trop freiné les dépenses sur les recherches, en particulier dans les technologies nucléaires. Je crains que là aussi il ne faille faire un effort considérable si la France veut s’armer effectivement comme on le fait dans n’importe quelle industrie. Encore une fois, toutes les décisions qui ont été prises – j’en ai cité un certain nombre tout à l’heure – ont consisté à arrêter les recherches et les expérimentations, c’est un peu dommage.

Jean-Michel Quatrepoint

Si l’Allemagne est contre le nucléaire ce n’est pas seulement par idéologie écologiste mais aussi pour des raisons industrielles. C’est parce que Siemens est sorti du nucléaire. À un moment donné Siemens avait voulu mettre la main sur Areva. Il faut se rappeler que Siemens est à l’origine des EPR, notamment de la complexité des circuits de refroidissement. Siemens avait 34 % de Framatome. Ensuite ses dirigeants ont voulu monter directement au capital d’Areva, ça n’a pas été possible et Siemens est sorti du nucléaire. Dès lors que Siemens sortait du nucléaire, les Allemands n’avaient plus d’intérêts industriels dans le nucléaire. Et Fukushima est arrivé là-dessus pour clore le système. 

Vous avez dit qu’il fallait effectivement fermer le cycle du nucléaire. Pourquoi a-t-on arrêté Astrid (Advanced Sodium Technological Reactor for Industrial Demonstration) ? Et peut-on reprendre Astrid ?

Il est vrai que nous aurions besoin de coopérations. En effet j’avoue que j’ai quand même quelques inquiétudes sur les EPR, sur Flamanville, sur Hinkley Point, donc forcément sur les EPR 2. Des coopérations étaient possibles avec les Chinois et avec les Russes … autant dire avec l’empire du mal ! C’est donc malheureusement terminé. Le nucléaire n’est pas encore sous sanctions mais cela ne saurait tarder, Zelinsky fait pression pour en ce sens … Le mouvement est lancé. Nous n’avons donc plus d’alliés possibles. C’est le groupe américain Westinghouse qui a été choisi pour construire la première centrale nucléaire polonaise. Là aussi, c’est un signe.

Y a-t-il quelque chose à faire avec Westinghouse ?

Ma dernière question portera sur le marché européen de l’électricité. Le système de l’ARENH[4] est une folie. On veut le remettre en action avec un nouveau tarif. Devons-nous pratiquer la politique de la chaise vide ? Devons-nous sortir du marché européen de l’électricité ?

Marie-Françoise Bechtel

Je remercie Jean-Michel Quatrepoint d’avoir posé la question d’Astrid. Pour ma part, je ne comprends pas non plus l’abandon de ce projet de réacteur nucléaire de quatrième génération capable de consommer les produits issus du « recyclage » des combustibles usés.

Louis Gallois

C’est l’administrateur général du CEA qui l’a demandé.

Yves Bréchet

Astrid a été arrêté par des chefs comptables, c’est-à-dire des gens pour qui la stratégie consiste à remplir un tableur Excel, servis par un valet qui leur a « ciré les pompes ». Voilà l’histoire de la fin d’Astrid. C’est l’histoire de la destruction de 70 ans d’investissements du contribuable français dans une technologie où nous étions très performants. Bill Gates lui-même a compris que le nucléaire allait se développer et que les maîtres du nucléaire seraient les maîtres du cycle !

Le sujet des technologies est important car il nous ramène à des échelles de temps.

Vous avez parlé d’ITER, de la fusion, etc. J’ai coutume de dire qu’on résoudra les problèmes d’énergie par la fusion quand on résoudra les problèmes de surpopulation par les voyages intergalactiques. Ça sera sûrement vrai à un moment. Fondamentalement je suis méfiant quand un résultat apparaît dans le Financial Times avant de paraître dans une revue scientifique.

Chose qu’on n’a jamais dite, le résultat obtenu aux États-Unis consistait à produire plus d’énergie qu’on n’en mettait dedans. Mais pendant combien de temps ? Réaliser un tour de force et produire de l’énergie ce n’est pas tout à fait pareil.

On ne l’a pas dit non plus, mais on fait la même chose à Bordeaux dans le Laser Mégajoule (LMJ) mais pas pour la même fonction. Si on ne l’a pas dit c’est parce qu’à Bordeaux on le fait essentiellement pour tester des éléments de code pour l’arme thermonucléaire.

Il ne faut pas se laisser impressionner par ces annonces.

J’en reviens au sujet de l’échelle de temps.

Quand vous êtes face à un problème votre échelle de temps est ce que vous devez faire tout de suite avec les technologies disponibles : ce sont les réacteurs à eau pressurisée, l’EPR, les SMR qui sont basés sur des réacteurs à eau pressurisée. On sait faire, moyennant des investissements et à condition de réapprendre à construire.

Ensuite il y a les choses qui sont préparables, dont la réalisation répond à un vrai besoin : ce sont les réacteurs à neutrons rapides. On ne fera pas de nucléaire durable si on ne ferme pas le cycle du combustible. Nous sommes en mesure de construire la technologie des réacteurs à neutrons rapides pour les réacteurs et de la préparer pour le cycle du combustible en développant les usines de fabrication appropriées.

Enfin il y a les choses en rupture dont la caractéristique est qu’on ne les prévoit pas. Cela nécessite de la recherche parce qu’on n’a pas le droit de rater la possibilité d’avoir une fusion contrôlée. Nous ne sommes pas capables de dire honnêtement à quelle échéance ce sera possible.

De même que je ne saute pas d’un avion en parfait état de fonctionnement en me disant que je vais tricoter le parachute avant de m’écraser au sol, je pense qu’il ne faut surtout pas mélanger les échelles de temps et la nature des réflexions à avoir. Malheureusement l’air du temps c’est de les mélanger pour avoir quelque chose de tout neuf à inaugurer.

Louis Gallois

Quand j’étais commissaire général à l’investissement 600 millions d’euros par an étaient attribués au CEA pour financer Astrid. Actuellement le CEA a des équipes qui continuent à travailler sur les neutrons rapides mais à hauteur de 250 millions d’euros : on a réduit de plus de moitié l’effort entrepris dans cette technologie dont je pense comme Yves Bréchet qu’elle est absolument décisive pour l’avenir, au-delà de 2050.

Je comprends très bien du point de vue d’EDF sur l’ARENH. Mais en tant que co-président de la Fabrique de l’industrie j’entends les craintes des électro-intensifs qui bénéficient de l’ARENH : « Si l’ARENH disparaît, nous partons pour les États-Unis ». C’est Dunkerque, c’est Saint-Jean de Maurienne, ce sont les hauts-fourneaux, c’est la cimenterie (les cimenteries ne partiront pas aux États-Unis mais elles peuvent s’installer ailleurs). Il faut donc trouver un moyen de donner aux électro-intensifs une électricité à un prix convenable. Henri Proglio se place du point de vue d’EDF qui a intérêt à ce que le prix de l’électricité soit le plus élevé possible. Mais c’est quand même un problème considérable. Nous payons actuellement l’électricité le même prix que les Allemands et quelquefois un peu plus cher ! Ceci nous place en situation d’infériorité alors que nous étions en situation de supériorité.

Le problème du marché de l’électricité n’est pas une affaire simple. En sortir n’est pas simple non plus parce que nous sommes au centre des interconnexions. Ceci étant dit, nous vivions auparavant avec un système très simple d’appel d’offres et les problèmes étaient réglés par une chambre de compensation Suisse. On peut donc avoir un autre fonctionnement. C’est une affaire extrêmement compliquée.

La réforme proposée par la Commission qui vise à faire une sorte de tunnel sur les prix à long terme a l’avantage de donner de la perspective, de la stabilité au prix de l’électricité pour les contrats à long terme. On sait où on va mais cela n’a pas d’impact sur le prix de l’électricité qui reste très élevé. Une baisse du prix de l’électricité nécessiterait une réforme beaucoup plus profonde du marché. J’avais cru comprendre que c’est ce que Bruno Le Maire souhaitait mais je me suis aperçu qu’il se ralliait à la proposition de la Commission.

Marie-Françoise Bechtel

Bruno Le Maire a quand même annoncé au moins cinq ou six fois depuis son entrée en fonction qu’il allait renégocier le marché de l’électricité.

Je ne comprends pas ce qui se passe.

Henri Proglio

J’ai été président d’EDF, j’ai défendu ma maison comme il se doit. Pour autant, en qualité d’opérateur de service public, j’ai totalement conscience du fait qu’il appartient au service public de viser l’intérêt national dans ses règles de comportement. Quand l’intérêt national – comme c’est le cas aujourd’hui – exigeait de privilégier des filières industrielles pour qu’elles restent en France, rien ne m’a jamais empêché de le faire. Ce que je déplore c’est que sous ce prétexte on permette l’enrichissement sans cause de traders. L’ARENH a coûté 8 milliards l’an dernier à EDF. Il serait trop optimiste de prétendre que ces 8 milliards ont bénéficié aux électro-intensifs ! Le résultat total est de 32 milliards, non 20 milliards comme cela a été annoncé puisqu’ils ont provisionné les titres russes pour 12 milliards. La presse s’esbaudit : le meilleur résultat jamais atteint ! En fait c’est beaucoup plus que cela encore. Il ne faut pas chercher ailleurs les 8 milliards. Mais on n’en parle pas ou très peu. Nous sommes devenus riches parce que nous sommes « verts » ! Tel est le message de la « com ». J’avoue que je suis très irrité de voir qu’on a ruiné une institution nationale au profit d’investisseurs internationaux. Car, par son capital, Total n’est quand même pas une entreprise française. L’ARENH ne sert pas à ça. On pourrait très bien, encore une fois, négocier des contrats avec des industriels à un prix contractuel – qui, certes, ferait hurler ici ou là – et après roule carrosse ! Cela ne me gênerait pas et ne m’a jamais gêné. Suivre l’exemple espagnol et portugais ne me choquerait pas non plus. Ne faut-il pas véritablement renverser la table ? En effet, à force de dire « l’Europe ! l’Europe ! L’Europe ! », l’Europe nous a ruinés.

Louis Gallois

Je pense que sur l’énergie il y aurait matière à pratiquer la politique de la « chaise vide », comme l’avait fait De Gaulle de juin 1965 à janvier 1966, jusqu’à ce que le compromis de Luxembourg concède un droit de veto à tout pays estimant que ses intérêts vitaux sont menacés par une directive communautaire.

Marie-Françoise Bechtel

C’est ce que les Allemands viennent de faire sur le thermique.

Louis Gallois

Cette hallucinante affaire des thermiques démontre que ce sont les Allemands qui ont la main en Europe. Ils reviennent sur ce qu’ils avaient eux-mêmes accepté pour faire voter quelque chose qui avantage leurs voitures premium !

Jean-Michel Naulot

Je retiens l’idée de M. Proglio qu’il faudra peut-être renverser la table.

Je viens de lire les 70 ou 80 pages du texte sorti le 14 mars qui apporte toutes sortes de modifications sur les différentes directives européennes. Le tarif réglementé est enterré. Je cite : « Le tarif réglementé est une entrave à la concurrence, il doit être réservé aux ménages pauvres et vulnérables et à titre transitoire aux micro-entreprises, c’est-à-dire les entreprises qui emploient moins de dix personnes et ont moins de 2 millions de chiffre d’affaires ». De, plus, en cas de crise, la Commission envisage de pouvoir intervenir avec un tarif réglementé imposé et pour une durée maximum d’un an. En fait, cela annonce clairement l’abandon des tarifs réglementés, ce qui est inacceptable. Les ménages français, l’industrie française, les artisans, les petites collectivités locales, doivent pouvoir profiter du coût raisonnable de l’énergie nucléaire.

Cela rejoint la question que posait Jean-Michel Quatrepoint : faudra-t-il sortir du marché européen de l’électricité ? D’autant que sur le problème de la détermination des prix sur le marché européen de l’électricité, rien n’est réformé. M. Proglio dénonçait le fait que les éoliennes et les panneaux solaires étaient extrêmement favorisés dans le système d’enchères. C’est toujours le cas. Les éoliennes et les panneaux solaires, qui ont un coût de production par mégawatt/heure trois ou quatre fois supérieur au nucléaire, affichent systématiquement un coût zéro…Rien n’est changé ! Les superprofits des éoliennes s’expliquent par leur coût inscrit à zéro et un prix de vente très élevé, déterminé dans deux cas sur trois par le prix des centrales à gaz (alors qu’elles ne représentent que 20 % de la production). La seule chose qui est proposée pour tenter d’améliorer le marché européen est une transposition au marché de l’électricité de ce qui existe dans la finance : des contrats de couverture très complexes étendus à une très grande échelle. Cela me rappelle ce qui s’est passé il y a une dizaine d’années quand on a vendu aux collectivités locales des produits complexes, des emprunts en franc suisse à 0 % qui se sont très mal terminés en raison du risque de change… J’espère que les gouvernements vont s’interroger sur l’opportunité de développer ces produits financiers très complexes diffusés à très grande échelle.

L’interrogation de Jean-Michel Quatrepoint – que semble approuver M. Proglio – sur une sortie du marché de l’électricité est donc une vraie question parce qu’on ne peut pas continuer dans cette direction. Je ne suis pas un professionnel de l’énergie mais j’ai lu attentivement ce texte, je l’ai même lu deux ou trois fois, et vraiment je trouve qu’il recèle beaucoup de pièges.

Claude Nicolet

« D’où peuvent venir ces blocages ? », demandait Marie-Françoise Bechtel alors qu’étaient évoquées les positions de Bruno Le Maire sur la sortie possible de ce système. J’entendais hier soir un propos intéressant et extrêmement révélateur de Maud Bregeon (députée et jeune ingénieur nucléaire) qui se disait favorable, à titre personnel, à la sortie de la tarification telle qu’elle est prévue aujourd’hui par l’Union européenne, par le marché, parce que, en toute logique, cette situation ne peut perdurer et pour défendre les intérêts du pays. Elle a eu ce mot : « Mais c’est culturellement impossible parce qu’il est tabou d’aborder cette question dans le groupe majoritaire ».

Comme le disait Jean-Pierre Chevènement la question idéologique est extrêmement prégnante et représente un verrou colossal et gigantesque. Une difficulté importante à laquelle est confronté Bruno Le Maire pour faire avancer cette question est peut-être qu’à l’intérieur même du système il y a des verrous extrêmement puissants.

Marie-Françoise Bechtel

Ceci nous ramène à dire qu’il y a deux éléments idéologiques très forts. Celui dont parlait Jean-Pierre Chevènement est la force idéologique d’une certaine écologie. L’autre est le tabou absolu que constituent les règles européennes qui sont intériorisées dans un pays comme le nôtre (le gouvernement actuel n’est pas le premier à les avoir intériorisées, bien loin de là), règles que nous ne dépassons pas.

Nous terminerons sur ce constat qui n’est pas très optimiste.

Je crois que nous avons quand même assez bien « balayé dans les coins » grâce à l’intervention très brillante du président Proglio que nous remercions très vivement et aux interventions non moins brillantes de ceux qui, chacun dans son domaine, nous ont apporté à la fois leur savoir et leur esprit critique. Savoir fondé sur une longue expérience des choses et esprit critique dont nous comprenons très bien à quel point il est guidé par le principal souci de cette Fondation, je parle de l’intérêt national.

Merci à tous.

—–

[1] Nuward est un petit réacteur modulaire (SMR) qui vise à produire une énergie bas-carbone et à remplacer les centrales thermiques. Il est en phase d’avant-projet détaillé et pourrait être mis sur le marché à l’horizon 2035-2040.

[2] Ansaldo Energia, Ansaldo Nucleare, EDF et Edison annoncent avoir signé une lettre d’intention ayant pour objectif de collaborer au développement du nouveau nucléaire en Europe et d’en favoriser sa diffusion, notamment en Italie sur le long terme. L’objectif de cette coopération est de mettre immédiatement à profit les compétences de la filière nucléaire italienne, dont Ansaldo Nucleare est le chef de file, pour soutenir le développement des projets nouveau nucléaire du Groupe EDF et, en même temps, d’initier une réflexion sur le rôle possible du nouveau nucléaire dans la transition énergétique en Italie.

[3] L’ASN (Autorité de sûreté nucléaire) et l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire) sont deux organismes français spécialisés dans les domaines de la sûreté nucléaire et de la radioprotection. L’ASN est une autorité administrative indépendante qui assure des missions au nom de l’État tandis que l’IRSN est un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) sous la tutelle de plusieurs ministères.

[4] L’ARENH (Accès Régulé à l’Énergie Nucléaire Historique) a été créé en 2010, dans le cadre de la loi Nome, pour encadrer l’accès à l’énergie nucléaire en France. Ce dispositif législatif a été mis en place pour garantir que, dans un marché de l’électricité ouvert à la concurrence, tous les fournisseurs puissent avoir accès à EDF, premier producteur d’électricité nucléaire.

Le cahier imprimé du séminaire “L’avenir de la filière nucléaire française” est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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