Débat final

Débat final, lors du séminaire "Où va l'Italie ?" du mardi 21 mars 2023.

Débat final, lors du séminaire « Où va l’Italie ? » du mardi 21 mars 2023.

Marie-Françoise Bechtel

Merci beaucoup, Monsieur l’ambassadeur, pour ce très remarquable exposé qui, je dois le dire, m’a personnellement beaucoup appris.

L’important c’est le format, avez-vous dit, par comparaison avec le partenariat franco-allemand. Mais pour que le format fonctionne ne faudrait-il pas qu’il soit un peu plus consistant ? Ne faudrait-il pas que nous soyons au bord de décisions communes en certains domaines ? On peut penser à la relation avec le Maghreb, avec la Lybie, on peut penser aux projets de défense dans lesquels on a du mal à voir si l’Italie penche vraiment du côté de la France. N’est-ce pas de ce côté qu’il faudrait ouvrir un peu plus cette application du traité de manière à ce que le format puisse déborder et ressembler davantage au partenariat franco-allemand ? C’est une grande question pour nous car si nous pouvions équilibrer le partenariat franco-allemand par un partenariat franco-italien – ou franco-méditerranéen, incluant l’Espagne – les choses seraient peut-être différentes y compris dans la perception que nous avons de l’Union européenne.

Christian Masset

Je parlais du format parce que c’était une question ouverte pour l’Italie. Elle est attachée à faire partie des formats qui décident. C’est la raison pour laquelle demeure l’ambition de rejoindre le « couple » franco-allemand. En même temps, ce que nous dit Mme Meloni c’est qu’il est très important de regarder ses partenaires à l’Est dont elle se sent très proche. Son jeu va donc être d’aller de l’un à l’autre. Tout s’est tellement complexifié et accéléré qu’il semblerait que nous allions vers des alliances par thème. Je suis convaincu que cette interaction entre Italie, France et Allemagne peut être développée. Cela suppose que l’on renforce le côté franco-italien, non pas en termes de coopération concrète et d’échanges mais en termes de vision stratégique et de capacité à entraîner l’Europe.

Jean-Pierre Chevènement

Merci aux intervenants pour leurs exposés précis, fins, approfondis, nuancés … à tel point que l’on se pose quand même des questions sur ce « couple » franco-italien. Ce sont deux pays fondateurs de la construction européenne. Dans le noyau des Six il y avait la France et l’Italie. Quand on regarde l’évolution de l’Europe, aujourd’hui à vingt-sept, et peut-être demain à trente-six si on écoute le chancelier Scholz, on voit que la tendance à l’élargissement vers l’Est a été une constante depuis le début des années 2000 jusqu’à aujourd’hui, puisqu’on vient de promettre à l’Ukraine de l’accueillir un jour, mais aussi à la Moldavie, la Géorgie, qui géographiquement n’appartient pas à l’Europe, et d’autres encore. Comment cette extension vers l’Est est-elle ressentie par l’Italie ? Car, vous l’avez dit, Monsieur l’ambassadeur, l’Italie avait une position très ouverte vis-à-vis de la Russie. Comment peut-on passer d’une position très ouverte vis-à-vis de la Russie à une position de soutien à l’Ukraine face à l’invasion russe ? comment l’Italie et la France ressentent-elles ce déplacement du centre de gravité de l’Union européenne vers l’Est ? Cette question s’adresse essentiellement à M. Cassese.

Ma deuxième question est liée au fait que nous détenons un certain record, celui de l’endettement. À part la Grèce, la France et l’Italie sont les pays les plus endettés. Les Italiens font confiance à l’État italien puisqu’ils détiennent la dette. Je ne crois pas que l’on puisse en dire autant de la France. La France se caractérise plutôt par ses multinationales très puissantes qui ont réussi à délocaliser la production dans d’autres pays qui sont pour elles des marchés. Mais par rapport à cet endettement et à la hausse des taux d’intérêt, comment réagissent les Italiens ? En effet, les taux d’intérêt italiens sont encore plus élevés que les taux d’intérêt français.

Donc deux questions : comment réagit l’Italie par rapport à l’élargissement vers l’Est et au poids croissant de l’endettement ? Et comment cela se traduit-il au niveau des institutions de Bruxelles ?

Sabino Cassese

Je crois que la position italienne est de distinguer entre les pays de l’Est qui sont contrôlés par la Russie et les autres qui veulent passer sous l’influence de l’Union européenne. Donc la politique de l’Italie est dirigée vers la possibilité d’avoir de son côté des pays de l’Est qui veulent être amis et partie de l’Union européenne pour refuser l’influence de la Russie. C’est donc une politique ambivalente : la Russie d’un côté, les autres pays, spécialement de la région des Balkans, de l’autre.

Marie-Françoise Bechtel

Mécaniquement, cela conduit quand même l’Union européenne à se déporter vers l’Est, c’est-à-dire à pousser l’Italie, la France encore plus, sur les bords occidentaux de l’Union européenne. Quelles conséquences peut avoir cette sorte de décentration ? Est-ce ressenti ?

Sabino Cassese

Non, je ne pense pas. Ce n’est pas un problème en Italie. C’est un problème de fonctionnement de l’Union européenne. Je pense qu’il faut reconsidérer le fonctionnement de l’Union européenne en fonction de l’élargissement vers l’Est.

Yves Mény

Les Italiens sont pragmatiques, business is business. Sur l’autoroute entre Milan et Venise un train continu de camions vient de l’Est, de la Russie et de plus loin. Il y a donc des intérêts économiques énormes – que la France n’a que marginalement – avec l’Europe de l’Est intégrée aujourd’hui et l’Europe de l’Est intégrée de demain, les Balkans.

Il est presque inéluctable que l’Europe demain sera à trente-cinq ou trente-six. La seule question est quand et comment on gère une Europe à trente-cinq, sous quelle forme, avec quels mécanismes … C’est un énorme problème européen.

Mais je crois que, à la différence de la France, la question de l’élargissement est le paradoxe italien. Bien que se disant en faveur de l’intégration aussi poussée que possible l’Italie souhaitait l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Elle a toujours été un soutien très fort de la Turquie. Il y a là quand même une légère contradiction. En tout cas, le morceau turc est particulièrement difficile à avaler.

Faisons les choses et on verra après : cela fait partie du génie italien !

Christian Masset

Il est vrai que les Italiens ont toujours été favorables à l’élargissement. Cette conception de l’Europe est aussi dictée par la géographie et les affaires.

La conception c’est que, comme le disait Kissinger, l’Europe était pour la France la réincarnation, donc l’idée de la puissance. Or, plus nombreux sont les pays membres, plus la place de la France semblait se diluer. Les Italiens avaient une autre approche : ils ne concevaient pas une Europe puissance mais une Europe qui les intégrait dans un espace qui se modernisait, qui les protégeait.

Les perceptions sont différentes. Nous, Français, voyons l’Italie comme un pays méditerranéen. Mais pour beaucoup d’Italiens il s’agit aussi et peut-être d’abord d’un pays lié à l’Europe centrale. C’est le cas de l’Italie du Nord (30 millions d’habitants) ou dans la plaine du Pô (25 millions d’habitants) où le niveau de vie par tête est celui des Pays-Bas. Leur histoire a été liée à l’Europe centrale. Une grande partie de la Vénétie et même Milan faisaient partie de l’Empire austro-hongrois. Trieste était le port de l’Empire autrichien.

En ce qui concerne les affaires, les investissements italiens sont très présents dans tous les pays des Balkans et au-delà, jusqu’en Ukraine. C’est un espace de développement naturel. Depuis la République de Venise, les Balkans étaient leur arrière-pays, ils y étaient chez eux. Et l’Italie n’imagine pas être détachée de cette région.

Mais se pose la question de savoir comment cela va fonctionner, avec la question des groupes pionniers, la question de la majorité qualifiée …

Marie-Françoise Bechtel

Ces trois réponses étaient très intéressantes parce qu’elles étaient complémentaires. Chacune apportait une raison supplémentaire pour expliquer que l’élargissement à l’Est n’est pas un sujet pour l’Italie.

Alain Meininger

Je voudrais remercier les trois intervenants pour leurs exposés remarquables, exhaustifs.

Je voudrais juste illustrer l’auto-perception de l’Italie comme un pays d’Europe centrale du fait de son passé austro-hongrois. C’est extrêmement frappant à Trieste, une ville de confins que nous aimons particulièrement. C’est une autre Italie que l’Italie méditerranéenne.

Comme l’a dit l’ambassadeur Christian Masset, pour la France, l’Europe est un facteur de puissance qui lui a permis de se régénérer, de se projeter après les déboires de la Seconde guerre mondiale. Mais il faut aussi prendre en compte le facteur franco-allemand. Initialement, l’Europe était carolingienne, c’était Aix-la Chapelle. Or aujourd’hui la Pologne, avec le 5ème corps d’armée américain qui vient d’y installer un quartier général permanent, devient le centre de gravité de la puissance militaire américaine en Europe. La Pologne se vante d’être bientôt la première puissance militaire conventionnelle européenne. On passe doucement d’une Europe carolingienne à une Europe jagellonnienne, comme cela a pu être écrit dans certains articles.

On a évoqué le traité du Quirinal et le traité franco-allemand. Ma question porte sur la défense. Là aussi on ne voit que les grands groupes (Finmeccanica, Fincantieri, etc.). La coopération militaire franco-italienne s’illustre surtout par les fameuses frégates multi-missions (FREMM). Jusqu’à présent, – je parle sous le contrôle de l’ambassadeur – on ne peut pas dire que cette politique ait eu des résultats extraordinaires. L’idée de départ était de rationaliser la construction de ces frégates et de faire un modèle unique. Finalement les options nationales se sont accumulées, le programme a divergé et les économies d’échelle ont disparu. Selon les études sur le sujet, avec les différentes options nationales, les économies faites par la France représentent en gros 1,5 % du coût final de l’engin, ce qui est quand même assez décevant.

Pensez-vous que l’on puisse « rebooster » cette coopération militaire intégrée ?

Devant les déconvenues subies dans les coopérations avec l’Allemagne, que nous avons suffisamment traitées ici, l’Italie pourrait-elle constituer un jour ou l’autre une solution de substitution en matière de coopération militaro-industrielle ?

Christian Masset

Les coopérations en matière d’armement ont toujours été un thème important de la relation franco-italienne parce que c’est un domaine d’excellence de la France mais aussi de l’Italie dont la première grande entreprise (après Fiat devenue Stellantis) est Leonardo S.p.A. (anciennement Finmeccanica S.p.A.), suivie de Fincantieri qui produit des navires et des sous-marins.

Sur les frégates multi-missions (FREMM) il y a effectivement une marge de progression. Une joint-venture (Naviris) a été créée entre Fincantieri et Naval Group justement pour mettre des projets en commun. Pour l’instant cela ne donne pas entière satisfaction. C’est un sujet à regarder par les deux DGA.

Il y a eu des programmes très substantiels sur le spatial militaire et aussi bien sûr sur les missiles MBDA, d’où notamment la fourniture en commun des missiles SAMP/T (Système Aérien Moyenne Portée/ Terrestre)[1]  à l’Ukraine. Il y a aussi une perspective parce que les Italiens manifestent un intérêt pour le futur char de combat dont on discute avec l’Allemagne. Le traité du Quirinal met un fort accent sur les programmes d’armement. Une feuille capacitaire est actuellement en cours d’élaboration. Tout cela avance plutôt dans le bon sens. L’important est de faire davantage ensemble. Nous avons vraiment besoin de davantage d’intégration simplement pour être compétitifs et efficaces.

Frédéric Farah

D’un côté Monsieur le ministre dit que la croissance italienne a ralenti. De l’autre on célèbre son tissu industriel. Et maintenant des études indiquent une baisse de la productivité italienne. L’Italie, économiquement, ne souffre-t-elle pas d’un excès de réformes d’inspiration libérale qui l’ont affectée depuis les années 1990 ? Le marché du travail italien a été réformé de manière successive à des fins de flexibilisation (Jobs Act) Sans compter aussi les réformes de l’université (la loi Gelmini). La liste est longue. L’Italie ne subit-elle pas négativement un agenda néolibéral, par exemple le grand programme de privatisation des années 1990 initié par Mario Draghi et ainsi de suite ?

D’autre part ne faut-il pas dans les performances dont on discute en Italie interroger le rôle de l’euro et de la perte de la monnaie italienne qui a pu à un certain moment être un outil de sa compétitivité ? Pour revenir à l’époque des années 1992-1993, lorsqu’il y a la dévaluation italienne au moment des crises spéculatives sur le SME, on peut dire que la dévaluation de la monnaie italienne a contrebalancé l’austérité conduite par le gouvernement Ciampi. Ne faut-il pas dans le paysage économique italien interroger cette succession de réformes et le bilan que l’on peut en tirer et, en même temps, interroger aussi le rôle de l’euro depuis 1999 dans la stagnation italienne, sachant qu’en plus de la dette italienne, ce qui lui a coûté très cher c’est son excédent primaire, c’est-à-dire un surplus budgétaire hors intérêt de la dette qui s’est traduit par un sous-investissement public.

Sabino Cassese

C’est vrai que l’on a payé un prix à cause de l’excès de réformes néolibérales. Mais il faut aussi considérer le prix qu’ont payé également, à cause du poids de l’état de l’économie, les vies des entreprises publiques, le spoils system dans les entreprises publiques. Il faut considérer aussi l’influence qu’avait sur la politique une économie dominée en partie par la politique (dans les deux sens, de la politique vers l’économie et de l’économie vers la politique).

Il faut considérer aussi la mise en place d’une dizaine d’autorités administratives indépendantes. D’un côté on a eu une « dé-étatisation » de l’économie (moins d’entreprises publiques) mais de l’autre on a beaucoup plus d’autorités administratives indépendantes depuis les trente dernières années. Il faut donc considérer les deux, le poids de l’État comme agent direct d’un côté et comme contrôleur de l’autre côté.

Marie-Françoise Bechtel

Merci de cette réponse claire.

Il n’y a pas d’accord sur ce point. Il faut naturellement espérer que les autorités administratives indépendantes jouent un rôle efficace et soient vraiment indépendantes !

Je donne la parole à Baptiste Petitjean, ancien directeur de la Fondation Res Publica, chargé de mission auprès du Haut-commissaire au Plan.

Baptiste Petitjean

L’un des derniers colloques que j’avais préparé à la FRP avec Loïc Hennekinne, en décembre 2018, portait précisément sur l’Italie[2]. Nous avions entendu notamment Marc Lazar et Gilles Pécout.

Sur les aspects que vous avez traités ce soir je constate que les indicateurs que vous avez proposés se sont en fait aggravés. Que ce soit sur le plan démographique, sur le plan de la dette, sur le plan de la fracturation de la société, les choses ont bougé considérablement en cinq ans.

J’ai une question d’ordre géopolitique. En plein covid, en mars 2019 – cela avait fait grand bruit dans la diplomatie mais peu de bruit médiatiquement – l’Italie avait signé un protocole d’accord avec la Chine, rejoignant les nouvelles « routes de la soie ». Je me demandais où en était cette relation italo-chinoise. Elle a une importance au regard des programmes d’investissement dans les infrastructures.

Quelques chiffres. Depuis deux ou trois ans les exportations italiennes (625 milliards d’euros) ont surpassé les exportations françaises (587 milliards d’euros). Le solde commercial franco-Italien, de 2014 à 2021, indiquait un déficit de 5 à 7 milliards en la défaveur de la France. L’année dernière ça a un peu changé, ce solde était excédentaire en raison de l’exportation d’énergie (électricité et hydrocarbures).

Des questions aussi sur la démographie. Je me demandais s’il y avait une prise de conscience de ces chiffres assez terribles : 2 millions d’habitants perdus en dix ans, un indice de fécondité passé en-dessous de 1,2. Le scénario central de l’Institut statistique national italien prévoit 52 millions d’habitants en Italie en 2050. Ces chiffres suscitent-ils des réactions ? Vous avez parlé de deux États en Italie, le Pape a ouvert les états généraux de la natalité en Italie en 2021.

Mme Meloni, dans sa campagne, a mis la question de la natalité dans ses préoccupations. Je me demandais si quelque chose allait être fait de la part du gouvernement pour pallier les carences dans la politique familiale.

Yves Mény

Je laisse à Sabino Cassese le soin de répondre sur les mesures spécifiques qui ont été prises par le gouvernement Meloni. J’ai le sentiment qu’au sein de la population italienne la question démographique ne traumatise pas, ne préoccupe pas. Bien sûr il y a des conversations de fin de repas … mais je ne sens pas une préoccupation. Ce qui me fascine c’est que les Italiens ne font plus d’enfants mais ils achètent des chiens. C’est la grande nouveauté italienne.

Pour l’instant je ne perçois pas de réaction collective sur cette question démographique, pas plus que sur la question de l’émigration des cerveaux.

Sabino Cassese

C’est vrai. Il n’y a pas de mesures, il n’y a pas de réactions bien que l’institut de statistiques soit dirigé par un démographe qui toutes les semaines écrit des articles sur la dénatalité. Professeur de statistiques à l’université de Milan-Bicocca, Giancarlo Blangiardo, a été nommé comme président par Salvini et la Ligue. Il est donc plutôt de droite.

Christian Masset

Sur la natalité je partage ce qui a été dit. Au niveau individuel il n’y a pas trop de réactions. Mais c’est un thème qui revient de plus en plus et qui commence à être pris en compte au niveau du gouvernement. Il y a eu d’abord Matteo Renzi avec ce qu’il a appelé le « bonus bébé », une allocation familiale très limitée. Et cela a été un thème très fort dans le programme de Mme Meloni. Le problème est que c’est un thème dont le gouvernement parle mais pour l’instant fait encore peu. Mais c’est en préparation. J’ai rencontré la ministre de la famille, de la natalité et de l’égalité des chances, Mme Eugenia Roccella, qui regarde du côté de la France pour concevoir un système d’allocations familiales et de quotient familial et, ce qui est très important, de crèches. Actuellement il y a un déficit d’accueil vraiment majeur.

Se posent aussi le problème des mentalités – effectivement, ce sujet n’est pas rentré dans les mentalités – et celui de la cohabitation : les jeunes restent de plus en plus tard chez leurs parents. Le film français « Tanguy » a été projeté en Italie. Alors qu’en France avoir un Tanguy chez soi à vingt-huit ans apparaît comme une situation absolument anormale, il a fallu, en Italie, donner trente-deux ans au personnage pour que l’intrigue du film reste crédible.

Sur la Chine les pays du G7 avaient pris l’engagement de ne pas signer d’accord avec la Chine sur les nouvelles routes de la soie. Dans le gouvernement Conte I, qui cherchait à montrer sa différence et laissait la bride sur le cou à ses ministres, l’un d’entre eux s’est piqué, poussé par le parti Cinq étoiles, de conclure un accord spécifique avec la Chine pour rattraper le retard de l’Italie par rapport aux autres grands pays européens vis-à-vis de ce pays. Il pensait en tirer un avantage compétitif. Les Américains ont très durement réagi, à la surprise du gouvernement italien. Démonter cette affaire était devenu la priorité numéro 1 de l’ambassadeur des États-Unis. La négociation a conduit à un accord beaucoup moins ambitieux qui n’a pas vraiment donné d’effet. Entre-temps il y a eu le covid et maintenant la grande question pour Mme Meloni est de ne pas indisposer les États-Unis sur le sujet de la Chine tout en sauvegardant la relation économique avec ce pays. Elle doit se positionner et décider si elle renouvelle cet accord qui vient à expiration à la fin de l’année. Or elle a le projet de se rendre en Chine, invitée par Xi Jinping lors du sommet G20 de Bali. C’est donc pour elle une grande question.

Jacques Warin

Je souhaite poser une question à Sabino Cassese en tant qu’ancien ministre de la fonction publique. Cette question m’a été inspirée par une remarque que j’ai jugée péjorative d’Yves Mény sur la bureaucratie italienne. En tant que consul général à Milan pendant trois ans je n’ai eu personnellement qu’à me féliciter de la coopération de l’administration italienne. Quand il s’est agi de mettre fin aux agissements d’un criminel j’ai toujours eu la coopération de la police milanaise. Quand j’ai dû traiter un cas social difficile à Milan pour un ressortissant français j’ai eu la coopération de tous les services sociaux de la région. Pour porter assistance à une victime de la route j’ai pu avoir recours à tous les hôpitaux de cette région. Qu’on ne me dise pas que la région de Milan est spécifique, elle représente quand même une très grande partie de l’Italie.

Quel est votre jugement sur l’efficacité de l’administration italienne ?

Pouvez-vous comparer les effectifs de la fonction publique française (de l’ordre de 5 millions) avec ceux de l’administration italienne ?

Laquelle jugez-vous la plus efficace compte tenu de l’habitude des fonctionnaires – peut-être pas tellement nocive – de pratiquer le doppio lavoro : fonctionnaire le matin, l’après-midi on tient la comptabilité d’une petite entreprise …

Sabino Cassese

Il y a trois problèmes :

Un problème social. Dans le sud de l’Italie il y a un tiers de la population mais 70 % des effectifs de la fonction publique sont nés dans le Sud. On peut parler d’une méridionalisation de l’État.

Deuxième problème, la méridionalisation est liée à la culture des personnes qui viennent du Sud. En l’absence de développement industriel la culture diffusée dans la société n’y est influencée ni par l’industrie ni par l’armée. Or l’industrie et l’armée ont été dans l’histoire de tous les pays les grands producteurs de l’efficacité de l’administration.

La troisième raison est que les parlementaires, qui se méfient de l’administration, s’efforcent de rédiger des lois qui évitent de laisser dans les mains de la bureaucratie le moindre pouvoir. C’est la cause des difficultés de l’administration.

Il y a donc des difficultés qui viennent de l’intérieur de l’administration et des difficultés extérieures à cette administration.

Il faut aussi souligner que le contexte est important. Votre expérience à Milan peut s’expliquer par le contexte lombard, au Nord de l’Italie. Selon un économiste, Milan, Turin et Venise font partie d’une région d’Europe qui comprend aussi la partie sud de l’Allemagne. Les conditions économiques et sociales sont comparables. La différence entre le Nord et le Sud de l’Italie est très grande tandis qu’il n’y a pas de différence entre la partie la plus développée de l’Allemagne et la partie la plus développée de l’Italie.

Les effectifs de la fonction publique italienne sont très inférieurs à ceux de la France : 3,2 millions, comparés à 5,7 millions en France. Ce chiffre inclut les enseignants, les hospitaliers et les collectivités locales.

Marie-Françoise Bechtel

Mais il ressortait de votre premier exposé que vous aviez énormément d’associations là où vous n’avez pas tellement de services publics.

Sami Naïr

Je me joinsmoi aussi aux remerciements prodigués par Marie Françoise Bechtel à tous les intervenants, qui nous ont donné un subtil bain d’Italie. C’est un pays qui a toujours beaucoup compté pour nous, et dont la richesse culturelle et intellectuelle a irrigué des secteurs entiers de l’intelligentsia française depuis toujours. Ma génération a notamment été profondément imprégnée par les débats politiques et théoriques des années 60 et 70 du siècle passé, et j’ai personnellement beaucoup bu au lait d’Antonio Gramsci, de Della Volpe, et de bien d’autres intellectuels italiens. Il y avait alors une tradition théorique italienne qui irradiait partout en Europe et qui contribuait à nourrir nos débats sur les stratégies de transformation sociale en France. Je dois dire toutefois que je reste un peu sur ma faim après avoir entendu ces brillants exposés : il me semble que ce pays vient de se doter d’un gouvernement néofascisant dirigé par le parti d’extrême-droite de Georgia Meloni, et je n’ai entendu aucune référence à ce renversement idéologique, un peu comme si c’était là une chose naturelle, en tous cas dans l’ordre de ce qui arrive dans certains autres pays européens. Si bien que je pose la question : comment définiriez-vous la nature de ce pouvoir politique aujourd’hui en Italie ?

S’agit-il, comme on le dit ici, d’un pouvoir néo-fascisant ? Est-ce un pouvoir national-populiste ? Ce n’est certainement pas en tout cas un pouvoir qui veut apaiser les tensions ethniques et xénophobes qui traversent aujourd’hui l’Europe, et cela suscite des inquiétudes ici, en France, car l’Italie est un grand pays.

Sabino Cassese

L’ambassadeur Masset a dit que jusqu’ici Mme Meloni s’est révélée très pragmatique. Il n’y a pas de différence entre la politique menée par le gouvernement de centre droit et la politique de M. Draghi par exemple.

Christian Masset

Mme Meloni, consciente des contraintes de son pays, veut être pragmatique. C’est la première fois qu’un parti conservateur venant de l’extrême droite est au pouvoir, c’est le gouvernement le plus à droite qu’on ait connu en Italie, Mme Meloni veut donc montrer que ça marche. C’est la raison pour laquelle sa politique est en continuité avec celle de Mario Draghi sur tout ce qui concerne l’économie, la coopération avec l’Europe, les grands équilibres …

Mais à l’intérieur elle a un agenda différent. Ce n’est pas nécessairement un agenda privateur de liberté au sens où aucune loi n’est passée pour restreindre les droits. Mais, par exemple, il n’y aura pas de progrès sur le mariage pour tous et actuellement des instructions sont données pour interdire l’adoption par des parents du même sexe. En matière de sécurité et d’immigration le ton est plus martial. Elle va vouloir montrer sa différence sur tous ces thèmes, y compris sur la natalité. Elle se définissait comme conservatrice et nationaliste. Aujourd’hui elle a abandonné le mot nationaliste et se dit conservatrice. Elle prône donc des valeurs conservatrices pour la société sans démanteler – jusqu’ici – les droits. Donc pragmatisme d’un côté et, de l’autre, volonté de dérouler un agenda conservateur sans être accusée de détruire les libertés.

Par rapport à l’Europe, beaucoup d’observateurs pensent que l’objectif politique de Mme Meloni est d’imposer Fratelli d’Italia non pas comme un parti néofasciste ou post-fasciste mais comme un grand parti conservateur, à l’image du Parti conservateur britannique, des républicains américains, ou du Likoud. Elle travaille au rapprochement du groupe des conservateurs européens avec le parti populaire européen (PPE). Elle veut se distinguer du groupe « Identité et démocratie » (ID) qui regroupe le Rassemblement national, l’AfD (Alternative für Deutschland), etc.

Yves Mény

Je suis d’accord avec les deux précédentes interventions. Je crois que pour expliquer le positionnement de Mme Meloni, il faut prendre en considération un élément culturel : la capacité de l’Italie à absorber, à digérer des positions antagonistes. « Il faut que tout change pour que rien ne change ». Cela reste fondamentalement vrai.

D’autre part il y a en Italie une complexité institutionnelle, un système de Checks and Balances (dirait-on aux États-Unis) tel que la révolution n’est pas possible, on ne fait que des ajustements. C’est finalement une politique assez sage, il faut bien le dire. En effet l’Italie fait beaucoup de réformes mais ce ne sont jamais des révolutions, ce sont des pas en avant. C’est pourquoi je reste fondamentalement optimiste pour ce pays.

Marie-Françoise Bechtel

Je remercie infiniment les trois orateurs qui ont été absolument passionnants et dont les contributions ont contribué à nous éclairer sur l’essentiel des points de cette relation franco-italienne dont nous sentons bien qu’elle n’est pas terminée. Merci à tous.

—–

[1] Le SAMP/T du consortium européen Eurosam est formé par le français Thales et l’Italien Alenia en collaboration avec le missilier MBDA. Il s’agit d’un système antimissile de théâtre, conçu pour protéger le champ de bataille et les sites tactiques sensibles contre toutes les menaces aériennes actuelles et futures. 

[2] Situation de l’Italie, réalité et perspectives, Colloque organisé par la Fondation Res Publica le 5 décembre 2018.

Le cahier imprimé du séminaire « Où va l’Italie ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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