Le nouveau contexte stratégique et l’évolution de la conflictualité
Intervention de Pascal Ianni, officier général "prospective et stratégie militaire" de l'état-major des armées, lors du colloque "Quel avenir pour la défense française" du lundi 13 mars 2023.
Intervention de Pascal Ianni, officier général « prospective et stratégie militaire » de l’état-major des armées, lors du colloque « Quel avenir pour la défense française » du lundi 13 mars 2023.
Merci beaucoup,
Monsieur le ministre,
Mesdames,
Messieurs,
Exercice difficile après le tableau réjouissant brossé par Élie Tenenbaum…
Je commencerai par essayer de vous expliquer la façon dont nous voyons l’évolution de la conflictualité. De quoi parle-t-on ? C’est toujours la première question à laquelle il faut répondre pour en déduire des orientations et des pistes d’adaptation. Je terminerai par ces pistes d’adaptation.
Il n’est pas dans mon rôle de rentrer dans un détail de chiffres ou de capacités. C’est au Gouvernement de faire ces annonces. Je pense qu’il faut tenter de penser ces problèmes dans la profondeur. Ce n’est pas plus facile mais cela évite de tomber tout de suite dans la logique des chiffres qui peut parfois être un peu trompeuse.
À quelle conflictualité devons-nous nous préparer aujourd’hui et dans le futur ?
Comme cela a été dit par Monsieur le ministre dans son propos introductif il n’est pas question de préparer la guerre d’aujourd’hui, même si elle est bien compliquée, mais de se demander dans quel type de conflictualité nous risquons de nous retrouver dans cinq, dix, quinze, vingt ans, voire trente ans, alors que nous vivons une période d’accélération de l’histoire. C’est un exercice auquel on se soumet volontairement.
L’une de mes fonctions à l’état-major des armées est de m’occuper de tout ce qui relève de la prospective et de l’anticipation stratégiques. C’est un vrai axe d’effort pour le général Burkhard pour qui « il faut gagner la guerre avant la guerre », tout en étant prêt à s’engager dans un affrontement de haute intensité. Et pour gagner la guerre avant la guerre il faut essayer d’anticiper, de détecter les signaux faibles dans tous les domaines pour pouvoir traiter les crises avant qu’elles ne se transforment en guerre de haute intensité.
Pour définir la nouvelle conflictualité, le premier point qui me semble important, c’est que la guerre n’est plus taboue. Au cours des vingt ou trente dernières années nous avions oublié ce qu’était la guerre. Nous étions engagés dans des guerres ou des conflits choisis. C’est-à-dire que nous décidions – ou
pas – d’aller en Afghanistan, au Sahel, en Afrique ou ailleurs dans le monde. Ce temps est révolu. Aujourd’hui la guerre nous est imposée ou risque de nous être imposée. L’Ukraine n’a pas choisi la guerre, la guerre lui a été imposée par la Russie. Un jour notre pays sera peut-être obligé d’aller en guerre. C’est donc la fin des guerres choisies et le retour des guerres imposées. Nous devons donc être prêts à répondre à toutes sortes de scénarios sur très court préavis en étant capables de produire des effets militaires très rapidement.
Deuxième point, le combat est partout. Les limites que nous avons pu connaître au cours des dernières décennies n’existent plus. Nous assistons à un vrai changement d’échelle, cela a été évoqué par Élie Tenenbaum. 300 000 hommes combattent en Ukraine.
On parle aussi de transparence du champ de bataille. Nous avons vu ce qui s’est passé dans le Haut-Karabagh entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie et ce qu’ont fait les drones sur l’armée arménienne.
À cette transparence du champ de bataille s’ajoute l’absence de limites. Nous assistons à une forme d’extension de la conflictualité à tous les milieux, avec des répercussions à l’échelle mondiale comme en témoignent ce qui se passe dans le monde de l’énergie, dans le secteur de l’alimentation et les tensions sur l’accès aux matières premières. Il n’y a plus de sanctuaire. Le territoire national lui-même, potentiellement, peut ne plus être un sanctuaire.
L’extension de la conflictualité, c’est aussi le cyber, le champ des perceptions, et en particulier le champ informationnel. Élie Tenenbaum évoquait la Russie et la Chine. Aujourd’hui, dans le champ informationnel, nous considérons que nous sommes en guerre contre la Russie. Ce n’est pas un compétiteur mais un adversaire qui vise uniquement à nous faire perdre dans le champ des perceptions. Donc une extension de la conflictualité, un changement d’échelle.
Troisième point, il n’y a plus de règles temporelles. L’accélération des crises est évidente. Tout comme l’accélération des processus de décision. Rien n’est acquis durablement. La notion de supériorité ou de suprématie aérienne telle que nous avons pu la connaître durant plusieurs décennies n’existe plus. Quand nous intervenions en Afrique, nous avions une vraie supériorité, une vraie suprématie dans beaucoup de milieux. C’est terminé.
Ce qui se passe en Ukraine préfigure ce qui risque de se passer dans les dix ou vingt ans qui viennent en termes de conflictualité. Cela rejoint ce que j’évoquais sur la transparence du champ de bataille.
Les ruptures et les disséminations technologiques sont un autre facteur extrêmement important, avec une banalisation du fait technologique, une militarisation des usages. Il suffit de voir ce que font les Ukrainiens avec des drones civils qui coûtent quelques centaines de dollars. Aujourd’hui ils sont capables de tenir tête à l’armée russe, qui n’est quand même pas une armée de deuxième zone, qui a des capacités assez significatives. Cette banalisation, cette dissémination technologique doivent être prises en compte.
Sur ce point, je voudrais évoquer l’hypervélocité dont on a parlé au début du colloque. La Russie dispose aujourd’hui de matériels hypervéloces. On ne sait pas exactement quelles sont leurs capacités ni quelle est la fiabilité de ces matériels. Mais il est certain qu’ils permettent à la Russie de faire peser une forme d’incertitude stratégique en se prétendant capable de passer outre tous les boucliers anti-missiles qui peuvent exister. On peut penser que ces capacités sont échantillonnaires mais le simple fait de les posséder, de les montrer, de les utiliser de temps en temps en Ukraine fait peser sur nous une réelle incertitude. C’est le dilemme entre l’épée et le bouclier.
Cela rejoint ce que je vous disais sur l’absence de suprématie. Quel type de défense faut-il mettre en place ? (Il y a un débat en Europe aujourd’hui sur les boucliers anti-missiles). Comment faire face à ce type de menace et à cette incertitude en ayant des dispositifs qui soient soutenables dans le temps ? Comme le disait M. Tenenbaum, évoquant la loi d’Augustine, – ne peut pas tout s’offrir tout le temps.
Les conséquences de ce que je viens d’évoquer en quelques mots peuvent se résumer dans un terme qu’il faut désormais intégrer dans toutes nos réflexions stratégiques, c’est l’hybridité.
En effet, en plus de cette absence de règles temporelles et de bande spatiale, de ce retour de la guerre, nous assistons à une forme débridée d’hybridité, c’est-à-dire à une combinaison de modes d’action purement militaires et de modes d’action civils dont il est très difficile de discerner les buts. On reste toujours sous le seuil de conflictualité. Répondre à l’hybridité nécessite une forme de stratégie intégrale qui combine à la fois des capacités purement militaires et des capacités civiles qui exigent une réponse globale de l’appareil de défense entendu comme une défense militaire, une défense économique, une défense civile.
L’une des conséquences de cette évolution de la conflictualité est la capacité à appréhender de nombreux domaines. Et cette extension du domaine de la conflictualité nous pose de vraies difficultés. En effet la clef est de réussir à combiner toutes sortes de capacités qui existent mais aussi d’autres qui sont en voie de maturation. Je pense notamment à l’Intelligence artificielle. Nous avons devant nous le quantique, un phénomène dont on peine à imaginer les limites, et nous devons aujourd’hui réfléchir en fonction de ce dont nous disposons en termes de capacités immédiatement opérationnelles mais aussi de ce qui pourrait être possible dans quelques années.
J’ajouterai un mot sur le cadre stratégique.
J’ai cité la « maxime » du général Burkhard : « Gagner la guerre avant la guerre tout en étant capables de s’engager dans des affrontements de haute intensité si nécessaire ».
Gagner la guerre avant la guerre signifie gagner la bataille dans le champ de la compétition ou de la contestation pour éviter d’aller à l’affrontement. La compétition est aujourd’hui une situation normale. On a parlé de la Russie, on a parlé de la Chine, on pourrait parler de la Turquie ou de l’Iran. Nous sommes dans une situation de compétition exacerbée et permanente dans laquelle nous devons être capables de faire preuve de crédibilité, de montrer notre détermination, notre volonté, pour décourager de potentiels adversaires et les dissuader d’aller jusqu’à l’affrontement.
La compétition s’exerce dans tous les domaines.
J’ai parlé du champ informationnel, extrêmement important car il conditionne les perceptions. En Afrique on voit tout l’intérêt qu’il y a à maîtriser le domaine des perceptions pour pouvoir expliquer ce que nous faisons, pour pouvoir justifier, légitimer nos actions. C’est devenu fondamental.
La compétition s’exprime également dans le domaine de la préparation opérationnelle. Vous avez sans doute entendu parler de l’exercice Orion[1] qui marque le retour des grands exercices dans l’armée française (un peu plus de 10 000 hommes déployés). Une deuxième séquence aura lieu aux mois de mai dans l’Est de la France. Cet exercice sert à nous entraîner mais c’est aussi un exercice de signalement stratégique vers nos compétiteurs et vers nos alliés pour consolider notre statut d’allié fiable, crédible et solidaire.
Le deuxième champ, après la compétition, est la contestation. La contestation, c’est la contrainte par le fait accompli. Un pays comme la Turquie, en Méditerranée orientale, manie extrêmement bien le concept de la contestation, notamment pour ce qui concerne l’extraction pétrolière en zone maritime. Répondre à la politique du fait accompli exige de vraies capacités de réactivité et de projection de puissance. Le modèle expéditionnaire qui était le nôtre au cours des dernières décennies ne va pas complètement disparaître. Nous devrons être capables d’intervenir avant la guerre et avant l’affrontement, c’est-à-dire en situation de contestation. Je pense également à nos Outre-mer qui peuvent être l’objet d’une sorte de chantage, de marchandage, de pression. Nous devrons être capables d’intervenir rapidement et de manière significative pour dissuader d’éventuelles tentatives de fait accompli.
Le troisième temps, c’est la guerre, c’est l’affrontement. Là aussi nous devons faire preuve de cohérence. Les armées françaises doivent avoir la capacité de frapper vite et fort, au premier contact, d’infliger des dommages extrêmement significatifs à nos adversaires dans le domaine conventionnel dès le début d’un conflit ou d’un affrontement pour éviter d’aller au-delà. Cela conditionne toutes les réflexions sur l’évolution et l’adaptation du modèle des armées françaises.
Cet affrontement est et sera multimilieux et multichamps (M2MC). Multimilieux, c’est-à-dire qu’il faudra combiner – la notion de combinaison est un point clé en termes de réflexion stratégique et opérative – les effets produits dans les milieux classiques (Terre – Air – Mer) mais également dans les champs immatériels (le cyber, l’espace, le champ informationnel, le champ des perceptions). C’est extrêmement important. Je pense également aux fonds sous-marins qui deviennent des champs de compétition, voire de contestation, avec les enjeux liés par exemple aux câbles sous-marins.
Je ne reviens pas sur ce qui a été dit sur la dissuasion.
Quelles sont nos réflexions en matière d’adaptation sur le modèle des armées françaises ?
Quatre grands axes d’adaptation :
Le premier c’est adapter notre chaîne de commandement et notre manière de commander. Nous devons réussir à avoir une chaîne de commandement qui soit plastique, qui soit capable de s’adapter et qui soit résiliente. En fait nous devons être capables de gérer la haute intensité mais aussi toutes sortes de crises dans différentes phases et selon différentes combinaisons stratégiques et opératives. Quand je dis combinaisons stratégiques et opératives je pense notamment à notre capacité à nous engager en coalition ou à prendre la tête d’une coalition, cela a été répété par le Président de la République. Nous devons aussi, dans le cadre de cette chaîne de commandement adaptative, être capables de combiner à la fois une grande verticalité et une grande horizontalité. Une verticalité, c’est-à-dire des capacités de décision au niveau stratégique qui soient déclinées au niveau tactique au plus bas échelon. Et une capacité d’horizontalité, dans cette combinaison, parce que l’horizontalité est une capacité à agréger toutes sortes d’effets dans le même champ de bataille, dans la même portion du champ de bataille.
Le deuxième axe concerne l’adaptation des capacités. Aujourd’hui l’enjeu c’est la donnée. Comment pouvons-nous gérer cette augmentation exponentielle de la donnée, la capter, la récolter, la trier, la comprendre, l’interpréter pour pouvoir ensuite la partager et décider très rapidement ? Ce que je vous disais sur la capacité à frapper fort d’emblée et à infliger un maximum de dommages à l’adversaire pour le décourager passe en particulier par la gestion de la donnée. C’est devenu un enjeu majeur.
Ensuite, il faut être capable de casser le système ennemi en le décourageant, en lui infligeant des destructions dès les premiers contacts et en exploitant les effets par la guerre informationnelle. Ce que font aujourd’hui les Ukrainiens dans le domaine de la guerre informationnelle est remarquable. Ils ont gagné la bataille des perceptions, au moins dans le camp occidental, puisque ce sont eux qui racontent l’histoire de la guerre et imposent leur narratif à la Russie. C’est plus mesuré sur les autres parties du monde mais c’est quand même un bon exemple de ce qui peut se passer en situation de haute intensité. Pour illustrer mon propos, lors de la phase de l’exercice Orion que nous venons de terminer, nous avons testé pour la première fois la structure de la chaîne informationnelle de guerre des armées. Et c’est déjà extrêmement riche d’enseignements.
Je vous ai parlé de commandement, je vous ai parlé de capacités. Le troisième axe, c’est adapter le style de notre action.
Cette adaptation est liée à nos capacités. Je vous ai dit que nous ne pouvions pas avoir la prétention d’avoir une supériorité permanente dans tous les milieux. Nous considérons donc que nous devons être capables d’avoir une forme de niveau résilient, une sorte de bruit de fond tactique et opératif pour pouvoir faire face à des actions adverses inopinées. Nous devons être capables de produire ce qu’on appelle des bulles d’hyper-supériorité, c’est-à-dire, dans un temps et un espace donnés, combiner les effets pour infliger des dommages significatifs à nos adversaires de manière temporaire parce que nous savons que nous n’aurons pas les capacités de tenir dans la durée un conflit de haute intensité. Les Ukrainiens tiennent parce que toute l’Europe les aide et qu’ils ont les États-Unis derrière. Nous interviendrons en coalition mais nous devons être capables d’avoir un bruit de fond, un niveau résilient et être capables de créer des bulles d’hyper-supériorité au moment choisi, dans un espace choisi, dans un temps donné avec ou sans nos partenaires pour imposer notre décision aux adversaires.
Le dernier point, essentiel, concerne les ressources humaines. Nous devons adapter notre système de formation. Une armée comme l’armée française ce sont ses hommes et ses femmes, c’est un capital humain qu’il faut faire fructifier, qu’il faut former à l’évolution de la conflictualité, aux innovations et à un style de commandement qui fait un peu notre marque, ce qu’on appelle le commandement par l’intention, c’est-à-dire la capacité à prendre des initiatives au plus bas échelon, dans un cadre donné, pour saisir les opportunités. C’est quelque chose d’essentiel qui passe par la formation humaine. C’est le capital humain qui représente la vraie richesse des armées françaises.
Je terminerai sur un mot : le champ des perceptions et le champ informationnel, déjà évoqués par Élie Tenenbaum. Une sixième fonction stratégique a été créée, c’est la fonction stratégique influence, devenue aujourd’hui un point clé dans tout ce que nous faisons. Dans le cadre de la vie courante, en Afrique, dans l’adaptation de notre dispositif, tout est devenu affaire de perception sous l’effet de l’accélération de l’information et du prisme déformant des réseaux sociaux. En étant un peu caricatural, je dirai que peu importe ce que nous faisons, l’essentiel est la façon dont ce que nous faisons est compris et perçu. Nous pouvons remporter une victoire au niveau tactique, si elle n’est pas comprise, si elle n’est pas vue, c’est comme si nous n’avions pas remporté de victoire. Ce doit être aujourd’hui un vrai sujet de réflexion collective qui dépasse le simple périmètre des armées.
Marie-Françoise Bechtel
Merci beaucoup, Général, de la précision, de la netteté de vos propos qui nous font entrer dans un monde un peu différent. Ce n’est plus si vis pacem, para bellum, parce que de toute façon il y aura la guerre, mais prépare la guerre sous les formes les plus multiples que tu puisses attendre, toi, citoyen d’une nation donnée, prépare-là en ayant toujours comme visée qu’un certain nombre de tes actions seront de très courte vue, de très court champ, et par là devront être de très grande intensité.
Je vais me tourner vers l’ancien délégué général de l’armement, délégation générale qui a connu une longue vie, qui elle aussi remonte aux années 1962, à peu près au moment où le général de Gaulle a constitué la force de dissuasion. La DGA est quand même, il faut le dire aussi, un des fleurons de notre pays. Certains vont jusqu’à dire que c’est un État dans l’État. C’est une structure qui a la main sur nos équipements militaires et surtout leur exportation et le succès de notre matériel militaire à l’étranger.
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[1] L’exercice ORION se déroule en 4 phases distinctes et fédère les énergies de toutes les armées, directions et services. Ils relèvent ensemble le défi de planifier et conduire un exercice inédit, répondant aux enjeux des conflits modernes. Plusieurs milliers de militaires français et étrangers seront engagés entre février et mai 2023 sur cet exercice interarmées, international et interministériel majeur.
Le cahier imprimé du colloque « Quel avenir pour la défense française ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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