La Loi de programmation militaire 2024-2030 : enjeux et perspectives

Intervention d'Élie Tenenbaum, directeur du Centre des Études de Sécurité de l'Institut français des relations internationales (Ifri), lors du colloque "Quel avenir pour la défense française" du lundi 13 mars 2023.

Intervention d’Élie Tenenbaum, directeur du Centre des Études de Sécurité de l’Institut français des relations internationales (Ifri), lors du colloque “Quel avenir pour la défense française” du lundi 13 mars 2023.

Merci beaucoup pour cette invitation et cette introduction, Monsieur le ministre, et cet auditoire de qualité.

Il est loin d’être aisé de s’exprimer sur un texte de la loi de programmation militaire dont nous n’avons pour l’heure que les ouï-dire, l’enveloppe globale, un discours présidentiel qui fixe un certain nombre de lignes, et évidemment une revue nationale stratégique (RNS) qui indique quelques priorités. Mais le détail de la loi elle-même, et surtout du rapport annexé qui devrait révéler la teneur des arbitrages nécessaires, est toujours difficile mais encore inconnu. Je m’aventure donc ici sur un terrain délicat. J’essaierai en tout cas de tracer quelques enjeux qui me semblent essentiels et à garder en tête dans le cadre de ce débat à venir qui aura lieu évidemment au Parlement et, j’espère, dans l’espace public plus largement intéressé par ces questions de défense qui évidemment nous concernent tous.

Je développerai ma réflexion en trois temps :

Tout d’abord le nouveau cadre stratégique – ou le cadre stratégique mis à jour – en essayant de le construire autour de la revue nationale stratégique que vous venez d’évoquer.

Dans un second temps la réponse française, notamment de l’appareil politico-militaire, autour des fonctions dites stratégiques et ce que l’on pourrait en tirer en matière de besoins, en particulier sur le plan capacitaire, pour répondre aux défis.

Et enfin je conclurai sur un troisième temps que j’ai appelé familièrement « faire rentrer l’édredon dans la valise » car entre les objectifs et les besoins toujours nombreux et les moyens et les nécessaires arbitrages budgétaires il y a loin de la coupe aux lèvres. Je rejoindrai assez largement les nuances qui ont été apportées par Jean-Pierre Chevènement au cours de son exposé liminaire.

I- La revue nationale stratégique était censée présenter le nouveau cadre stratégique et offrir le temps de la réflexion préalable à une loi de programmation militaire, selon une succession assez classique depuis 2008, avec les livres blancs, exercices devenus réguliers, puis les lois de programmation (lesquelles n’ont pas été précédées systématiquement d’un livre blanc). Nous étions rentrés dans cet exercice qui avait ses limites, certes, mais avait le mérite d’ouvrir le temps d’un débat. Nous n’avons pas eu ce débat dans le cadre de la revue nationale stratégique décidée par le Président de la République pour « être conduite dans l’intimité des équipes » et avec un rythme particulièrement rapide de rédaction qui pouvait se justifier par une forme de continuité présidentielle, suite à la réélection du Président. Cette RNS a ses mérites mais ne parvient pas véritablement à trancher sur le plan du débat stratégique les arbitrages qui seront nécessaires dans la LPM. C’est donc finalement sur la LPM que sont reportés les choix qui auraient pu être amorcés ou en tout cas justifiés dans le cadre d’une RNS.

Sur le paysage et l’environnement stratégique je distinguerai deux temps : celui des menaces et celui des alliances et des partenariats.

En ce qui concerne les menaces on note clairement une évolution côté français. En 2016, dans un petit ouvrage intitulé Qui est l’ennemi ?[1] Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense, désignait clairement l’ennemi : le terrorisme islamique qui avait frappé le territoire national français et aucun autre. Qui est l’ennemi ? Aujourd’hui on ne pourrait sans doute pas répondre à cette question de manière aussi univoque. En tout cas, sur le plan des menaces, l’ennemi est multiple. La RNS établit une forme de hiérarchie assez claire. La Russie est désignée non pas comme un ennemi mais comme une menace durable, crédible, avec une évolution nette dans la formulation. La revue stratégique de 2017 parlait d’une « affirmation de la puissance russe qui appelait en réponse une fermeté qui devait s’accompagner d’un dialogue, notamment sur les sujets d’intérêt commun pour lesquels Moscou demeure un acteur-clé ».

La RNS de 2022 a des termes plus forts. Elle condamne les ambitions révisionnistes et impérialistes assumées par la Russie à travers une logique de rapport de force et « une stratégie de remise en cause russe de la sécurité européenne ». Même si le terme : « La Russie est une menace » n’est pas formulé tel quel dans la RNS cela y ressemble, avec des qualifications à mon sens logiques non seulement après la guerre d’Ukraine (déclenchée dès 2014 et non en 2022), mais aussi après l’échec de la politique de la main tendue tentée par la France, précédée, on l’oublie souvent, par le « Reset » par lequel Obama essayait en 2009 de remettre les choses à plat dans la relation avec la Russie. À mon sens, la question russe devrait demeurer pour de longues années un enjeu de sécurité pour la France et pour l’Europe, ne serait-ce que du fait d’une surface de contact agrandie et quasi continue entre ce pays et l’Alliance atlantique, de l’Arctique à la Méditerranée. Sans être forcément un nouveau rideau de fer, cette ligne dessine une nouvelle géopolitique, un nouvel arc de crise en Europe, chaque sous-espace ayant ses propres enjeux, tandis qu’au-delà se structure une forme de confrontation globale avec la Russie. On le voit particulièrement dans le cas français en Afrique et au Moyen-Orient, que ce soit sur le champ de l’influence mais aussi d’acteurs paramilitaires de soutien à des acteurs tiers, etc.

La Chine est également évoquée dans le document. Avec des termes plus nuancés, sans doute, mais on note quand même un durcissement qui, là aussi, suit une réalité. Quand la Revue stratégique de 2017 parlait d’une affirmation de l’ambition chinoise, la RNS évoque clairement en 2022 une ambition chinoise de supplanter l’Occident, avec un discours de « l’Ouest contre le reste », et aussi une convergence sino-russe : on parle beaucoup ces derniers temps d’un éventuel soutien chinois à la Russie en termes de livraison d’armement létal. En vérité, le soutien chinois à la Russie est déjà acté, à maints égards, sur le plan économique, sur le plan énergétique, et même dans la chaîne de valeur liée à l’armement. L’hypothèse d’une forme de bloc sino-russe qui suscite beaucoup de débats entre experts n’est pas une hypothèse à écarter. Sur le plan géopolitique les zones de confrontation avec la Chine sont nombreuses. 

Enfin des puissances régionales. L’Iran, la Corée du Nord, dans le cadre des problématiques de prolifération nucléaire comme balistique. La Turquie n’est jamais nommée dans la RNS mais elle est aujourd’hui très clairement envisagée dans certains travaux comme une menace dans le champ du spectre des possibles. D’autres pays, dans des champs plus sensibles, sont des menaces. Mais il est difficile d’en parler à titre officiel.

Le terrorisme ne doit pas être oublié, avec une recomposition forte des capacités de projection internationale qui aujourd’hui sont réduites dans le territoire français, même s’il reste une situation de sécurité intérieure réelle et préoccupante à bien des égards. On observe en revanche un progrès de la mouvance djihadiste localement, en Afrique notamment, et un terrorisme non djihadiste sunnite, que ce soient les groupes soutenus par des États – comme l’Iran – ou des mouvances d’ultra-droite ou d’ultra-gauche qui sont à prendre en compte et relèvent bien des enjeux futurs pour la question terroriste.

Enfin des défis structurels méritent d’être engagés même si leur lien avec la défense doit toujours être pensé, articulé : changement climatique, migrations, pandémies, compétition économique et technologique, tous ces sujets auront d’une manière ou d’une autre un impact sur les problématiques de défense et sans doute, à tout le moins, de sécurité nationale.

Face à ce paysage de menaces, la RNS dresse aussi le panorama des alliances et des partenariats.

L’OTAN semble aujourd’hui revigoré par le contexte de la guerre en Ukraine. La France, de manière intéressante, fixe comme objectif, dans la RNS, d’« être un allié exemplaire dans l’Alliance », sous-entendant que ce n’était pas forcément une réalité jusqu’à présent. Comment mettre en œuvre cet objectif ? Comme Jean-Pierre Chevènement l’a évoqué, la problématique de l’influence au sein de l’Alliance est évidemment un enjeu de l’articulation avec les plans qui existent, y compris les plans d’engagement.

L’ambition de voir l’Union européenne, devenir un acteur stratégique autonome, semble réduite par rapport au texte de 2022. Le terme d’autonomie stratégique n’est pas abandonné mais moins mis en avant que par le passé, y compris au profit de termes comme « souveraineté européenne » qui recouvre un sens plus large, notamment sur le plan économique et technologique, et peut-être plus accepté par nos partenaires européens.

Aujourd’hui, ce balancier entre l’Union européenne et l’OTAN qui existe dans l’esprit de la France d’une manière différente que dans l’esprit de nos partenaires et alliés est à mon avis à prendre en compte.

Enfin, les partenariats stratégiques globaux. Il faut signaler, au cours de ces dernières années, l’usage abusif du terme « partenariat stratégique », au point d’en diluer parfois le sens. On oublie qu’en 2004, lors d’un déplacement présidentiel, le président Chirac avait annoncé un partenariat stratégique avec la Chine : la lecture de ce texte peut sembler aujourd’hui déconnecté des réalités contemporaines et exagérément optimistes sur la nature de la relation. En Afrique du Nord et au Moyen-Orient, la recomposition permanente des partenariats d’opportunité – des accords d’Abraham[2] à, récemment, un rapprochement entre l’Arabie saoudite et l’Iran sous influence chinoise – accentue la difficulté à forger une doctrine française de sécurité et de stratégie sur ces questions. Nous avons quelques partenariats-clés qui émergent, par exemple avec les Émirats arabes unis, un accord de défense extrêmement contraignant, y compris sur les clauses d’assistance qui existent. De même, concernant l’Afrique, on a entendu le discours du Président sur la réduction de la dimension militaire de la relation française à l’Afrique et en même temps une visibilité qui reste compliquée après la fin de l’opération Barkhane.

II- Dans ce contexte partenariat-menace, comment la France entend-elle tirer son épingle du jeu ?

La dissuasion, cela a été dit, demeure le socle de la stratégie de défense française. C’est très clair dans les éléments de langage présidentiels et ministériels. En ces temps d’incertitude le réflexe est de se raccrocher à ses certitudes et à cet héritage nucléaire français qui place la France à un certain rang international et garantit a minima la protection de ses intérêts vitaux. La doctrine historique de stricte suffisance implique de maintenir le niveau technologique pour s’assurer que ce format de stricte suffisance quantitative puisse continuer à menacer n’importe quel adversaire à l’avenir, y compris face à des défenses anti-missiles balistiques, par exemple, qui pourraient proliférer, d’où les travaux sur l’hypersonique, et en termes de couverture géographique, d’où les enjeux de la modernisation du M51.

Face à cela, concernant la dissuasion, il y a quand même quelques éléments à garder en tête :

Le contexte proliférant, horizontal, avec la problématique nord-coréenne et surtout iranienne qui pourraient changer le paysage des acteurs.

La prolifération verticale, avec l’évolution de l’arsenal nucléaire chinois, notamment, en augmentation considérable, qui pourrait changer un peu la donne, y compris du calibrage nécessaire du format de la dissuasion.

Enfin le Président de la République a répété à plusieurs reprises depuis son discours de 2020 qu’il existait une dimension européenne de la dissuasion nucléaire française dans la définition française souveraine et nationale des intérêts vitaux. Mais on note beaucoup d’interrogations du côté de nos alliés et partenaires européens sur ce que recouvre effectivement cette offre et parfois une incompréhension sur son périmètre, y compris du fait d’éléments de communication approximatifs.

Voici pour la fonction stratégique dissuasion.

Il y a historiquement quatre autres fonctions stratégiques (cinq depuis la dernière revue nationale) au premier rang desquelles la fonction de protection-résilience, avec une dimension à la fois classique et renouvelée, d’abord de la protection des approches : frontières terrestres, et approches aériennes et maritimes. Un défi maritime considérable, dans ce champ, de la protection de la zone économique exclusive (ZEE), avec de plus en plus d’acteurs capables de remettre en cause cette protection de la ZEE française, première ou deuxième au monde en fonction des calculs. Un défi aérien, y compris dans le champ de la défense anti-aérienne et anti-missiles qui pose occasionnellement des problèmes dans l’articulation avec la fonction dissuasion. C’est en tout cas ce qu’illustre le débat avec les Allemands sur leur initiative de bouclier aérien qui s’oppose à notre approche de protection par la dissuasion.

Enfin, il faut prendre en compte les dimensions nouvelles de la protection, dans les champs cyber et spatial, qui impliquent forcément de nouveaux moyens et de nouvelles capacités.

De fait, on observe un élargissement de la notion de protection à la résilience. Celle-ci est la conséquence de trois crises successives : la crise terroriste des années 2015-2017, la pandémie de covid 2019-2020-2021 et la crise ukrainienne avec ses répercussions, notamment sur le champ énergétique. Chacune à leur manière ces crises ont posé la problématique de la résilience de la société française et montré les limites d’une approche qui serait strictement limitée au monde de la défense. La problématique interministérielle interagences peine aujourd’hui à se structurer par les difficultés d’un organe de conduite à cette échelle. Sur une dimension importante dans cette réponse, la réserve et le service national universel, il reste aujourd’hui des points d’interrogation sur la manière dont elle s’articulera avec l’appareil militaire et la loi de programmation.

La fonction stratégique de connaissance, anticipation et désormais compréhension, introduite dans le Livre blanc de 2008 et systématiquement renforcée depuis, dans les précédentes lois de programmation. Souvent on limite, à tort, la connaissance-anticipation au renseignement.

En la matière des questions méritent évidemment d’être posées, la place de la direction du renseignement militaire mérite d’être interrogée : ne doit-elle être qu’un organe d’appui aux opérations, à un moment où les opérations militaires elles-mêmes sont en contraction ? Ou doit-elle émerger comme un service de renseignement militaire de temps de paix, et de temps de crise, qui puisse se porter, y compris avec l’analyse, sur des théâtres où les forces françaises ne sont pas nécessairement engagées ? Ce point interroge, en dehors même des outils de collecte du renseignement, avec les champs spatial et cyber qui sont nécessaires.

La dimension non-renseignement de la fonction compréhension me semble intéressante aussi, y compris dans le champ universitaire, dans le champ des études – que nous occupons en partie à l’IFRI avec les travaux de prospective de stratégie – mais aussi dans le monde universitaire, avec la veille scientifique et technologique.   

C’est la fonction stratégique intervention qui dimensionne, à la fin des fins, le format des armées. C’est souvent autour des contrats opérationnels que l’on structure un format d’armée. Or aujourd’hui le choix politique n’est plus de s’engager dans de grandes opérations extérieures de stabilisation, de contre-insurrection, de contre-terrorisme, comme l’opération Barkhane. Ce que le Président de la République appelle « le pivot vers la haute intensité » pose la question des contrats opérationnels, comme l’a rappelé Jean-Pierre Chevènement. On est passé d’une hypothèse d’engagement majeur, dans les années 1990 et au début des années 2000, fixée à 50 000 hommes soit un corps d’armée, à 30 000 hommes en 2008 et 15 000 hommes depuis le livre blanc de 2013. L’ambition opérationnelle, les objectifs fixés par la LPM 2019-2025 (140 chars Leclerc, 45 avions de combat, 8 frégates multi-missions), méritent réflexion dans l’hypothèse d’un conflit de haute intensité, si on les compare aux 300 000 hommes qui se font face, peu ou prou, en Ukraine. Pourquoi 15 000 hommes ? La France peut-elle encore espérer compter dans ce format-là ? évidemment comparaison n’est pas raison et la France n’a pas vocation à lutter seule contre la Russie en Ukraine aujourd’hui. Mais ces ordres de grandeur doivent quand même nous informer, nous interroger sur le niveau à fixer et le sens à donner à ce « pivot vers la haute intensité ».

Sur le plan qualitatif, mais aussi forcément quantitatif, certaines capacités sont manquantes ou manquent d’épaisseur.  

La France a conservé pendant de longues années un modèle « complet » qui faisait qu’on avait un peu de tout mais en petite quantité. Mais concernant certaines capacités les quantités ont été réduites à un niveau tel que l’on peut considérer que la capacité est désormais manquante.

Dans le domaine terrestre l’épaisseur fait crucialement défaut dans tout ce qui relève des éléments organiques de corps d’armée : l’artillerie longue portée, roquettes notamment, 13 lance-roquettes unitaires (LRU) en nominal mais sans doute moitié moins aujourd’hui entre les cessions à l’Ukraine et la disponibilité technique opérationnelle. Nous ne sommes clairement pas crédibles sur ce segment. Les drones tactiques et les munitions rôdeuses rattachées opérationnellement au domaine terrestre manquent. Enfin la défense surface-air d’accompagnement, y compris dans le champ canon est un élément clair.

Dans le domaine aérien, les drones MALE (Medium Altitude, Long Endurance) sont un sujet récurrent depuis de trop nombreuses années. La capacité d’action face à des défenses aériennes ennemies (neutralisation de défense aérienne ennemie) sans rentrer dans les détails de guerre électronique offensive, enfin le transport stratégique … sont des capacités qui font aujourd’hui défaut à notre crédibilité en haute intensité.

Dans le champ naval, la capacité de frappe et de combat de surface est chantier à réinvestir comme le rappelle souvent le chef d’état-major de la Marine. Comparées aux équivalents de certains compétiteurs stratégiques mais aussi de certains partenaires, les frégates françaises sont significativement sous-armées. La marine italienne a annoncé le lancement d’un projet de destroyer avec 96 cellules de lancements verticaux. Nous en sommes bien loin aujourd’hui en France.

Je ne rentrerai pas dans le détail des domaines du spatial et du cyber.

Ce manque d’épaisseur se traduit également sur le plan des munitions avec plus généralement une dynamique qui était celle de la loi d’Augustine (sous-secrétaire d’État pour l’US Army) : « Si les méthodes du Pentagone et l’évolution des coûts ne changent pas, le budget du Pentagone autour de 2050 servira à acheter un seul avion tactique. Celui-ci sera confié trois jours par semaine à l’US Air Force, trois jours à la Navy et le septième au Marine Corps. » (Norman R. Augustine, 1978). Les budgets militaires progressent d’autant moins vite par rapport à l’inflation du matériel militaire qu’il y a une forme de quête de performance face à une loi d’utilité militaire marginale décroissante qui se montre bien sur les munitions. Par exemple, les missiles de moyenne portée dans le champ terrestre ont des performances remarquables mais pour une performance militaire supérieure de 20 % ou 30 % par rapport à la génération précédente, le prix a augmenté d’un facteur 10.

Il y a un moment où il faut se poser des questions sur ces arbitrages.

La fonction prévention et la fonction influence sont mal connues et sans doute mal comprises.

La fonction de prévention, entrée dès 1994, est restée le parent pauvre, souvent confiée aux forces prépositionnées qui elles-mêmes vont sans doute être encore réduites, au moins dans leur dimension africaine, et qui aujourd’hui peinent alors même que ce sont des champs de compétition importante.

La dimension influence, que l’on perçoit à travers l’arme informationnelle, y compris dans le cyberespace, cherche aujourd’hui les capacités sonnantes et trébuchantes à mettre en place.

III- Je conclus sur la problématique de « l’édredon dans la valise ».

Une fois que l’on a fixé la liste considérable de besoins, l’enveloppe de plus de 413 milliards, soit plus de 100 milliards supplémentaires par rapport à la période précédente semble insuffisante à produire des résultats spectaculaires. D’autant plus qu’une inflation de 5 % par an consommerait jusqu’à peut-être 30 % de cette rallonge, ce qui fait que globalement nous n’aurons pas beaucoup plus de capacités réelles à la fin. C’est d’ailleurs une logique qui a été assumée, y compris par le ministre des armées et le CEMA qui font le choix de privilégier « la cohérence sur la masse », ce qui consiste à prolonger la logique de réparation déjà présente dans la loi 2019-2025 en recapitalisant les armées pour éviter des forces creuses plutôt qu’en ajoutant de capacités supplémentaires.

Les 100 milliards vont aller en bonne partie à la préparation opérationnelle, à la maintenance, aux munitions, aux ressources humaines (RH), non pas dans une logique d’augmentation des RH mais plutôt de fidélisation, de meilleure gestion de ces ressources humaines et de capacités pas forcément visibles dans le champ de l’influence, du cyber ou du spatial. Si on compare le nombre de chars, de bateaux, d’avions fixé par la loi 2019-2025 et l’ambition 2030 telle qu’elle sera actualisée par la prochaine loi de programmation militaire il y a fort à parier qu’il y aura peu de différences en termes de cibles. Il sera compliqué d’expliquer aux Français qu’en mettant 100 milliards de plus sur la table ils n’auront pas plus de chars, pas beaucoup plus de missiles, pas plus de bateaux ni d’avions. En effet, une bonne partie de cette surcharge ira dans la préparation des personnels, dans l’entraînement, dans l’énergie, dans les munitions, le soutien à l’équipement, dans la maintenance – davantage de pièces détachées, de mécaniciens disponibles – et évidemment dans les ressources humaines dès lors l’on cherche à fidéliser grâce une politique de rémunération attractive, y compris dans des champs très compétitifs comme le cyber. Tout cela va coûter plus cher. L’évolution capacitaire ne sera donc sans doute pas aussi impressionnante qu’on pourrait l’espérer au moment même où l’Europe est entrée dans un monde où chaque pays compte les chars, les avions disponibles, les niveaux d’ambition opérationnelle. Tel est le nouveau monde post-guerre en Ukraine par rapport à celui, ancien, où l’on pouvait regarder la croissance du PIB ou des indicateurs un peu plus génériques.

Un travail et de pédagogie et sans doute de réflexion sur ces choix va être nécessaire.

Enfin, la question lancinante des formats d’armées n’aura pas été tranchée. Nous savons que nous arrivons aujourd’hui à la fin du modèle expéditionnaire de forces armées qui pouvait projeter 5 000 hommes pendant des années à des milliers de kilomètres. Nous savons aussi que le Président de la République n’a pas souhaité adopter un tournant continental, avec un format lourd du type de celui que nous avions pendant la guerre froide ou de celui qui semble être embrassé par l’Allemagne ou la Pologne. Les choix qui apparaissent ne semblent pas aller dans la direction d’un corps d’armée centre-Europe. D’où le choix difficile de la polyvalence. Nous voulons malgré tout conserver un modèle « complet », même si le terme lui-même n’est plus aussi présent que par le passé, avec l’écueil de la force échantillonnaire que l’on a bien évoquée et dont je ne suis pas certain que la loi de programmation qui se prépare nous permette de sortir.

Mais il ne s’agit pas de jeter la pierre, les choix sont difficiles.

Merci pour votre attention.

Marie-Françoise Bechtel

Vous avez mis l’accent sur le caractère extrêmement vaste – et peut-être pas toujours très priorisé dans la revue nationale stratégique – des besoins. Il y a beaucoup de pistes, beaucoup de problèmes, peut-être pas encore beaucoup de priorisation.

Vous avez parlé de la résilience du modèle « complet » français. Nous faisons tout mais de tout un peu. Ne risquons-nous pas, même en mettant 100 milliards sur la table, de saupoudrer ? C’est un peu ce que j’ai ressenti, à un stade où l’ensemble des arbitrages sur la loi de programmation militaire ne sont pas encore rendus. Des priorités plus claires pourront peut-être s’afficher dans le futur.

Nous allons maintenant donner la parole au général Ianni pour lui demander comment il voit l’ensemble des défis qui se posent à la France dans le domaine de la défense nationale.

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[1] Jean-Yves Le Drian, Qui est l’ennemi ?, Paris, Éditions du Cerf, 2016.

[2] Le 15 septembre 2020, à la Maison Blanche, le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou signe d’une part un « traité de paix » avec les Émirats arabes unis et d’autre part une « déclaration de paix » avec le Bahreïn, nommée « Accords d’Abraham ». Ces normalisations constituent une rupture géopolitique en brisant le consensus entre les pays arabes pour ne pas engager de relations avec Israël, considéré comme un pays ennemi.

Le cahier imprimé du colloque “Quel avenir pour la défense française ?” est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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