Introduction par Marie-Françoise Bechtel, présidente de la Fondation Res Publica, lors du colloque « La République et ses régions » du mardi 6 décembre 2022.
Monsieur le Président fondateur,
Mesdames, Messieurs,
Chers amis,
Nous sommes comme toujours heureux de vous retrouver.
L’intitulé du colloque de ce soir, « La République et ses régions », ne doit pas être pris au pied de la lettre mais, si j’ose dire, d’une façon plus « littéraire ».
Après quarante ou cinquante ans d’une décentralisation dont les fondements semblaient acquis, nous nous demanderons si les formes nouvelles prises par cette décentralisation depuis quelques années ne constituent pas une forme de rupture qui interrogerait réellement l’exigence républicaine sans voir celle-ci d’une manière fermée – en mettant en cause un certain nombre de principes liés à l’État national et au principe d’égalité, cardinal dans notre pays.
Où en sommes-nous aujourd’hui ? Où allons-nous ? Avec quels risques ? Le cas échéant, en contrepoint, quelles perspectives raisonnables pourraient apparaître, soit dans l’analyse du droit existant, des projets existants, soit par correction des projets existants, par une sorte de retour à la raison ? Nous pouvons ainsi noter que le projet de loi « 4D » [1] sur lequel s’est exprimé dès l’origine Benjamin Morel – qui nous en reparlera ne semble pas en pleine dynamique. De même j’ai cru lire récemment qu’il y aurait peut-être un retour au conseiller territorial [2] qui était à mon avis une idée intéressante.
Illusion ou pas, comment mesurer aujourd’hui l’impact de la force respective du mouvement régionaliste d’une part et des revendications propres aux élus locaux en tant que tels ? Peut-on, en la matière, séparer le bon grain de l’ivraie, par exemple avec un retour vers des structures plus raisonnables que celles qui se profilent, se dessinent et parfois même s’implantent – je pense à la collectivité d’Alsace – dans notre espace politique et juridique ?
Le mouvement de décentralisation se précipite dans notre pays par phases. Depuis quelques années, après un apaisement du mouvement, on observe un retour avec des projets fondés sur la différenciation territoriale largement en rupture avec ce qui fut ici notre idée d’unité nationale.
Voilà ce sur quoi que nous voudrions faire porter notre investigation ce soir.
Nous parlerons donc des dangers de réformes actées ou en cours. Nous essaierons d’en faire un bilan prospectif. Benjamin Morel en particulier aura cette lourde tâche.
Nous nous pencherons aussi sur le rôle et la portée de la vieille revendication régionaliste qui, fait nouveau, semble aujourd’hui se profiler avec une certaine force derrière les dispositifs inventés : je pense en particulier aux collectivités territoriales nouvelles et aux projets dits « 3D » ou « 4D ».
Nous avions traité des dégâts de la métropolisation et de l’évolution des intercommunalités lors d’un colloque que nous avions consacré en 2018 [3] aux réformes territoriales du quinquennat qui venait alors de s’achever. Nous avions entendu notamment le préfet Duport, ancien préfet de région, ancien DATAR, ami de notre fondation, qui avait tenté de mesurer les dégâts territoriaux de ces réformes [4]. C’est une préfète de région dotée d’une forte expérience qui nous dira ce soir les réflexions qu’elle en tire et nous parlera des projets de différenciation territoriale du point de vue des services publics, c’est-à-dire du point de vue de l’égalité entre citoyens qui est au cœur de notre héritage républicain.
Pour mesurer notre approche ou la confronter à une rationalité que nous n’avons peut-être pas perçue, mais aussi tout simplement pour avoir son point de vue, nous entendrons Alain Richard dont tout le monde sait qu’il est ancien ministre et aujourd’hui sénateur. Nous lui demanderons ce qu’il pense du déploiement de ces instruments nouveaux, de leur dangerosité éventuelle, et plus largement de la façon dont il voit la décentralisation comme mode de réforme adapté à notre pays.
Pour conclure, je redonnerai la parole à Benjamin Morel, président de notre conseil scientifique, qui est largement à l’origine de ce colloque et publie beaucoup sur ces questions.
* * *
Quelques mots d’introduction sur la thématique d’ensemble.
Décentralisation et République ne sont pas des termes qui s’opposent. On peut même penser que pour achever la République il est nécessaire qu’un juste contrepoids des pouvoirs s’exerce sur l’ensemble du territoire national. C’est bien la IIIe République d’ailleurs, à peine restaurée, qui a pris soin, par les lois de 1871 et de 1884, de donner la possibilité aux départements et aux communes de se gouverner selon le principe qui devait faire florès beaucoup plus tard de la libre administration, avec les compétences que la loi leur attribuait [5].
Disons-le autrement : la République ne s’oppose pas, bien au contraire, à la démocratie. Elle a simplement de celle-ci une vision qui place l’intérêt général au-dessus du reste. C’est bien pour cela que dans le modèle territorial français existe un préfet dont le pouvoir a varié mais qui, jusqu’ici, est resté, comme représentant de l’État, celui qui a en charge de dépasser les querelles locales, pour ne pas parler des intérêts locaux. L’histoire a montré qu’il a su le faire plus par la négociation que par l’imposition d’une véritable férule étatique, du moins pour tous ceux qui ont vu réellement ce qu’il en était.
C’est d’ailleurs autour d’aspirations à la démocratie qu’ont été construites les lois de décentralisation qui, il y a exactement quarante ans, ont marqué l’arrivée de la gauche au pouvoir, moment historique fort dans notre pays. Il s’agissait plus alors de prolonger le premier élan donné par la IIIe République que de rompre dans le fracas avec le modèle national d’un État central. La question était moins de s’interroger sur le pouvoir à donner aux communes et aux départements et sur le rôle de la région (dont je n’oublie pas la transformation d’établissement public en collectivité territoriale, funeste à mes yeux, mais c’est un autre sujet) que sur la manière d’articuler ces compétences avec celles de l’État. L’exemple des écoles, collèges et lycées, bien connu de Jean-Pierre Chevènement, en est l’exemple même.
Ces transferts étaient certes perfectibles mais en gros il n’y a plus eu de vrai mouvement décentralisateur – ce qui prouve que les choses étaient à peu près arrivées au bon étiage – jusqu’au début des années 2000, lorsque la réforme Raffarin [6] s’est donné l’ambition d’ajouter aux transferts de compétence d’une façon, il faut bien le dire, marquée par un certain clair-obscur. Je me souviens que les préfets se battaient les flancs pour faire rédiger aux stagiaires de l’ENA (que je dirigeais à l’époque) des notes sur ce que les élus pouvaient bien désirer comme transferts de compétence. Lesquels élus se demandaient ce qu’ils allaient pouvoir proposer ! On était vraiment dans le grand flou. Oublions donc cette réforme par charité.
Viennent les années 2010, avec la réforme Sarkozy qui veut forcer notamment le mouvement sur les intercommunalités. Les intercommunalités avaient été créées par Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Intérieur, sur la base d’un modèle incitatif par la fiscalité qui avait extrêmement bien marché puisque la première année un nombre de communes beaucoup plus important que prévu avaient demandé à rentrer dans le modèle. Nicolas Sarkozy décide que les intercommunalités doivent être obligatoires pour l’ensemble des communes, sans toutefois fixer de seuil. Cette décision annonce une suite beaucoup plus funeste qui interviendra sous le quinquennat Hollande, je veux parler de la troisième vague qui de 2012 à 2015 crée un véritable détournement des buts sains et normaux d’une décentralisation démocratique, ce que je n’ai pas manqué de dire – vainement à la tribune de l’Assemblée nationale à l’époque. Ce n’est pas le sujet du jour puisque nous l’avions déjà traité dans notre colloque de février 2018 mais le point à souligner est que le gouvernement a alors changé de vision quant aux objectifs de la décentralisation : il n’est plus question de rapprocher le citoyen de l’exercice du pouvoir local mais de faire des économies en resserrant le nombre des régions, de donner un élan particulier à certains territoires en favorisant la création de métropoles et de généraliser les intercommunalités.
Je voudrais souligner un ou deux points majeurs de ces réformes qui ont donné lieu quand même à quatre lois en comptant la loi portant sur Paris.
D’abord la réforme des intercommunalités et la création des métropoles par la loi MAPTAM (loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles) de 2014 a créé un véritable corsetage des pouvoirs des élus, notamment ceux des petites communes, obligés martialement à entrer dans les intercommunalités à partir de 15 000 habitants et à fusionner en éloignant davantage le citoyen du service public, RGPP oblige, car nous étions sous la férule de la révision générale des politiques publiques qui jouait certainement son rôle dans l’affaire.
Quant à la réforme régionale de 2015, réalisée en deux lois, elle se fondait sur l’idée de réduire le si décrié « mille-feuilles territorial » et de faire des économies. Le moins qu’on puisse dire est que ces deux buts n’ont pas été atteints. Le professeur Gérard-François Dumont l’avait bien montré lors de notre colloque de 2018 sur la désertification et la réanimation des territoires [7]. Les régions sont dotées de compétences à peu près claires mais elles sont beaucoup plus éloignées qu’auparavant des citoyens puisqu’elles ont été drastiquement réduites en nombre et ont un périmètre considérable pour la plupart d’entre elles. Les autres collectivités, communes, communes nouvelles, intercommunalités, métropoles de plusieurs types et départements tendent à se phagocyter, rendant le paysage illisible, en tout cas pour le citoyen, quand ce n’est pas pour l’élu lui-même, notamment le petit élu local. Au total, toutes ces formules n’ont donné aucun élan économique tout en appauvrissant les services publics, qu’ils soient déconcentrés (les services publics de l’État sont réduits notamment à raison du resserrement des régions) ou qu’ils soient décentralisés : les services publics des communes et tout particulièrement des petites communes sont aspirés de manière centripète par un système d’intercommunalités qui me semble quand même très autoritaire.
C’est donc dans ce paysage marqué non plus par la décentralisation voulue dans les années 1980 mais par l’éloignement du citoyen et de l’élu notamment du petit élu que sont intervenues les réformes suivantes. Les réformes récentes me semblent en rupture avec les vagues précédentes, en ce sens que l’idée de la spécificité des collectivités territoriales l’emporte au point de créer un déséquilibre qui, cette fois, risque de devenir définitif.
C’est sur cette question que je vais donner la parole à Benjamin Morel qui alerte depuis longtemps sur les formes nouvelles de la décentralisation : 3D, 4D, collectivités nouvelles, etc. Maître de conférences à l’Université Paris II, auteur de Le Sénat et sa légitimité (Dalloz, 2018), il préside le Conseil scientifique de notre Fondation.
Il y a longtemps qu’ici et ailleurs il tire la sonnette d’alarme sur ces questions. Je ne saurais trop vous recommander son article de fond sur ces questions publié dans la Revue française de droit constitutionnel [8].
Pour tous ces motifs, je vais lui passer la parole en lui demandant de nous dire comment il voit aujourd’hui les réformes qui se dessinent, voire qui sont déjà plus ou moins actées.
—–
[1] Projet de loi « relatif à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale », dit « 4D ».
[2] Le conseiller territorial est un projet de 2011 qui se donnait pour but d’alléger les structures territoriales et leur mode de fonctionnement en créant un élu commun aux départements et à la région, le conseiller territorial. Celui-ci siégeant à la fois au sein du conseil général et du conseil régional, devait permettre une meilleure coordination des compétences tout en évitant une concurrence sur certaines questions. Mais le projet ne devait prospérer, en partie à cause du système de désignation très compliqué qu’il prévoyait.
[3] « Désertification et réanimation des territoires », colloque organisé par la Fondation Res Publica le 27 février 2018.
[4] « L’aménagement du territoire, une passion française », intervention de Jean-Pierre Duport, Délégué à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR) de 1989 à 1993, ancien préfet de Paris et ancien préfet de la région Île-de-France, lors du colloque « Désertification et réanimation des territoires », organisé par la Fondation Res Publica le 27 février 2018.
[5] Même si le débat a de longue date fait rage entre juristes sur le point de savoir si les communes disposaient ou non de la compétence générale, nous ne nous attarderons pas ici sur cette question.
[6] Loi constitutionnelle du 28 mars 2003 relative à l’organisation décentralisée de la République française.
[7] « Le bouleversement territorial en France : bilan et perspectives », intervention de Gérard-François Dumont, professeur à l’université Paris-Sorbonne, président de la revue Population & Avenir, auteur de Les territoires français : diagnostic et gouvernance (Armand Colin, 2018), lors du colloque « Désertification et réanimation des territoires » organisé par la Fondation Res Publica le 27 février 2018.
[8] Benjamin Morel, « Décentralisation asymétrique et stabilité des États », Revue française de droit constitutionnel 2022/4 (N° 132), avril 2022, p.837-860.
Le cahier imprimé de la table ronde « La République et ses régions » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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