Archéologie de la décentralisation asymétrique

Intervention de Benoit Vaillot, historien, chercheur postdoctoral Labex SMS à l’Université Toulouse Jean Jaurès, lors du colloque « La République et ses régions » du mardi 6 décembre 2022.

Merci beaucoup à la Fondation Res Publica de m’avoir convié à cette soirée.

Merci beaucoup aussi à Benjamin Morel qui est à l’origine de cet événement dans tout son versant scientifique.

Je vais m’efforcer de faire l’archéologie de cette décentralisation asymétrique que nous vivons aujourd’hui à travers une réflexion historique sur le régionalisme. Tout d’abord, Les mots « décentralisation » et « régionalisme » ne s’imposent dans les débats et les écrits politiques qu’à la fin du XIXe siècle, mais ils n’ont pas alors le sens que nous leur connaissons aujourd’hui.

Je vous propose un panorama historique du régionalisme en France, à grands traits, de la Belle Époque (fin du XIXe siècle) jusqu’à la période décrite par Benjamin Morel, afin de comprendre dans ce contexte historique d’où vient le régionalisme qui aspire à une décentralisation de plus en plus asymétrique.

Le régionalisme est une invention de la Belle Époque. En France c’est à la fin du Second Empire et surtout pendant la IIIe République, jusqu’en 1914, qu’est née la notion de « régionalisme ».

Le régionalisme est d’abord une volonté de décentralisation intellectuelle de la France. L’aspect politique est au début assez ténu. On observe plutôt une volonté de reprendre en main l’aspect culturel dans les provinces. C’est pourquoi, dans une réflexion que je qualifierai de culturelle, les régionalistes de l’époque appellent à un réveil des provinces face à un Paris centralisateur qui effacerait la vie intellectuelle locale. La centralisation de la vie sociale et culturelle française, manifeste sous le Second Empire, est d’autant plus mal vécue que cet empire est et apparaît comme autoritaire, même s’il se libéralise peu à peu. Le « méchant préfet » de cette époque est le lieutenant de l’empereur, il n’est pas le préfet de la IIIe République.

D’ailleurs les républicains, sous le Second Empire, prônent une petite décentralisation de bon aloi visant à limiter les pouvoirs du préfet, renforcer les pouvoirs du maire en le rendant éligible par l’ensemble des citoyens dans toutes les communes et à renforcer l’échelon départemental. Cela aboutira aux lois de 1871 et 1884 quand la IIIe République sera advenue.

Les régionalistes critiquent donc le centralisme intellectuel et visent à redécouvrir – voire à découvrir – les parlers régionaux, les traditions rurales, les chansons populaires, le folklore, etc. L’exemple le plus connu et le plus important est le Félibrige, association centrée sur la reconnaissance des parlers provençaux puis sur les parlers occitans qui devient ensuite un régionalisme d’envergure nationale. C’est un des paradoxes de cette époque. Dans le mouvement Félibrige on trouve de grands écrivains comme Frédéric Mistral qui, avec Mireille, roman en occitan publié en 1869, sera nobélisé. Ceci dit l’importance de ce mouvement régionaliste dans la France de la Belle Époque.

Mais je précise tout de suite qu’il s’agit d’un mouvement intellectuel, que je vais jusqu’à qualifier d’élitiste, qui n’a pas d’assise populaire. Des écrivains régionaux codifient – voire inventent – des langues régionales. Le Provençal est une invention de la fin du XIXe siècle car si entre le pays niçois et l’ouest de Marseille il y avait un continuum linguistique on ne se comprenait pas parfaitement. C’est aussi vrai entre le nord et le sud de l’Alsace où il y a une continuité du dialecte mais avec des différences. En Alsace l’allemand est la langue de communication entre les membres de l’élite.

Les mouvements les plus aboutis réussissent même à produire des dictionnaires et une poésie régionale. Le mouvement breton est, par exemple, assez précoce. Il redécouvre le breton avec la codification de textes médiévaux qui sont complètement réécrits, comme le Barzaz Breiz dans la première moitié du XIXe siècle.

Dans ces mouvements (le mouvement breton, le Félibrige) on retrouve l’élite artistique et littéraire française. Le nombre d’adhérents de ces structures qui peinent à dépasser la centaine (sur un pays qui compte 40 millions d’habitants) amène à relativiser le poids de ces mouvements. Ils réclament principalement un enseignement différencié selon les régions pour animer une vie culturelle propre à chaque région. Qu’est-ce qu’une région ? Sur cette question essentielle ils ne sont pas d’accord et il y a autant de réponses qu’il y a de mouvements.

Cette élite à la fois littéraire et novatrice rassemble aussi une élite foncière, ancienne, qui se rapproche de façon croissante des régionalistes. La jeunesse, qui est ambitieuse (mais pas assez pour aller à Paris), va essayer localement de prendre le pouvoir intellectuel.

Le cas de la Corse est des plus intéressants. Au XIXe siècle la Corse est une île pauvre où l’on vit principalement du pastoralisme. Le principal moyen d’ascension sociale en Corse est le concours dans la fonction publique, d’où la présence de très nombreux Corses dans les douanes, la gendarmerie, la police et dans les colonies à cette époque. Il est toujours amusant à rappeler à ceux qui se disent colonisés que la France n’aurait pas pu construire son empire colonial sans la présence des Corses fidèles à la France.

Soulignons qu’à cette époque le régionalisme n’est pas un danger pour la République parce que, dans le même temps et avec la même ardeur, on professe un patriotisme français. Il n’y a pas alors d’opposition entre régionalisme et nationalisme, entre régionalisme et patriotisme. En effet, la grande patrie française, la nation, s’est construite sur les « petites patries » : les villes, les terroirs, les territoires, les régions. Le meilleur exemple est Barrès, champion du nationalisme, qui défend la région Lorraine, se dit régionaliste et dénonce le centralisme parisien. Barrès aurait sans doute rêvé d’être duc de Lorraine, sans rien enlever à son nationalisme.

Il faut comprendre que le régionalisme s’inscrit dans une France bouleversée par la modernisation sociale et économique induite par l’industrialisation mais aussi par les soubresauts politiques du XIXe siècle. Le régionalisme intervient dans une France où la Révolution est rentrée à la maison avec la IIIe République, c’est-à-dire qu’on peut passer à d’autres échelles politiques étant donné qu’on a « réglé » la question du régime politique avec l’instauration définitive de la République à la toute fin du XIXe siècle.

On observe quand même les premières approches politiques chez les régionalistes. Plusieurs groupements, comme la Ligue nationale de la décentralisation ou la Fédération régionaliste française, ont une vocation politique régionaliste d’envergure nationale. Ces structures ne regroupent pas plus de cinquante personnes mais on trouve déjà une alliance entre les mouvements bretons et les mouvements occitans. Les premiers rapprochements « transrégionaux » esquissent une sorte d’alliance des régionalistes de France qui reste très limitée. Les plus structurés, les plus cohérents – là aussi dans une logique de réforme intellectuelle -, les plus clairs dans la proposition d’un projet régionaliste pour la France, sont à l’extrême-droite, avec l’Action française qui propose un fédéralisme féodal assez proche de ce qu’on appelle aujourd’hui la différenciation territoriale. Benjamin Morel a écrit à ce sujet un article excellent où il relève plaisamment les analogies entre l’œuvre de Charles Maurras et les projets de différenciation portés par le gouvernement.

Tous les mouvements régionalistes vont être maurrassiens mais contre l’Action française qui développe un régionalisme fédéral féodal tout en s’opposant aux mouvements régionaux. Le nationalisme l’emporte sur le régionalisme pour l’Action française ; en quelque sorte. Les régionalistes bretons, à cette époque, sont maurrassiens, c’est-à-dire antisémites, antimaçonniques, anti -protestants et très hostiles évidemment à tout ce qui pourrait « dégénérer » et dénaturer la race. Ils sont donc contre les « métèques » pour reprendre les termes maurrassiens de l’époque, mais placent la région avant la nation.

Le régionalisme va connaître une politisation croissante dans l’entre-deux-guerres.

La Première guerre mondiale constitue sur cette question comme sur toute la vie politique française une vraie rupture. La Première guerre mondiale provoque une hécatombe des parlers régionaux. La classe sociale qui a le plus payé lors de cette guerre est la classe paysanne, alors la moins francophone malgré le travail extraordinaire de l’École de la République pour l’apprentissage du français. À ce propos je tiens à préciser que la IIIe République n’est nullement à l’origine de la destruction des parlers régionaux.

Hécatombe des parlers régionaux, la Première guerre mondiale a aussi décimé les rangs de l’Action française. C’est un point que l’on a oublié. Tous ceux qui portaient un discours régionaliste, politique ou non, sont en recul. Le travail de politisation mené auprès des masses par des mouvements régionalistes est un échec, sauf en Alsace en raison de la singularité de son histoire. En effet, après qu’en 1918 il fut mis fin à la domination allemande, qui durait depuis 1871, les maladresses de l’État français dans la réinstallation de la souveraineté nationale en Alsace ont donné à la critique de l’État par les autonomistes une réelle assise populaire qu’on ne retrouve nulle part ailleurs. Même pas en Moselle : les Mosellans ne sont pas rentrés dans cette logique, faisant au contraire bloc avec les autres Lorrains, notamment, au niveau politique, avec les députés et sénateurs de Meurthe-et-Moselle, des Vosges et de la Meuse.

Il n’y a pas de mouvement populaire, j’insiste sur ce point, mais on assiste à une politisation croissante à l’extrême-droite. Si la plupart des mouvements régionalistes tendent vers des conceptions d’extrême-droite, ce n’est le cas ni du mouvement basque ni du mouvement catalan qui ont une histoire propre, une histoire républicaine à proprement parler, particulièrement le mouvement catalan (au XIXe siècle de très belles chansons célèbrent Marianne et la République en catalan) qui articule très bien la dimension locale, régionale, avec le patriotisme et la dimension républicaine.

Le maintien du Concordat en Alsace-Moselle est selon moi responsable d’une des premières défaites de la République sur la question régionale. Il est dû à la mobilisation des autonomistes alsaciens mais aussi de l’Eglise catholique de France au niveau national. On oublie aussi que les régionalistes bretons, à travers l’Union des régionalistes, ont attaqué le jacobinisme qui voulait mettre fin à cette particularité qu’est ce régime des cultes spécifique à l’Alsace-Moselle où l’État non seulement finance les cultes (catholique, calviniste, luthérien et israélite) mais les reconnaît sur le territoire d’Alsace-Moselle.

C’est aussi un moment où les mouvements régionalistes, financés par l’Allemagne nazie puis par l’Italie fasciste, ont les moyens de leurs ambitions. Pour ce qui est de l’Alsace le financement par l’Allemagne est antérieur à l’Allemagne nazie. Dès 1919, et même après la signature du traité de Locarno (1925) qui garantit la frontière occidentale de l’Allemagne, les gouvernements allemands financent les autonomistes alsaciens. Des valises de billets circulent en-deçà et au-delà du Rhin. Les mouvements bretons, eux aussi, sont financés sous l’Allemagne nazie par ce qui deviendra la Gestapo. Et l’Italie fasciste finance les mouvements corses, sans que ce soit nécessairement payant politiquement. Ces financements étrangers amènent les individus se réclamant de la gauche à s’effacer dans les mouvements régionalistes où se développe un anticommunisme primaire. Les autonomistes de gauche alsaciens soit ont démissionné, soit se sont tournés vers l’extrême-droite, par exemple.

Les premières répressions de l’État interviennent dans l’entre-deux-guerres. On surveille les autonomistes bretons en raison des menaces qu’ils font peser sur l’unité de la République (où le rôle des préfets est fondamental). À Colmar en 1928 se tient le procès des autonomistes alsaciens, jugé comme inique en Alsace parce que, en 1928, les preuves des liens avec l’Allemagne (qui n’était pas encore nazie) étaient assez limitées. Néanmoins, avec le recul et au vu de documents dont ne disposaient pas les juges de l’époque, l’historien peut aujourd’hui confirmer les menées séparatistes : ces autonomistes alsaciens étaient les faux nez de la réintégration dans l’Allemagne, nazie ou non.

La Deuxième guerre mondiale va être un moment fondamental puisque tous les mouvements régionalistes ayant une définition ethnique de l’identité régionale vont se fourvoyer soit avec le régime de Vichy, soit avec l’Allemagne nazie, soit avec l’Italie fasciste, parfois avec les trois.

Les régionalistes bretons oscillent entre maréchalisme et nouvelle Europe sous domination de l’Allemagne nazie. Le mouvement breton compte beaucoup de volontaires pour la Waffen SS, ce qui en dit long sur leur degré d’engagement. L’inventeur du Gwenn-ha-Du (drapeau breton), Morvan Marchal, par exemple, a été un collaborationniste de premier plan, faisant preuve d’un antisémitisme particulièrement virulent dans Je suis partout.

Tous les autonomistes alsaciens sont des cadres de l’Allemagne nazie entre 1940 et 1945. La Corse est le premier territoire de la France métropolitaine à avoir été libéré (en 1943) par les Corses eux-mêmes et par les Forces Françaises Libres en soutien. Mais les quelques cadres corses du fascisme étaient tous des régionalistes qui, après s’être présentés comme des poètes, des littéraires, etc. avaient fini par embrasser l’idéologie du Duce.

Le mouvement flamand a aussi joué la carte de l’occupant nazi, rêvant d’une grande Flandre qui casserait la Belgique en deux et qui casserait ce qu’on appelait jadis le Nord-Pas-de-Calais pour faire une Flandre indépendante.

Le premier découpage territorial de la France en régions, qui date du régime de Vichy, a une visée économique, mais c’est déjà une avancée pour les régionalistes. C’est dans le but de moderniser la France que le régime de Vichy avait créé l’école des cadres d’Uriage, qui visait à aménager le territoire sur fond de critique du centralisme parisien. Je rappelle que Jean-François Gravier, l’auteur de Paris et le désert français (1947), extraordinaire critique du centralisme parisien, avait été formé à l’école d’Uriage, à l’école vichyste. Il faut quand même faire un peu l’archéologie intellectuelle de certains mouvements, de certains ouvrages et de certaines pensées. Ce premier découpage territorial succédait à une soixantaine de projets de découpages territoriaux en régions élaborés entre 1856 et 1939. La création de régions administratives résulte en fait d’une réflexion en très ancienne. La question est : pour en faire quoi ? Il s’agissait alors d’aménagement du territoire et de cadres déconcentrés mais pas encore dans une logique de décentralisation.

Un renouveau régionaliste se produit dans les années 1970.

La Deuxième guerre mondiale a discrédité les régionalistes partout sur le territoire français. Chacun savait qui avait collaboré, qui avait porté l’uniforme allemand. En Alsace, les trois quarts des autonomistes survivants sont allés vivre en Allemagne et ceux qui sont restés ont été marginalisés par la société alsacienne. C’est quelque chose que l’on retrouve partout, en Bretagne, en Flandre française et en Corse, quand ils n’ont pas été tout simplement condamnés. Un ami historien m’expliquait que son oncle, membre du mouvement breton, avait été frappé d’indignité nationale pendant vingt ans parce qu’il s’était engagé dans la Waffen SS. Même dans sa famille on hésitait à l’inviter à Noël ! C’est dire le discrédit dont les régionalistes étaient frappés, comme tous les collaborateurs, pendant les vingt années qui suivirent la Deuxième guerre mondiale.

On assiste donc à une décapitation des mouvements régionalistes. Et le régionalisme est un non-sujet sous la IVe République, même s’il faut noter la Loi du 11 janvier 1951, dite « Loi Deixonne » relative à l’enseignement de quelques langues minoritaires et dialectes locaux que l’on ne pouvait pas lier à l’étranger (la liste des langues concernées sera étendue ensuite par décret). Bien sûr l’alsacien, considéré à raison comme un dialecte allemand, n’était pas concerné. Le Corse n’était pas concerné, il l’a été ensuite. Cette loi Deixonne concernait surtout le basque et le breton sous la IVe République.

Sinon il n’y a toujours pas de volonté de « régionaliser la France » – De Gaulle reprendra d’ailleurs cette expression, parlant de « régionaliser » en non de « décentraliser » – donc aucune réflexion profonde n’est menée sur ce sujet pendant la IVe République.

Les années 1970 voient l’essor des mouvements « post-matérialistes », avec une politisation des régionalismes s’affichant plus à gauche. Plus à gauche en opposition à la Ve République gaullienne et en raison du discrédit dont ont été frappés tous ceux qui se sont revendiqués d’extrême-droite. Mais jamais les ponts n’ont été coupés. Combien de régionalistes bretons ou alsaciens se sont peints en écologistes, autonomistes sympathiques professant la gauche, alors qu’ils étaient, même d’un point de vue strictement biographique, issus de l’extrême-droite ! Morvan Marchal a réussi ainsi à se faire passer pour un social-démocrate à partir des années 1950, alors qu’il a été frappé d’une peine d’indignité nationale en 1945.

Les meilleurs exemples sont en Bretagne. Qu’est-ce qu’être breton ? Ai-je le droit d’être breton ? Ceux qui posent ces questions dans des essais populaires dans les années 1970 viennent tous de mouvements qui ont collaboré ou même été les fourriers du nazisme.

Il faut aussi reconnaître, pendant ces années, les maladresses de l’État dénoncées par les régionalistes : grands projets réalisés sans le consentement des populations, la « touristification » de la Provence, par exemple, ou l’installation des rapatriés d’Algérie en Corse qui a déclenché bien des problèmes.

Un constat s’impose : le recul des langues régionales. Pour le mouvement régionaliste le responsable en est évidemment le grand méchant jacobin, l’État central, Paris, Jules Ferry… Mais c’est la radio, puis la télévision qui ont assassiné les langues régionales. Quand, dans un foyer le patois entre en concurrence directe avec un poste qui produit en continu du son et de l’image en français, les langues régionales reculent. Autre explication : une stratégie de la population qui, depuis le XIXe siècle, vise à limiter l’emploi des langues régionales pour permettre une ascension sociale. La grand-mère d’une de mes amies, qui parlait exclusivement l’occitan, s’obligeait à parler le français (qu’elle avait appris à l’école) avec son fils parce qu’elle ne voulait pas qu’il devienne un paysan comme elle. Et son fils est devenu instituteur. Et cette amie – troisième génération – ne parle pas l’occitan. Il y a donc aussi des processus étrangers au centralisme. Les langues régionales ont d’ailleurs reculé partout en Europe (et je doute que les jacobins aient investi Rome, Madrid, Berlin, Bruxelles…).

Il faut noter aussi dans les années 1970 la création de nouveaux mouvements, peu nombreux, que l’on peut qualifier de sectaires et qui sont organisés autour de gourous : mouvements savoisien, franc-comtois, normand, picard, auvergnat, lorrain, niçois… Cela indique une tendance à la désagrégation du tissu territorial de la République et de la nation de façon plus générale. Au sein de ces mouvements, les plus jeunes se tournent vers des conceptions identitaires. On observe ce mouvement dans les grandes villes, principalement Nice et Lyon où l’on retrouve ces « identitaires » à l’extrême-droite.

Revanche des régionalistes discrédités après la Deuxième guerre mondiale ? Les régionalistes ont aujourd’hui une conception ethnique de l’identité régionale. Les mouvements sont structurés différemment. Autrefois isolés, ils convergent et s’allient. La moindre maladresse de l’État est désormais exploitée et, au-delà des revendications d’autonomie, du fédéralisme, d’aménagement du territoire, de prise de pouvoir économique, ils revendiquent la compétence de l’enseignement et de la culture.

Mais si on observe une attaque sur le périmètre géographique et sur le périmètre des compétences il n’y a toujours pas d’unité entre les différents mouvements. C’est sans doute, à mon avis, une faiblesse à exploiter par la République, comme elle l’a fait dans le passé.

Pour conclure, la définition actuelle du régionalisme est en contradiction avec l’esprit de la République tel qu’il a été défini au XIXe siècle et au cours du XXe siècle : le projet politique n’est plus national mais local et surtout la définition de l’identité régionale est à proprement parler ethnique et non politique, même si le politique se greffe dessus.

Je vous remercie.

Marie-Françoise Bechtel

Merci infiniment.

Par rapport à notre préoccupation de ce soir la dernière remarque a été la plus forte. Une identité ethnique qui n’est pas politique se condamne d’elle-même du point de vue de l’exigence républicaine.

Vous avez donné la respiration historique à notre sujet, ce qui est extrêmement important, y compris en traitant quelques paradoxes comme l’absence de substrat populaire des mouvements régionalistes et autonomistes dans un certain nombre de régions. Vous avez aussi, à juste titre, corrigé un certain nombre de contrevérités, comme l’idée que l’école aurait assassiné les langues régionales. Vos deux analyses finales sur le rôle de la télévision et la restriction sociale des parents ont la force du vécu pour un certain nombre d’entre nous.

Le renouveau des mouvements régionalistes en 1970 aurait, dites-vous, rencontré une certaine gauche, ce qui rend les choses intéressantes si l’on songe aux aspirations actuelles. Cela dit, je me souviens de la phrase de Pompidou : « La Bretagne c’est deux milliards ou bien la révolution ». Et il avait effectivement investi dans la filière porcine pour calmer quelque temps la Bretagne. Cela n’a pas marché au-delà des années 1980. Mais l’idée était bien de stopper les revendications régionales par l’économie. Il n’était évidemment pas question d’une dévolution de pouvoirs.

Vous avez dit tant de choses extrêmement riches qu’on ne peut les résumer.

Nous allons maintenant sortir de la plongée historique pour arriver au dur de la réalité.

Je me tourne vers Nicole Klein. Elle a exercé les fonctions de directrice d’une ARS (Agences régionales de santé). Plusieurs fois préfet de région, elle s’est aussi illustrée dans la gestion de la transition de la ZAD après l’abandon du projet de Notre-Dame-des-Landes, démontrant sa connaissance de la gestion de crise sur un territoire.

Peut-être voudrez-vous nous décrire, Madame la préfète, l’état des services publics tel qu’il résulte de la décentralisation avec ses formules baroques que sont les intercommunalités forcées, parfois les communes nouvelles, certainement également le mouvement de métropolisation… Encore faut-il laisser de côté la région Île -de-France qui avec ses cinq niveaux de communautés territoriales mériterait à elle seule un colloque.

Peut-être pourrez-vous nous dire quelques mots, de par les fonctions éminentes que vous avez exercées, sur la manière dont vous voyez aujourd’hui ce véhicule de l’intérêt national et général sur les territoires qu’est le préfet, personnage jacobin pour ceux qui le dénoncent – ou le dénonçaient – ou bien ciment du territoire sous l’étiquette de la République indivisible.

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Le cahier imprimé de la table ronde « La République et ses régions » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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