Intervention de Franck Dedieu, docteur en sciences économiques, directeur adjoint de la rédaction de Marianne, lors du colloque « La guerre d’Ukraine et l’ordre du monde » du mardi 27 septembre 2022.
Je commencerai par un chiffre, résultat d’un calcul de coin de table publié hier à partir des prévisions de l’OCDE qui a révisé sa croissance pour 2023 : entre les prévisions faites avant la crise ukrainienne pour l’année 2023 et les chiffres actuels – qui sont bien sûr à prendre avec des pincettes – il y a un différentiel de 3000 milliards d’euros (l’équivalent du PIB allemand). Cet effondrement de la création de richesse est un choc brutal et encore concerne-t-il la seule année 2023. Il faudrait ajouter l’année 2022, déterminée pour les quatre cinquièmes par cette crise, et l’année 2024.
Plus grave encore est le sentiment diffus, ou plutôt confus, chez nos concitoyens que non seulement les crises se succèdent mais que ces crises convergent, selon une sorte d’alignement funeste des planètes. Selon une sorte de division internationale des crises : à chacun sa crise !
Une crise alimentaire est due à la crise climatique. Les chiffres sont révélateurs de l’ampleur des dégâts : sur un an l’augmentation des prix alimentaires est de 240 % au Liban, de 94 % en Turquie.
Une crise financière survient pratiquement au même moment, ce qui paraît nouveau par rapport aux crises précédentes. Sur fond de dévaluation de l’euro, les places financières chancellent, et leur baisse rend beaucoup plus difficile l’accès au crédit, au financement.
Nous traversons aussi une crise budgétaire. Les États, qui ont pris conscience que l’endettement public est un vrai problème, se retrouvent dans une impasse : respecter les grands équilibres nous entraînerait vers une récession mais lutter contre l’inflation par de la dépense revient à nous endetter un peu plus. Cette impasse est illustrée par la loi récente sur le pouvoir d’achat destinée à adoucir les effets de l’inflation. Le montant de cette loi sur le pouvoir d’achat permet d’améliorer de 1,4 % la masse salariale et la masse des pensions face à une inflation 4 à 5 fois plus importante. Aurait-il pour autant multiplié par 4 la loi sur le pouvoir d’achat ? On rentre dans cette impasse qui consiste à choisir entre le risque d’une récession en n’en faisant pas suffisamment et le risque d’un endettement public qui devient élevé surtout dans cette période où les marchés, qui se mettent à évaluer avec plus de doute la capacité des États à s’endetter, exigent donc des taux d’intérêt plus importants.
Enfin nous connaissons une crise diplomatique dont Jean de Gliniasty parlera bien mieux que moi.
Tout cela se traduit bien sûr par une crise sociale, illustrée il y a quelques jours par Jerome Powell, le président de la FED, la banque centrale américaine. « Nous avons besoin d’une augmentation du chômage pour lutter contre l’inflation » a-t-il déclaré. C’est une phrase de classe qui signifie : soit vous avez de l’inflation, soit vous avez du chômage. Mais il est possible que nous ayons les deux : une récession et de l’inflation. C’est ce qu’on appelle la stagflation.
Voici pour ce rapide état des lieux avec, encore une fois, ce surgissement inédit de crises qui ne se succèdent pas mais semblent arriver au même moment, sans se donner rendez-vous. C’est ce que les Américains appellent Perfect Storm ou Big One. Pardon d’être aussi pessimiste.
À chaque diagnostic funeste émergent – et, il faut bien l’avouer, les médias, dont je fais partie, ont leur part de responsabilité – des « chamboule-tout » qui proclament : C’est une nouvelle ère, nous entrons dans un nouveau monde, plus jamais rien ne sera comme avant ! Déjà, à l’époque de la faillite de Lehman Brothers, avec la naissance du G 20 on nous promettait un autre monde. Le covid a amené l’exigence d’une sorte de retour à la souveraineté. Aujourd’hui d’aucuns prédisent que, bien que nous soyons au cœur du conflit, l’après Ukraine sera un nouvel ordre du monde.
On assiste à des tours de passe-passe. Par exemple on utilise toujours le mot « crise » au sens que lui donnent les Chinois : symbole du danger en même temps que symbole de l’opportunité. Dans cette acception la crise permettrait une sorte de régénérescence. On se souvient de la fameuse phrase de Gramsci : « Il y a crise quand l’ancien monde ne veut pas mourir et que le nouveau ne peut pas naître. »
Nous sommes à un point de bifurcation, dans un entre-deux historique, idéologique, culturel et économique. Finalement c’est assez démocratique. Les experts peuvent mettre des choses en équation mais ce que nous ressentons est le sentiment diffus que tout cela peut arriver en même temps. « Il y a des décennies où il ne se passe rien et il y a des semaines où l’on bâtit des décennies », disait Lénine. On se dit qu’il y a enfin une porte d’opportunité, pour changer le monde, de faire la table rase.
D’une certaine manière, Emmanuel Macron est entré dans ce jeu-là en annonçant la fin de l’abondance. Il joue aussi la carte de l’autre monde. Ce qui est assez étrange, c’est qu’en 2017 l’idée de l’émancipation permanente dominait alors qu’en 2022 s’impose l’idée de la limite : nous butons sur quelque chose. Autrement dit, en 2017 il fallait préparer la France à la mondialisation et, en 2022, il faudrait préparer la France à la démondialisation !
On nous vend donc la fin de la mondialisation.
Y aura-t-il ou non fin de la mondialisation ? m’avez-vous demandé.
À cette question il est répondu oui la plupart du temps dans la mesure où il s’agit de refaire le monde. La démondialisation signifie la fin de la dérégulation avec le retour de l’État, la fin du libre-échange avec la rupture des chaînes de production et d’approvisionnement et, d’une certaine manière, la fin de l’expertise avec le primat du politique sur l’économique.
Je dois vous avouer – et je ne crains pas de faire profession de mon ignorance, comme disait Montaigne – que j’en doute un peu. Il est bien possible que nous n’assistions pas du tout à la fin de la mondialisation.
Il y a un précédent. Lors de la crise de Lehman Brothers il était aussi question du retour de l’État, de la fin du néolibéralisme. J’ai passé au peigne fin les stratégies de localisation des 50 sociétés industrielles françaises les plus importantes de 2007, au moment de la crise des subprimes, jusqu’à 2017. Et j’ai fait la photographie des deux. Le résultat de cette étude est à rebours de ce que l’on pouvait dire à l’époque sur le retour de l’État et sur l’émergence d’une démondialisation. Au cours de la décennie 2007-2017, les sociétés industrielles du CAC40 ont perdu 17 % de leurs effectifs en France tandis que leurs effectifs augmentaient de 29 % dans les pays émergents. Oui, ils ont internationalisé : Alcatel : – 63 % des effectifs en France, parallèlement + 10 % dans les pays émergents ; Arkema (chimie) : – 35 % des effectifs en France, parallèlement + 214 % des effectifs dans les pays émergents ; Schneider : – 28 % en France,
+ 100 % dans les pays émergents… Devant ces chiffres on se dit qu’il y a quand même un décalage entre ce que l’on entend et lit sur le grand mouvement de balancier du début des années 2000 et les résultats stratégiques, concrets, tangibles, de la localisation des actifs des sociétés françaises.
Aujourd’hui il est bien possible que, dans le monde post-covid, le désordre mondial actuel ne remette pas en question la mondialisation.
Quelques indices vont dans ce sens, vers le statu quo économique :
D’abord, l’inflation ne va sans doute pas durer. Le gouvernement fait ce pari que non. Il a peut-être raison. Les prix n’augmentent pas par l’augmentation des salaires, c’est bien dommage, mais par des embouteillages de chaînes de valeur et, une fois les bouchons évacués, on peut se dire que les tensions baisseront. C’est le pari du ministère des Finances de se dire que cette inflation ne va pas forcément durer, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle il ne va pas indexer les salaires sur l’augmentation des prix.
Ensuite, il est clair que la Chine ne veut pas se lancer dans un monde bipolaire. La Chine veut rester dans le concert des nations, dans un univers qu’elle veut multipolaire. Au début des années 2010 elle a pourtant tenté de relancer sa demande intérieure, en essayant d’augmenter les salaires, d’être un peu moins mercantiliste, essayant d’accéder par elle-même au rang de grande puissance. Cette stratégie plus ou moins keynésienne n’a pas fonctionné. Peut-être la critique à demi-mot du Président chinois à l’endroit de Vladimir Poutine tient-elle à cela. La Chine a encore une logique mercantiliste, elle n’entend pas se couper du monde, surtout pour ses exportations.
On a pensé que l’augmentation des salaires chinois créerait une logique de SMIC mondial, de convergence mondiale des salaires qui tarirait les délocalisations et rendrait inutile la mondialisation en raison de la convergence vers un même standard de rémunérations. Aujourd’hui, malgré des augmentations fortes en Chine, d’après les chiffres de la Banque mondiale, le salaire chinois reste six fois inférieur à celui du salaire nord-américain. C’est dire que même avec des augmentations deux à trois fois plus importantes en Chine qu’aux États-Unis et au Canada le rattrapage prendrait des siècles ! des siècles ! Et d’ici-là la machine à délocaliser aura le temps de faire son œuvre.
Enfin – c’est aussi une hypothèse – la France, et en particulier Emmanuel Macron, mène à bas bruit une politique d’attractivité. S’il était sûr que c’était la fin de la mondialisation, s’il pensait que le localisme allait reprendre le dessus et qu’on allait déchirer tous les traités de libre-échange, il ne jouerait pas cette carte de la compétitivité et de l’attractivité du territoire ! Or c’est ce qu’il fait. Il le fait de façon relative parce que les autres font des taxes sur les super-profits ou cassent leur discipline de règles budgétaires. Son choix du statu quo fait augmenter la compétitivité française relativement aux autres. Le budget de 2023 révèle qu’il a encore l’idée d’être de 3 % en-dessous des critères de Maastricht à horizon 2027. Le choix de ne pas indexer les salaires vise à rester compétitifs. La baisse de l’impôt sur les sociétés et même de l’impôt de production n’est pas remise en cause. En 2012, quand François Hollande avait proposé la taxe de 75 % pour les super-riches, David Cameron avait déclaré : « Moi, je déroule le tapis rouge aux industries françaises ! ». C’est ce que fait Emmanuel Macron. Il est en train de dérouler le tapis rouge pour que la France soit attractive et compétitive. Est-ce le bon choix ? On peut avoir sur ce point des débats très longs. En revanche cela suggère qu’il joue la carte d’une poursuite de la mondialisation.
Merci beaucoup.
Marie-Françoise Bechtel
Nous vous remercions beaucoup, Madame la ministre, de venir entre deux réunions participer à notre colloque.
La lecture de votre décret d’attributions [1] révèle les fonctions très larges qui sont les vôtres sous l’intitulé de « transition énergétique ». Intitulé heureusement trouvé car la transition énergétique est vraiment le sujet qui est devant nous.
À la lumière de la crise ukrainienne, très profonde certainement mais en tout cas névralgique, dont chaque jour apporte de sinistres nouvelles, comment voyez-vous la façon dont la France peut faire sa transition énergétique ? En d’autres termes, et d’une manière un peu trop simple, peut-être, la guerre d’Ukraine change-t-elle ou, à votre avis, va-t-elle changer d’ici quelques mois les objectifs à court, moyen et éventuellement long terme de la France ?
Vous avez décliné, notamment dans une conférence de presse que vous avez donnée il y a quinze jours, ce que sont les objectifs de la transition énergétique de la France. Jusqu’à quel point les événements, qui, encore une fois, changent tous les jours, vont-ils nous permettre de la mener, qu’il s’agisse de la relance du nucléaire ou de la sobriété énergétique que vous appelez de vos vœux (qui rappelle d’ailleurs aux plus anciens d’entre nous, les mesures « d’économie d’énergie » des années 1970) ?
Tout cela est impacté par les « nouvelles du front » qui arrivent tous les jours, qui sont parfois des nouvelles politiques comme le référendum.
Pensez-vous néanmoins que la France pourra tenir, à court et à moyen termes, la ligne qui a été définie par le Président de la République en matière de transition énergétique ?
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[1] Décret n° 2022-845 du 1er juin 2022 relatif aux attributions du ministre de la transition énergétique (NDLR)
Le cahier imprimé du colloque « La guerre d’Ukraine et l’ordre du monde » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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