Note de lecture de l’ouvrage de Pierre Conesa, Vendre la guerre : Le complexe militaro-intellectuel (L’Aube, 2022), par Erwan le Brasidec.
Dans Vendre la guerre, Pierre Conesa revient sur trente ans de fuite en avant médiatique guidée par un bellicisme de plateaux télé et de postures intellectuelles. Ce qu’il appelle le « complexe militaro-intellectuel », fruit de la « catastroïka », c’est-à-dire de la disparition du bloc soviétique, se trouve être derrière chacune des offensives, plus ou moins victorieuses, toujours coûteuses en vie humaine et rarement concluantes, des puissances occidentales.
L’auteur revient notamment sur l’alliance entre ces journalistes, humanitaires, universitaires et juristes qui fabriquent des outils politico-légaux pour justifier des interventions occidentales, et ce qu’il appelle « les diasporas victimaires ». Les premiers, ces intellectuels « ne pas désespérer Saint-Germain-des-Prés », comme surnommés par l’auteur, sont les fruits d’un croisement malheureux entre deux traditions françaises dévoyées. En intervenant sur tous les sujets sans en maîtriser les nuances et les complexités, ils croient refaire l’Encyclopédie et, à travers leur besoin constant de s’indigner à la moindre occasion, ils s’imaginent être les héritiers du camp dreyfusard. Ces auteurs se partageraient, en vase clos, les titres de noblesse de la « Principauté progressiste de Saint-Germain-des-Prés » selon les termes du sociologue Pierre Grémion, repris par Pierre Conesa. De là, ils traitent et règlent les affaires du monde. Ainsi, « Bernard-Henri Lévy a, par deux fois, réglé la crise afghane dans sa chronique du Point » nous rappelle l’auteur de Vendre la guerre.
Ce complexe « militaro-intellectuel » se fonde dans une conception du droit international né de la chute de l’URSS et de la croissance des conflits qui en ont résulté. Un nouveau droit de la guerre se façonne sur des principes qui s’opposent directement à celui du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, autour des principes d’ingérence et du devoir de protéger. Ces concepts connaissent leur essor à partir de la guerre et de la famine au Biafra entre 1967 et 1970, repris ensuite par des philosophes et humanistes comme Jean-François Revel en 1979 ou Bernard Kouchner dans la décennie qui suit. S’est alors imposée une obligation morale pour les pays occidentaux à intervenir, jamais juridiquement définie, nous rappelle Pierre Conesa, qui devient rapidement un devoir d’ingérence. De fait, ces ingérences d’un pays tiers dans la politique intérieure d’un autre pays, interdites par l’article 2 de la Charte des Nations Unies, s’imposent autour des concepts de « droit d’ingérence humanitaire » et de « R2P », ou responsabilité de protéger. Ces interventions sont d’ailleurs souvent rejetées par les pays concernés, comme en 2000 quand le Groupe des 77 s’opposent à ce « soi-disant droit d’intervention » percevant, auprès des humanitaires, les troupes armées de pays occidentaux.
Pour compléter cet arsenal médiatique, les diasporas présentes en Europe et aux États-Unis forgent de nouvelles armes victimaires pour parfaire le nouveau fardeau de l’occident afin de « pendre des squelettes », selon les termes de Mona Ozouf. Ces discours, aux contours plus ou moins historiques selon l’auteur, rendent « héréditaire [le] statut de victime ou de bourreau », tendant à rendre flou la distinction entre victimes et bourreaux d’hier et leurs descendants respectifs. Lorsque cette tendance s’incarne dans la loi, elle omet certains aspects fondamentaux et frappe d’anathème les historiens qui s’insurgent contre l’instrumentalisation de leur discipline. Ce fut le cas en 2001 lorsque la Loi Taubira se refusait de traiter autre chose que la traite négrière européenne parce que, selon son auteur, « il ne faut pas trop évoquer la traite négrière arabo-musulmane pour que les « jeunes Arabes » ne portent pas sur leur dos tout le poids de l’héritage des méfaits des Arabes ». Pierre Conesa indique que ces lois mémorielles, votées contre l’avis des historiens, marchent, par ailleurs, main dans la main avec ceux qui éludent certains points de leur histoire. C’est le cas des États-Unis avec le génocide amérindien, couvert par les Westerns grand public, ou la Turquie qui fait du peuple turc le plus ancien des peuples en Anatolie, affirmant même, grâce à la théorie de la « langue-soleil », créée en 1935, que toutes les langues du monde proviennent du turc.
Cette falsification de l’histoire tend à rassembler les âmes esseulées. Ces dernières, galvanisées par une perception biaisée de la réalité, embarrassent les défenseurs des opprimés quand ceux-ci se muent en bourreaux. C’est ce que Pierre Conesa remarque en analysant le désarroi du complexe militaro-intellectuel face à la radicalisation du fait religieux. Ce grand retour de la religion, et particulièrement de la défense violente du fait religieux, est minutieusement analysé par l’auteur qui revient sur la croissance de cette violence et ses fondations historiques, littéraires et idéologiques. Il étudie également la confusion dont sont victimes les intellectuels qui ne perçoivent pas la connivence existante entre certaines pratiques de l’Islam et cette résurgence de la violence, accusant la posture fuyante de certains qui peuvent entrer dans le moule de « l’islamo-gauchisme », selon l’expression à la mode. Ainsi, lors de l’attentat dont fut victime Samuel Paty, certains « intellectuels » se sont dressés, non pas contre l’attentant et ses soubassements, mais contre ceux qui faisaient le « jeu de l’extrême-droite » ou niaient l’islamophobie, responsables véritables, finalement, du meurtre d’un professeur d’histoire-géographie. Pierre Conesa donne l’exemple de François Héran, professeur au collège de France, qui écrivait qu’il fallait « ne pas être offensant à l’encontre de l’islam et des musulmans comme l’auraient fait les caricaturistes de Charlie Hebdo. » Ces intellectuels parviennent à exclure de la liberté d’expression le droit au blasphème qui, rappelons-le, en France, n’existe pas. L’auteur n’oublie pas les prédicateurs de la guerre, présents dans toutes les religions, des pasteurs aux États-Unis, à qui l’on offre des audiences qui se comptent en millions, aux radicalismes asiatiques, bouddhistes ou hindous.
Pierre Conesa nous livre donc ici une analyse incisive, qui n’épargne personne, sur le « complexe militaro-intellectuel » et sur quelques grandes évolutions géopolitiques mondiales. L’ouvrage interroge en outre avec force notre rapport collectif à la guerre qualifiée de « juste ». Alors que l’entrée des forces russes en Ukraine se poursuit, il est nécessaire de maintenir un certain recul sur le rôle et le poids de la guerre dans notre conscience collective. La guerre s’était faite oubliée un temps à l’Ouest de l’Europe, offrant au « complexe militaro-intellectuel » la capacité de défendre une intransigeance morale. Une plus grande prudence est néanmoins plus que jamais nécessaire face à celle-ci, du fait de la complexité des différents conflits et conflictualités à l’œuvre. La France se doit d’adopter la posture qui a fait son rang au XXe siècle : celle d’une vision gaullienne de défense de la paix, de désescalade, de protection du droit des peuples à déposer d’eux-mêmes et celle de garante de la souveraineté nationale. Pierre Conesa nous rappelle d’ailleurs qu’une « guerre est légitime […] si son but a convaincu l’opinion. » C’est donc à l’opinion de savoir si la guerre peut seulement être légitime et si les bellicistes de salons, spécialistes en tout et garants de la morale supérieure, sont les mieux à même d’en décider.
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