Que révèle cette crise de l’avenir de l’Europe et du désordre mondial ?

Intervention de Thierry de Montbrial, président fondateur de l’Institut français de relations internationales, président de la World Policy Conference, auteur, notamment, de Vivre le temps des troubles (Albin Michel, 2017), lors du colloque « La guerre d’Ukraine et l’ordre du monde » du mardi 27 septembre 2022.

Merci.

Après les excellentes présentations qui ont précédé, en particulier, sur le plan proprement russe, celles de Jean-Robert Raviot et de Jean de Gliniasty – avec lesquels je me sens en accord – je rappellerai en préliminaire deux ou trois points d’ordre historique récent qui complètent ce qui a été dit.

Il se trouve que je connais un peu Poutine, d’abord pour l’avoir reçu en France et avoir organisé un événement autour de lui en l’an 2000, la première année de sa présidence. Cet événement aurait dû se tenir en 1999, quand il était premier ministre, mais M. Jospin, alors son homologue français, ayant refusé de le recevoir, Poutine avait annulé sa visite. Du point de vue diplomatique c’est le genre de choses qu’il ne faut pas faire !

J’ai été l’un des premiers participants du groupe Valdaï [1], club d’experts internationaux – bien connu des experts de la Russie – que Poutine invitait tous les ans. Au début, nous étions une vingtaine. Un repas, grand moment de discussions avec lui, était organisé à cette occasion. Il n’a jamais été un homme particulièrement sympathique mais nous avions ces premières années de vrais échanges.
Je situe le vrai tournant en 2004, date de la « Révolution orange ». Jusque-là Vladimir Poutine ne s’opposait pas à l’idée de l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne. Il pensait même que cela pourrait être un « pont » supplémentaire. Tout au plus affichait-il une certaine ironie à l’égard de l’Union européenne.

Je me souviens de Munich en février 2007 lorsque Poutine a prononcé son fameux discours. Les propos, certes très fermes n’étaient pas violents.

Sur le sommet de Bucarest j’ajouterai une petite précision que je tiens d’un acteur français qui s’y trouvait. La nuit où les choses se sont décidées le président français et la chancelière ont été convoqués au petit matin, sommés par les autres d’accepter immédiatement, santo subito, l’entrée de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’OTAN. Ils ont réussi à l’empêcher mais ont cédé sur la malencontreuse déclaration de reconnaissance du « droit » de l’Ukraine et de la Géorgie à rentrer dans l’Alliance atlantique.

Nous sommes ici un peu minoritaires par rapport à toutes les analyses qui se font aujourd’hui sur le sujet. Jean de Gliniasty, en particulier, a été vraiment précis à propos de l’accord de Minsk. En dépit du révisionnisme ambiant on ne peut pas changer, effacer l’histoire.

Si, comme l’a rappelé Marie-Françoise Bechtel, je suis extrêmement prudent sur l’emploi du mot « géopolitique », c’est pour une raison très simple. Dans les années 1970, quand je dirigeais le centre d’analyse et de prévision du Quai d’Orsay, le mot « géopolitique » était banni parce qu’il désignait la géopolitique allemande. C’est à partir de 1980 qu’il s’est banalisé : parler de géopolitique équivaut désormais à parler de relations internationales. Or la distinction est importante. La géopolitique c’est d’abord l’idéologie relative aux territoires (idéologie au sens de Destutt de Tracy, c’est-à-dire la « science » des idées). C’est la représentation que les hommes et les femmes se font de leurs rapports aux territoires. On voit à propos de l’Ukraine à quel point cet aspect « imaginaire », évidemment lié à l’histoire et à la géographie, est important. C’est cela la géopolitique, ce n’est pas la politique internationale parce qu’une même situation géopolitique peut conduire à des trajectoires historiques tout à fait différentes. C’est là qu’intervient la politique internationale, en particulier la diplomatie et la guerre. Rappelons au passage ce que Raymond Aron appelait la « formule » de Clausewitz : « La guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens ». Si je suis attaché à cette distinction c’est parce que l’emploi systématique du mot « géopolitique » donne l’illusion d’un déterminisme historique alors qu’il y a toujours plusieurs évolutions possibles.
Pour illustrer la notion de géopolitique au sens propre, un exemple classique est justement l’Ukraine. En 1997, Zbigniew Brzeziński, Américain d’origine polonaise, que j’ai fort bien connu pendant des années, avait publié un livre intitulé The Grand Chessboard [2] (Le grand échiquier). Qui contrôlerait l’Ukraine contrôlerait tout le continent euro-asiatique, y développait-il, une théorie géopolitique alors très répandue. Il en concluait que les États-Unis, dont la mission est de répandre la démocratie dans le monde, se devaient de contrôler l’Ukraine. La Révolution orange, en 2004, a d’ailleurs été perçue, non sans quelques raisons, comme le résultat d’un investissement politique des États-Unis dans ce pays. Le même Brzeziński, peu avant sa mort, a changé de position parce qu’il s’est rendu compte que cela pouvait conduire à une guerre qui dépasserait de loin la région concernée, débouchant sur une troisième guerre mondiale. C’est pourquoi, à la fin de sa vie, il a appelé à la prudence en déclarant que la solution était la neutralité de l’Ukraine. Une position peu différente de celle de Kissinger.

Marie-Françoise Bechtel m’a encouragé à « viser large ».

Je distinguerai clairement deux grandes catégories de politique étrangère dans l’histoire des États-Unis mais en fait aussi dans celles d’autres puissances.

L’une met en avant les « valeurs » : la propagation de la foi, l’universalisme chrétien, l’universalisme démocratique… Politique incarnée aux États-Unis par Brzeziński, Carter, qui a succédé à Ford, Obama ou Biden aujourd’hui.

L’autre, incarnée par Kissinger, est la recherche d’un équilibre des intérêts fondamentaux, ce qui implique que les puissances doivent au moins admettre que les autres, les adversaires potentiels, les concurrents, ont des intérêts qu’on doit reconnaître, même si on ne les aime pas, et qu’il faut construire autour de cela des règles du jeu qui seront partagées et que chacun des partenaires s’engagera à respecter. Ce n’est pas exactement l’équilibre des puissances (balance of power) au sens classique du terme.

Kissinger a été critiqué pour ne pas avoir accordé suffisamment de poids aux valeurs. Mais une politique étrangère trop axée sur les valeurs fait courir le risque d’un dérapage dans des directions totalement incontrôlables.

En réalité, dans l’histoire des États-Unis, aucun de ces deux modèles n’a jamais été totalement « pur ». Du point de vue de la puissance propre, militaire en particulier, les États-Unis sont de loin la première puissance du monde. Ils peuvent donc se permettre de mettre en avant les valeurs, sachant que la puissance réelle et les intérêts tout à fait concrets ne sont jamais très loin.

Dire cela n’est pas une critique mais une analyse factuelle.

Le plus grand problème de l’Europe est son « impuissance » au sens propre du terme (est impuissant qui n’est pas puissant). Jean de Gliniasty l’a très bien dit. Nous-mêmes, Français, semblons résignés à une politique mettant uniquement les « valeurs » en avant. Les Allemands encore plus, pour des raisons qui renvoient à leur propre passé avec l’Ukraine. Notons à cet égard que l’emploi par Poutine du mot « nazi » n’est pas forcément un dérapage verbal. Ce pourrait être très calculé, réfléchi.

Dans cette situation nous nous sommes alignés derrière les États-Unis qui, eux, ont une vraie stratégie. Mais nos seules armes sont d’une part, des sanctions qui, quoi qu’on en dise, nous font suffisamment mal pour qu’on puisse légitimement se poser la question de savoir combien de temps les populations les accepteront. D’autre part : promettre à tout le monde l’élargissement de l’Union européenne !

Sur la guerre d’Ukraine, dont les conséquences sont mondiales, tout a été dit ou presque. Les distinctions entre les causes les plus vraies, les causes fondamentales et les causes immédiates, pour parler comme Thucydide, ont été très bien posées par les précédents intervenants.

Je voudrais mettre l’accent sur deux points :

Le premier renvoie au titre de ce colloque : « La guerre d’Ukraine et l’ordre du monde ». Ma première remarque est qu’il n’y a pas d’ordre du monde. Après la chute de l’Union soviétique l’ordre mondial, qui était un ordre relatif, a été complètement détruit.

Il n’y a pas eu de guerre gagnée contre l’Union soviétique. L’Union soviétique s’est écroulée pratiquement toute seule. Il est d’ailleurs stupéfiant que la diplomatie soviétique se soit à ce point résignée à tout laisser passer. Si, par exemple, Gorbatchev avait demandé, pour la réunification de l’Allemagne, la neutralité de la partie correspondant à l’ex-Allemagne de l’Est, les Occidentaux l’auraient très vraisemblablement acceptée.

C’est une question d’ordre historique extrêmement intéressante.

Il se trouve que j’ai énormément voyagé dans toute la Russie pendant la décennie 1990. J’y ai vu la peur des Russes que l’empire interne se défasse jusqu’à ce que la Russie se réduise à ce que j’appelle pour simplifier « le grand-duché de Moscou » car, comme Jean-Robert Raviot l’a rappelé, toute l’histoire de la construction territoriale russe est une histoire d’empire. Cela aurait pu se produire, c’est pourquoi nombre de Russes aspiraient à l’homme fort. Vous vous souvenez certainement du général Lebed, commandant de la 14ème armée soviétique en Transnistrie, qui s’était un temps pris pour de Gaulle.

Un ordre s’est effondré qui n’a pas été remplacé.

Dès qu’ils ont repris un peu de poil de la bête, les Russes ont émis le souhait que les Occidentaux acceptent de négocier un nouvel ordre de sécurité, en tout cas une révision de la Charte d’Helsinki [3] qui datait de 1975. Or cela a toujours été refusé.

Lors de la première édition de la World Policy Conference – que j’ai fondée en 2008 -, organisée à Évian, nous avions fait venir Sarkozy, alors Président de la République, et Medvedev, le « président de transition ». La conférence leur a donné une possibilité de se rencontrer en terrain neutre. Ils avaient en effet poursuivi avec un certain succès leurs discussions sur la Géorgie. Medvedev avait fait un discours d’une extrême courtoisie, connu des diplomates, où il expliquait pourquoi il était nécessaire de mettre à jour la charte d’Helsinki, pour tenir compte des nouvelles réalités.

Tout ceci a été systématiquement refusé. Ce refus intervenait en même temps que le démembrement total du dispositif arms control et de tous les résultats de cette grande expérience diplomatique qu’avaient été les négociations de maîtrise des armements pendant la dernière partie de la guerre froide.

C’est vraiment nous, Occidentaux, qui avons démantelé tout cela.

Tout ce que je dis là ne vise pas à excuser l’agression du 24 février. Il est évident que la Russie a transgressé les règles du droit international. Et malheureusement cette sale guerre a révélé aussi les comportements les plus négatifs dont sont capables les Russes. Il n’y a aucune excuse à donner. Mais je crois que l’on peut chercher des explications qui soient un peu moins simplistes que celles qui dominent actuellement.

Puisque j’ai parlé de droit international je voudrais faire un petit arrêt sur image pour souligner l’importance de ne pas signer n’importe quoi. La diplomatie, c’est finalement de l’écrit. La diplomatie aboutit à des documents qui sont signées, des contrats en quelque sorte. Si rien n’est signé, les propos que X, Y ou Z peuvent avoir tenus en buvant un coup dans une bonne ambiance ne comptent pas.
L’histoire a ses ruses. En voici un exemple assez fascinant, qui concerne la fameuse CSCE (Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe). Les négociateurs de la charte d’Helsinki de 1975 s’étaient entendus sur une disposition tout à fait incroyable – je suis d’ailleurs très étonné que personne n’en parle – selon laquelle les États signataires avaient le droit unilatéral de choisir leurs alliances ! Or, pour citer encore une fois Kissinger, la sécurité absolue d’un État c’est l’insécurité absolue de tous les autres. Cette disposition totalement extravagante a été reprise dans la charte de Paris de 1990. Aujourd’hui, cet argument est évidemment utilisé en faveur de l’Ukraine, sans parler de la Finlande et de la Mongolie extérieure…

D’où vient cette disposition aberrante ? J’ai fait ma petite enquête. C’était en fait une concession faite par les Occidentaux aux Soviétiques qui voulaient alors être certains qu’on ne pourrait pas remettre en cause l’appartenance des « pays frères » au Pacte de Varsovie. Nous avons donc fait cette concession qui peut effectivement être utilisée sur un plan juridique.

Je m’étais déjà amusé à torturer un peu nos ex-amis russes sur cette question de l’importance de la diplomatie. Certains cas sont de grandes réussites, comme la Grundgesetz allemande, la loi fondamentale de la RFA qui prévoyait deux voies possibles de la réunification : les gens qui avaient préparé cette loi avaient vraiment pensé d’une manière très puissante ce qui pouvait se passer !
Ramener toutes les relations internationales au droit international relève bien sûr de la naïveté. Si le droit international est très important et extrêmement utile dans beaucoup de circonstances ce n’est qu’une digue. Et certaines vagues sautent au-dessus de la digue.

À toutes les idées qui ont été présentées par les orateurs qui m’ont précédé, je voudrais ajouter un mot sur la notion d’intérêt vital.
Il ressort très bien de vos exposés que, pour les Russes, la question de l’Ukraine est ressentie comme d’intérêt vital, pour des raisons historiques et pour des raisons de sécurité. Ils voient l’Ukraine comme un territoire que les Américains veulent conquérir, ce qui, de leur point de vue, constitue un danger immédiat. Et quand les intérêts vitaux sont vraiment en jeu on est prêt à payer le prix du sang.
Qui est prêt à payer le prix du sang pour l’Ukraine ? Certainement pas les Français, les Allemands ni qui que ce soit dans l’Union européenne… pas plus qu’aux États-Unis (pas question qu’ils envoient un boy en Ukraine) !

Nous verrons jusqu’où les Russes sont prêts à continuer à payer le prix du sang. On entend beaucoup dire ces jours-ci, à juste titre, qu’à « droite » de Poutine de plus conservateurs que lui veulent en découdre. … C’est pourquoi la suite de l’histoire n’est pas du tout écrite.
Une vaste majorité d’Ukrainiens vit la grande guerre nationale qui va couronner une longue histoire.… Je rappelle dans mes « Perspectives » du dernier Ramses une anecdote assez drôle. Il se trouve que mon père m’avait fait lire quand j’avais quatorze ans L’histoire de Charles XII roi de Suède où Voltaire explique dans un joli langage que  déjà  des Ukrainiens voulant construire une nation ukrainienne se trouvaient coincés entre les trois grandes puissances qu’étaient la Suède, la Pologne et la Russie. La manière dont il en parle est assez succulente (je vous renvoie à Ramses). On voit que c’est une longue histoire. Et c’est pour les Ukrainiens la grande guerre qui, de toute façon, même si les frontières finales ne sont pas encore dessinées, leur permettra effectivement de devenir un vrai
État-nation. Il n’y a aucun doute sur ce point.

Sur l’issue de cette guerre – dont on a peu parlé jusqu’ici – que peut-on penser ?

De grands dérapages sont possibles. Et, oui, je crois qu’une « troisième guerre mondiale » (il faut s’entendre sur les termes) n’est pas totalement impossible. Mais je ne vois pas grand monde qui la souhaite, à part peut-être à travers la rhétorique des Russes et des Ukrainiens qui veulent en découdre jusqu’au bout. Le langage de Zelinsky, qui parle de la reconquête de la Crimée, est assez irréaliste en tout état de cause.

Toujours est-il que les objectifs affichés actuellement par les Ukrainiens et par les Russes sont extrémistes.

Quels sont les grands acteurs ?

Oublions l’Europe. Les pays où l’issue va se décider sont les États-Unis, la Chine, l’Ukraine et la Russie. Toute la question est de savoir quand les Américains et les Chinois voudront siffler « la fin de la partie ». Ils ne veulent pas que la situation dégénère et sont en réalité beaucoup plus réalistes, même les Américains, que ne le suggère la rhétorique purement idéologique que je mentionnais au début de mon propos. Les Chinois commencent à le montrer clairement, les Américains pas encore, quoique tout indique que des discussions ont lieu entre Russes et Américains à l’heure actuelle. La question est de savoir quand les Américains en particulier diront aux Ukrainiens : maintenant ça suffit, il faut négocier ! Quitte à aboutir à une situation comparable à l’annexion des Pays baltes et de la Moldavie dans les années 1940, qui n’a jamais été reconnue en droit international… ce qui n’a pas empêché de traiter diplomatiquement avec l’URSS, y compris ces régions annexées.

Madame la ministre a chanté les vertus de l’Union européenne, non sans quelques raisons, d’ailleurs, en ce qui concerne la pandémie et, peut-être, en matière énergétique où il semble que les évolutions récentes marquent un relatif progrès eu égard à l’absence de politique énergétique qui n’a cessé de marquer l’Union européenne.

Concernant les affaires européennes, ce qui me soucie le plus, c’est que, Mme Ursula von der Leyen en tête, on promet inconsidérément à tout le monde de rentrer dans l’Union européenne. Or dans des pays où l’idéologie reste extrêmement forte les paroles engagent, même si ce ne sont pas des traités. Il va être extrêmement difficile de refuser l’élargissement à l’Ukraine, à la Géorgie, à la Moldavie etc. Or quiconque connaît un peu ces pays sait que ce ne sont pas des candidats idéaux (c’est un euphémisme) pour l’Union européenne.

Je suis d’ailleurs persuadé que, le jour où la paix sera rétablie, ce qui restera des oligarques russes et les Ukrainiens qui auront peut-être pris du poil de la bête s’entendront très bien.

Le premier élargissement, trop rapide, a failli déjà déséquilibrer complètement l’Union européenne, d’où le traité de Maastricht (je ne me lancerai pas dans un développement sur ce sujet devant Jean-Pierre Chevènement). Ce traité a été conçu par Helmut Kohl et François Mitterrand comme une manière d’empêcher la désagrégation d’une Union européenne qui s’élargissait trop vite. De ce point de vue cela a d’ailleurs été un certain succès. Mais que va-t-il advenir de l’élargissement qui s’annonce, avec des pays qui ne partagent plus du tout les idéaux initiaux ?

L’objectif américain est très simple : les États-Unis veulent, dans une Europe politiquement étendue et affaiblie, renforcer l’Alliance atlantique et en faire une alliance anti-démocratures, mettant dans le même sac la Chine, la Russie, sans parler de l’Iran etc.
Ce n’est pas ce que nous voulons mais nous avons déjà largement cédé.

Je veux mettre en garde mes amis américains : à ce jeu-là, ils peuvent gagner au début mais si l’Europe se décompose vraiment, si, dans les années qui viennent, les rapports franco-allemands se dégradent parce que nous voyons le monde différemment, ce qui n’est pas du tout exclu, une Europe qui commencerait à se décomposer et à retrouver les vieilles querelles leur poserait de sérieux problèmes.

En ce qui concerne la question globalisation/déglobalisation – ou mondialisation /démondialisation – il a été très bien dit qu’une démondialisation complète n’est pas possible dans un avenir prévisible. En revanche, un découplage stratégique sur le plan économique est non seulement possible mais probable.

Les Chinois, de plus en plus « gaullistes », vont réduire leur dépendance sur toutes les activités stratégiques en matière économique, même si cela leur demandera du temps. Si on n’évolue pas vers une guerre, à travers Taïwan par exemple, que nous le voulions ou non, il y aura des formes d’accords et d’ententes entre les Américains et les Chinois, sans pour autant constituer un véritable G2.
D’autre part, comme il a très bien été dit également, bien d’autres acteurs entendent peser, comme l’Inde etc.

Mon dernier mot est pour déplorer l’absence de toute pensée stratégique dans les discours dominants en Europe. Cette anti-stratégie fait que chaque pas détermine presque mécaniquement le pas suivant.

Comme Jean de Gliniasty, je suis désolé de terminer sur cette note pessimiste mais quand on dit quelque chose de désagréable c’est dans l’espoir de susciter des réactions.

Marie-Françoise Bechtel

Merci infiniment.

Dans cette Europe qui, concluez-vous, n’a pas de stratégie, la France n’a même plus de voix ni même de capacités. Car la voix de la France a quand même été un élément de sa diplomatie. De ce point de vue, cette forme de paralysie européenne fait écho au retour de la domination américaine.

Vers le mois de mai, vous disiez que les États-Unis avaient changé et étaient plutôt en faveur du Regime change tel qu’ils l’ont appliqué dans un certain nombre de pays d’Amérique latine … Ce que vous dites ici prouve que vous avez vu une évolution qui conduit maintenant les États-Unis à se dire qu’ils seraient mieux avisés de conclure une paix et de le faire éventuellement en dehors des Européens.

Thierry de Montbrial

Les Américains sont assez réalistes. Mais imaginons un instant que la Russie se décompose totalement et que l’on retombe dans les années 1990. Que nous apporterait une telle situation ?

J’étais il y a quelques jours en Corée où j’ai débattu avec des personnalités américaines de ce genre de sujets. « Les Russes ne sont pas encore suffisamment punis ! Il faut qu’ils souffrent encore plus ! », me disait l’un d’entre eux, un personnage très connu. Vous voyez le mode de raisonnement !

Mais si effectivement la Russie se décomposait, qui peut croire que l’arrivée de millions de Russes serait une bonne nouvelle pour les Européens ?

Un jour, lors d’une visite à Deng Xiao Ping, M. Carter, un parfait idéologue, le chapitrait sur le plan moral : « Que faites-vous pour favoriser le départ des Chinois qui souhaitent quitter votre pays ? » « Combien de millions en voulez-vous ? », lui répondit Deng Xia Ping. Et Carter changea le cours de la conversation.

La destruction d’un ordre n’est jamais une chose anodine. Si une nouvelle révolution se produisait à l’intérieur de la Chine ce serait une catastrophe pour toute l’Asie de l’Est et pour le monde entier. Imaginez les conséquences économiques et politiques d’une nouvelle guerre de dynastie en Chine… Il faut quand même penser à ces choses-là avant de faire n’importe quoi, que diable !

—–

[1] Le club Valdaï réunit chaque année en Russie une centaine d’experts internationaux pour évoquer l’avenir du pays et échanger idées et informations. L’occasion est fournie aux journalistes présents de rencontrer le gratin de l’intelligentsia russe mais aussi des spécialistes internationaux de la société russe venus des Etats-Unis, de Chine, d’Inde, d’Europe de l’Ouest et du monde arabe.
Chaque année, la rencontre a lieu dans une région différente. Le « Club Valdaï » fut créé au terme d’un séminaire d’études organisé par les Russes, en 2004, près du pittoresque lac de Valdaï. Le succès de l’opération incita à rendre annuelle la rencontre qui se clôturait par une rencontre très demandée avec Vladimir Poutine. (NDLR)
[2] Zbigniew Brzeziński, The Grand Chessboard : American Primacy and Its Geostrategic Imperatives, New York, Basic Books, 1997 (NDLR)
[3] Signés le 1er août 1975 à l’issue de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe lancée en 1973, les accords d’Helsinki consacrent l’inviolabilité des frontières européennes, rejettent tout recours à la force et toute ingérence dans les affaires intérieures. Ils engagent dès cette époque les 35 États signataires, dont les États-Unis, le Canada, l’URSS et l’ensemble des pays européens, à l’exception de l’Albanie, à respecter les droits de l’Homme. (NDLR)

Le cahier imprimé du colloque « La guerre d’Ukraine et l’ordre du monde » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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