Débat final

Débat final, lors du séminaire « La dette » du jeudi 20 janvier 2022.

Jean-Michel Quatrepoint

La dette publique doit être considérée dans le cadre des dettes globales d’un pays : dette publique, dette des ménages, dette des entreprises et dette du secteur financier. C’est tout cela qu’il faut financer. S’il est vrai que la France a un patrimoine bien supérieur à sa dette publique c’est essentiellement, bien au-delà du patrimoine public, le patrimoine des ménages et des entreprises. De plus le château de Versailles est inaliénable comme chacun sait.

Une dette publique « soutenable » suppose d’avoir des actifs, à l’intérieur comme à l’extérieur, d’avoir une épargne nationale et de maîtriser sa monnaie.

Les pays qui ont des dettes publiques « soutenables » très élevées, à commencer par le Japon (240 % du PIB depuis les années 1990), financent leur dette par leur épargne à plus de 90 % dans le cas du Japon. De plus, le Japon a des actifs considérables, à l’intérieur et à l’extérieur. De même les États-Unis ont une dette équivalente à la nôtre, avec l’intervention de la FED, que l’on peut comparer à celle de la BCE. Mais les États-Unis sont les États-Unis et ils ont le dollar. Enfin, le Royaume-Uni, qui a une dette à peu près équivalente à la nôtre dispose de sa propre monnaie. Certes l’euro nous a protégés, mais nous ne maîtrisons pas la monnaie.

Quant à nos actifs… les actionnaires qui détiennent les actifs des entreprises du CAC 40 sont à 40 % étrangers en moyenne. Donc ne comptons pas trop sur le CAC 40.

Handicap considérable pour la France, notamment par rapport à l’Italie, nos déficits cumulés extérieurs sur l’Allemagne sont un boulet que nous traînons depuis 2003, en raison de la surévaluation de l’euro notamment par rapport au mark. L’Italie est très largement en excédent extérieur. C’est une grande différence entre nos deux pays.

Nous devons effectivement émettre 260 milliards de dette publique, plus toutes les dettes du secteur parapublic. Mais notre déficit public n’est pas de 260 milliards car il faut « rouler » la dette : comme nous avons émis à court et moyen termes nous devons régulièrement réémettre. Depuis quelques années, fort heureusement, on a commencé à allonger la durée des emprunts. Mais c’est insuffisant. On aurait dû commencer sur une plus grande échelle depuis longtemps.

Une des solutions ne serait-elle pas d’allonger au maximum la durée des emprunts et d’aller sinon aux dettes perpétuelles du moins à des dettes centenaires ?

Thomas Lambert

L’Agence France Trésor s’est lancée dans un allongement de ses émissions. Mais plus on emprunte à long terme, plus on paie cher. Un arbitrage est donc nécessaire entre le coût des intérêts et la protection apportée par un refinancement à plus long terme. Évidemment, dans un contexte où le monde entier veut acheter notre papier, ce point  qui peut néanmoins devenir un problème  ne nous inquiète pas trop.

Sur la question des dettes perpétuelles, le marché absorbe du papier à 50 ans sans problème. Beaucoup de pays de la zone euro le font. Certains, comme l’Autriche, émettent à 100 ans. Mais pour le marché, pour un tel volume, la dette perpétuelle, n’est pas réaliste. La dette perpétuelle à 0 %, une dette sur laquelle on ne paye pas d’intérêts et que l’on ne rembourse jamais, serait évidemment l’idéal … mais cela n’aurait guère de sens pour les créanciers.

En revanche la dette perpétuelle pose des questions intéressantes sur la BCE. Annuler la dette détenue par la BCE reviendrait à détruire de la monnaie, ce qui serait cataclysmique pour le système bancaire mais rien n’interdit de transformer la dette détenue par la Banque centrale en une dette perpétuelle ou quasi-perpétuelle. Objectivement, c’est d’ailleurs à peu près ce que l’on a fait avec la Grèce. Tous les crédits accordés à la Grèce par l’Europe entre 2010 et 2015 ont été transformés petit à petit. Lorsque surgit un problème l’Eurogroupe se réunit et on rajoute 10 ou 15 ans. L’échéance finale des emprunts européens en Grèce est aujourd’hui 2063.

Ce sont donc des solutions qui, en cas de problème, peuvent être envisagées, même si elles sont juridiquement compliquées.

Frédéric Farah

Ne maîtrisant pas la monnaie, nous nous rabattons sur des logiques financières pour tenter de nous sortir de cette course aux excédents. Là est le cœur du problème. Et il continuera à se poser même si nous trouvons des stratégies pour rendre la chose plus supportable. On retrouve toujours cette tension entre l’économie réelle et l’économie financière. Dans l’économie réelle, nous avons payé cet « euro fort » au prix de la désindustrialisation, de la dévitalisation de certaines régions, du chômage etc. La logique européenne pousse à favoriser un autre déséquilibre. En effet, en économie, le déficit et l’excédent sont deux déséquilibres. Le déficit des uns est l’excédent des autres. La dépense des uns est le revenu des autres. Le créancier n’existe pas sans le débiteur. Il ne faut donc jamais avoir un regard asymétrique en économie.

La tendance à penser que « l’excédent c’est bien » est profondément régressive. Dans le système de bancor dont rêvait Keynes ce n’étaient pas aux déficitaires mais aux excédentaires qu’incombait l’effort. De même, dans la Charte de La Havane, qui échoua en 1950 et qui prévoyait la création d’une Organisation internationale du commerce intégrée à l’ONU, l’effort devait venir du côté des excédentaires.

L’Allemagne, « l’homme malade » de l’Europe à la fin des années 1990, est redevenue une puissance mercantile sur le dos des autres. Le système européen tel qu’il fonctionne favorise des stratégies non coopératives qui consistent à exporter le chômage chez son voisin. Les arrangements financiers visant à rendre la pilule moins amère et à s’acheter un peu de temps de vie supplémentaire n’empêchent pas la machine déflationniste de travailler à plein régime. Rien ne l’arrête. L’Italie a payé ses excédents primaires par un système de santé qui n’en peut plus. La politique de rigueur de Mario Monti, président du Conseil des ministres en 2011-2013, a eu raison du système de santé de ce pays vieillissant qui subit le covid de plein fouet, ce qui amène Mario Draghi à mettre en œuvre toutes sortes de super-passes sanitaires pour rendre la chose supportable.

Dans ce système fou qui exalte la « créativité comptable », les artifices financiers, et les bricolages de toutes natures, le cœur du problème n’est jamais traité et il faut faire oublier l’essentiel en le noyant dans l’accessoire.

Jean-Michel Naulot

Thomas Lambert a évoqué les raisons structurelles qui expliquent les taux actuels à 0 %. Parmi ces raisons structurelles, on pourrait également mentionner l’absence d’inflation due à la mondialisation et à l’évolution de la démographie. Mais, l’essentiel est selon moi ailleurs : l’année dernière la quasi-totalité de la dette française a été achetée par la Banque de France…

Mesure-t-on à quel point la situation actuelle est historiquement exceptionnelle du point de vue des politiques monétaires ? On n’a jamais vu ça dans le passé. Traditionnellement, ce n’est pas directement la banque centrale qui crée la monnaie mais les banques commerciales. Le bilan de la banque centrale américaine (la Fed) est resté à 5 % du PIB pendant 60 ans, jusqu’à la crise de 2008. C’est depuis cette crise que l’on a pris l’habitude, surtout en zone euro, de créer de la monnaie massivement. Sans cet achat de dette par la banque centrale, les taux d’intérêt remonteraient. Depuis quelques semaines l’anticipation de hausses de taux se traduit ainsi par un écartement des taux d’intérêt entre l’Italie, la France et l’Allemagne. Cette situation me semble très fragile.

Les deux orateurs ont souligné le fait que la zone monétaire est un handicap. Je partage entièrement ce constat. En effet, dans une zone monétaire, les parités monétaires sont fixes, immuables. Seuls les taux d’intérêt peuvent varier. C’est pourquoi la dette est une contrainte de plus par rapport à tous les autres pays dans le monde au sein de la zone euro. D’autre part, depuis janvier 2013, comme l’avait demandé Mme Merkel dès 2010 pendant la crise de la zone euro, on a introduit dans les contrats obligataires des clauses d’action collective, de sorte que, si demain survient un problème comme celui que l’on a rencontré sur la Grèce, on demandera aux porteurs d’obligations de restructurer la dette, c’est-à-dire d’abandonner 10 %, 20 %, 30 % du montant qu’ils détiennent. Cela rejoint la conception allemande selon laquelle celui qui a fauté doit payer. Ce sont donc les investisseurs institutionnels et les épargnants qui perdront de l’argent. Cela peut se traduire par des pertes sur l’assurance-vie. C’est en tout cas ce qui existe désormais sur le plan juridique. Il n’est pas inutile de le rappeler.

Frédéric Farah s’interrogeait sur le rôle de l’inflation pour réduire la dette, un sujet d’actualité qu’il ne faut pas hésiter cependant à mettre en perspective. Sur le moment, une inflation galopante peut effectivement permettre de réduire la dette. Mais Frédéric Farah a aussi mentionné l’effet boule de neige qui a résulté de la politique du franc fort des années 1990 : le fait qu’on a coupé le lien direct entre le Trésor et la banque centrale s’est traduit par une formidable hausse des taux d’intérêt et des frais financiers que nous payons aujourd’hui. En raison de cet effet boule de neige, alors qu’il n’y a plus d’inflation, nous payons aujourd’hui une dette très importante héritée de cette époque et c’est très douloureux. Donc, l’inflation c’est bien pour réduire la dette mais tant qu’elle persiste… !

Plus fondamentalement, les propos qui viennent d’être tenus sur la dette publique sont plutôt rassurants. Mais pour ma part, je suis inquiet. D’abord, pour la raison que j’évoquais, à savoir que les banques centrales font une politique inédite. Ce qui fait dire à Jacques de Larosière, ancien directeur général du FMI, que les banques centrales indépendantes sont tombées dans la dépendance des marchés financiers… J’en suis également convaincu et je crois que ce n’est pas durable… Les taux remonteront.

Sur le fond, il a été fait allusion aux théories monétaires qui se développent depuis quelques années aux États-Unis. La Modern Monetary Theory (MMT), qui considère que les taux d’intérêt resteront durablement très faibles ou autour de zéro et ne voit aucun inconvénient au développement des déficits, allant jusqu’à préconiser d’utiliser ces déficits tant que le plein emploi n’est pas atteint, me semble être une théorie dangereuse. Je vois là une sorte de « cancel culture » de la finance : on oublie toutes les vieilles lois de l’économie, qui étaient tout de même assez saines. C’est pourquoi quand on fait des comparaisons avec les années 1930, comme l’a fait Frédéric Farah, il faut tenir compte du fait que la situation était très différente. À l’époque de Roosevelt, lors des politiques de relance massive, les déficits publics atteignaient aux États-Unis 20 % ou 30 % du PIB, ce qui n’a strictement rien à voir avec les montants que l’on évoque aujourd’hui. La Banque centrale américaine est intervenue en direct sur les marchés au milieu des années 1930 mais ces interventions étaient exceptionnelles. Nous sommes aujourd’hui dans un univers complètement différent.

Il faut toujours garder en tête que le surendettement est une menace qui peut tourner au drame, comme ce fut le cas récemment en zone euro. La crise grecque, la crise espagnole, la crise italienne, au-delà d’une baisse des revenus, de la production nationale, se sont traduites par des émigrations de centaines de milliers de jeunes. En Grèce plus de 100 000 jeunes ont quitté définitivement le pays, le privant de ses forces vives.

Enfin, un point important n’a pas été évoqué. C’est le fait que la situation de dette est corrélée à la capacité d’influence d’un pays dans le monde et, pour la France, en Europe. L’évolution de la dette publique en France et en Allemagne depuis quinze ans est très impressionnante : en 2007, la dette publique atteignait 64 % du PIB dans les deux pays ; en 2011, au sortir de la crise financière, avec
88 % en France et 80 % en Allemagne, nous étions encore assez proches. Puis, pendant deux quinquennats, la dette publique a explosé en France, atteignant 115 %, contre 70 % en Allemagne. L’influence de l’Allemagne en Europe est devenue très importante, dominante. Comment s’étonner dès lors que les textes de la Commission européenne publiés fin décembre, concernant l’énergie, l’emprunt européen, la taxe carbone aux frontière, la limitation des aides d’État pour le nucléaire, soient influencés par l’Allemagne ? C’est malheureusement le résultat d’un relâchement en matière de dette publique au cours des dix dernières années. C’est un élément strictement politique mais qui a son importance pour des gens qui, comme nous, aiment notre pays.

Thomas Lambert

Un long débat avec M. Naulot pourrait être passionnant.

Les clauses d’action collective déclencheraient une restructuration de la dette automatique, dites-vous. Vous avez raison de mentionner ce point qui relève du droit positif européen. Si jamais un problème comparable à celui que nous avons connu en Grèce survenait dans un autre membre de la zone euro, il nécessiterait probablement l’intervention de l’ESM, le Mécanisme européen de stabilité, qui peut prêter avec ou sans le Fonds monétaire international. Dans le traité instituant ce Mécanisme européen de stabilité une clause rédigée à la demande de l’Allemagne précise que l’intervention de l’ESM est conditionnée à un plan de restructuration de la dette. Et toutes les obligations émises par les États membres de la zone euro dont l’échéance est supérieure à un an, ont une Collective Action Clause obligatoire. Cet instrument a été introduit à la demande de l’Allemagne pour rendre ce scénario plus opérationnel. Ce n’est donc pas automatique puisqu’il faut qu’il y ait intervention de l’ESM. Cela dit, dans le cas de la France, les 500 milliards d’euros dont dispose l’ESM ne suffiraient pas. Cet instrument n’a pas été pensé dans la perspective d’un problème en France !

Sur la question de l’inflation, les États-Unis qui, en 1945, avaient un ratio de dette bien au-delà de 100 %, ont vécu une expérience de baisse longue et continue de la dette publique grâce à l’inflation. Mais cela ne peut fonctionner que dans un cadre de répression financière. Les États-Unis ont fait en sorte que la dette publique américaine soit refinancée pendant trente ans à des taux réels négatifs en trouvant des mécanismes juridiques et financiers qui ont amené le système financier américain et le reste du monde à accepter de refinancer la dette américaine à des taux inférieurs à l’inflation qui, à l’époque, était beaucoup plus forte qu’aujourd’hui. C’était une période très différente, les taux de croissance étaient spectaculaires mais cela a très bien marché.

À l’inverse, les efforts déployés par le Royaume-Uni pour tuer les ambitions impériales de la France lors des guerres napoléoniennes avaient porté sa dette à 250 % de PIB et les Anglais avaient mis à peu près un siècle à retrouver un niveau de dette publique faible, sans inflation (le XIXème siècle était une époque sans inflation) mais en ayant une politique d’excédent budgétaire pendant quasiment un siècle et des perpetuals, dettes perpétuelles à des taux très faibles émises par le Trésor britannique.

On peut donc sortir d’une dette très lourde sur une très longue période et rester la première puissance du monde.

Frédéric Farah

Comme vous l’indiquiez, dans la zone euro, les parités étant immuables, il reste le taux d’intérêt. Dans cette situation où on ne peut plus utiliser le taux de change, au-delà de la question financière du taux d’intérêt qui sert effectivement de variation, ce sont les salaires et la part socialisée sur les salaires, des logiques de dévaluation interne. Dans une zone monétaire insuffisamment optimale, comme il n’y a pas de transferts budgétaires et que la mobilité des travailleurs n’est pas la même que celle des États-Unis, les ajustements se font sur les travailleurs, ce qui renforce la logique déflationniste. Et effectivement on a en quelque sorte tué la Grèce qui a vu son PIB réduit de plus de 25 % depuis 2009, ce qui se traduit comme vous l’avez dit par le départ des jeunes Grecs.

On pourrait avoir un débat très long sur le seuil à partir duquel un surendettement, un déficit, est excessif. Depuis les dispositifs TSCG, two-pack, six-pack…, la Commission européenne met en avant deux variables économiques hautement problématiques qui rajoutent de la confusion à la confusion : la notion de déficit structurel se pense par rapport à la notion extrêmement controversée de croissance potentielle. On a rajouté un étage dans la complication de l’édifice et on s’enfonce encore plus dans des logiques qui deviennent folles. Je peux en témoigner pour avoir lu les 800 pages du document que la France a fait parvenir récemment à la Commission européenne pour valider ses plans, détaillant ses objectifs intermédiaires etc.

Concernant la référence aux années 1930, certes le contexte est différent, certes nous ne sommes pas aux États-Unis mais sur le fond il y a une musique qui reste un peu la même. La nouvelle théorie monétaire s’inspire de Functional finance de Abba Lerner qui s’opposait à Keynes sur la question des déficits. C’est une reprise modernisée des théories d’Abba Lerner. Je veux dire par là qu’il est difficile de déterminer le niveau à partir duquel cela devient préoccupant. Cela nous menacera tant qu’on ne sortira pas de la logique profondément déflationniste qui gouverne la zone euro. Cette monnaie est selon moi totalement dysfonctionnelle. Aujourd’hui elle s’est racheté un crédit parce que la BCE conduit des politiques monétaires particulières. Mais tant qu’on ne sort pas de la logique déflationniste, tant qu’on essaie de s’en accommoder, on se contente d’acheter du temps. C’est ce qui m’inquiète. Et, à chaque fois, la Commission européenne, à coups de two-pack, six-pack, TSCG, a l’art de fabriquer des usines à gaz budgétaires absolument illisibles.

Marie-Françoise Bechtel

Certainement pour perpétuer un système.

Frédéric Farah

Oui. Il faut relire le classique de Finn E. Kydland et Edward C. Prescott, publié en 1977 « Rules Rather than Discretion: The Inconsistency of Optimal Plans » dont s’inspire ce retour à la règle.

Comment transformer un système économique qui a pour inspiration le monétarisme en un outil non déflationniste visant le progrès social ? Je ne sais pas.

Stéphane Rozès

Je poserai deux questions dans le prolongement de l’interpellation de l’intervenant précédent. Je suis également pessimiste sur l’impact des questions de la dette au plan politique. Si les Français n’accordent aucune importance à ces questions concernant la dette, fût-elle souveraine, c’est sans doute parce que, historiquement, la France s’est constituée autour de l’État. L’État ayant précédé la nation, pour les Français, à l’inverse des Allemands, plus il y a endettement public, plus le lien entre l’État et la nation est resserré.

Il a été rappelé qu’en allemand le même terme (Schuld) désigne dette et culpabilité. On a pu avoir le sentiment que Mario Draghi avait un peu tordu le bras aux Allemands. Mais, avec la crise de la pandémie et du fait que l’Europe redevenait leur principale destination commerciale, les Allemands ont semblé remettre en cause leurs fameux principes.

Les Allemands basculent-ils dans leurs approches de la dette dans autre chose à la fois culturellement, économiquement et politiquement ? C’est ma première question.

La deuxième question est absolument liée. Il semblerait qu’il y ait une nouveauté politique en Europe. La nouvelle coalition allemande semble ne plus se contenter d’une hégémonie économique et souhaite assumer une hégémonie politique allemande en mettant en place une Union fédérale européenne pour affronter les défis immenses qui nous attendent, dont le défi écologique.
Selon moi hégémonie économique et hégémonie politique sont une seule et même chose pour les Allemands.

Avec la nouvelle génération de dirigeants allemands, les pudeurs liées au souvenir et à la mémoire du nazisme s’éloignant, y a-t-il un bond en avant allemand fédéral avec l’idée que la mutualisation de la dette demande des contreparties qui ne peuvent être acquises et solidifiées que par un volet politique ? Et l’excédent dont Frédéric Farah a parlé ayant comme contrepartie les déficits français et de l’Europe du Sud, cette question de la dette souveraine n’est-elle pas un accélérateur pour la mise en place d’une hégémonie économique et politique allemande assumée ?

Si cela devait se faire, cela aurait non seulement des effets sur la souveraineté des nations européennes, la dette souveraine se diluant dans une fédération sous hégémonie allemande, mais concrètement sur tous les grands choix qui affectent la vie quotidienne. Ou cette déclaration n’est-elle que l’expression d’une volonté d’assumer dorénavant politiquement et publiquement les positions et intérêts allemands au cœur de l’Europe actuelle ?

Marie-Françoise Bechtel

La portée historique et même conceptuelle de la question posée par Stéphane Rozès est pour nous une préoccupation : notre prochain colloque portera précisément sur les convergences et les divergences entre la France et l’Allemagne à la lumière de l’examen du programme de la nouvelle coalition et de certaines indications dont nous disposons sur la volonté du chancelier Scholz, sur ses conseillers, sur le ministère des finances. Mais je ne veux pas pour autant empêcher chacun de nos invités de dire un mot sur cette question fondamentale. Chaque fois que nous nous sommes heurtés au système économique en partant de la question de la dette, c’est évidemment la volonté allemande qui était derrière. Tout le monde a senti que c’est l’ambiance générale dans laquelle se déroulent maintenant les travaux européens et qui, hélas, marque également aussi les programmes européens.

Frédéric Farah

À propos de cette union fédérale qui nous est proposée, on pourrait s’interroger sur la nature même de ce fédéralisme. En effet, si l’Allemagne voulait porter un réel fédéralisme cela impliquerait une tout autre contribution allemande au budget européen. Si ce fédéralisme s’illustre par un bicamérisme qui donne l’impression qu’une chambre représente les États et l’autre le niveau fédéral, non ! Et je ne suis pas sûr que les Allemands soient prêts à faire l’effort budgétaire considérable qu’impliquerait leur situation de premiers contributeurs, premier PIB.

Un réel fédéralisme impliquerait une solidarité entre les personnes. Concrètement, chacun d’entre nous, par des cotisations par exemple, contribuerait à une caisse générale destinée à financer la dette des Grecs, la dette des Lettons, etc.

Il faut donc s’entendre sur la nature de ce fédéralisme dont je crains qu’il ne soit que d’apparence et permette de conforter la logique des réformes structurelles, la logique de la conditionnalité, entraînant, comme Next Generation EU , ce que j’appelle du mémorandum européen soft ou furtif. Non pas la version Troïka où on arrive avec les valises, on pose les choses sur la table et on fait accepter aux Grecs l’agence TAIPED, le fonds grec chargé des privatisations (une île, une ancienne base américaine etc.). Mais une sorte de conditionnalité furtive à l’italienne, l’arrivée de Mario Draghi ayant vocation à mettre en œuvre une espèce de mémorandum soft pour avoir ses fonds alors que les calculs montrent que c’est un peu un jeu de dupes.

Ce qui se prépare est selon moi un fédéralisme à tendance disciplinaire plus qu’un réel fédéralisme marqué par la solidarité. Nous allons nous retrouver dans ce que Jeffrey Winters appelle The Wealth Defense, la défense de la richesse. Le politiste Jeffrey Winters a analysé le fédéralisme américain à partir de la crise économique qui, au lendemain de la déclaration d’indépendance, a posé la question de la dette. Selon sa thèse il y a deux façons pour la partie la plus fortunée d’une population de s’en tirer, soit par la force, c’est la version passée, soit en mobilisant les institutions pour qu’elles se constituent sous forme fédérale – c’est ce qu’il appelle le « moment hamiltonien » pour défendre les créanciers contre d’éventuels débiteurs. Je crois que le fédéralisme rampant qui est promu à travers cette logique allemande par la Commission européenne est une illustration de cette Wealth Defense.

Pour instaurer son hégémonie l’Allemagne n’a pas besoin de faire beaucoup d’efforts. Nous sommes devenus allemands monétairement dans les années 1980, ce que nous avions célébré joyeusement, heureux d’avoir un « franc fort » et de renoncer à l’inflation en oubliant son rôle social. En effet, seules l’inflation et la dévaluation pouvaient lisser un peu la conflictualité sociale forte qui caractérise la France. Aujourd’hui nous avons tellement envie de ressembler à tous les autres que l’Allemagne n’aura pas besoin de faire d’efforts pour que nous la rejoignions. En matière de marché du travail nous rêvions d’’être danois, en matière d’éducation nous rêvions d’être finlandais …

« Si l’Allemagne avait perdu la guerre elle a gagné la paix » (Jean-Michel Quatrepoint).

Marie-Françoise Bechtel

Le fédéralisme furtif et punitif est une chose nocive mais un fédéralisme coopératif serait bien pis ! Il s’attaquerait frontalement à la souveraineté des États qui reste le mythe fondateur de l’Union européenne, ce qui d’ailleurs, et fort heureusement, en altère fortement les chances dans le futur…

Thomas Lambert

La question de Stéphane Rozès aborde des sujets qui me passionnent.

J’étais conseiller du ministre des Affaires européennes pendant la crise de 2009 quand j’ai reçu un Allemand très influent à Berlin. Nous avions eu une discussion très sympathique sur la relance européenne… jusqu’à ce que nous abordions la question de l’asymétrie. Un Français est toujours un peu choqué par le manque d’universalisme de la pensée économique allemande. Si vous, Allemands, êtes trop austéritaires vous engrangez des excédents commerciaux au détriment d’autres pays, lui dis-je très logiquement. Il m’interrompit : « Vous ne comprenez pas que l’Allemagne démocratique de 1948, celle de Ludwig Erhard, l’Allemagne contemporaine, moderne, s’est construite sur l’exigence d’excédent commercial, sur l’exigence d’une discipline budgétaire et sur la force de la monnaie. C’est existentiel ! ».

En 1992 (je n’avais pas encore le droit de vote, je ne suis pas responsable du traité de Maastricht) nous nous sommes « mariés » avec un pays qui fait de cette exigence l’alpha et l’oméga de sa politique. C’est un choix quasiment religieux. C’est une approche du droit qui vient de l’expérience du nazisme. Laisser des marges au politique est pour eux à la racine du désastre du régime nazi, c’est un Etat de droit où il n’y a pas de droit. Ce sont des choses absolument fondamentales.

Votre question est fascinante : est-ce que les Allemands changent ?

Stéphane Rozès

C’est en effet une question passionnante d’articulation entre les questions culturelles et économiques qui remonte à Althusius, philosophe allemand, et à la Guerre de Trente ans. La prévalence de la règle est pour les Allemands leur façon de ne pas s’entredéchirer. Les Allemands sont prêts à aller jusqu’à un imaginaire radicalisé, tel le nazisme, dont l’antisémitisme est la voie ultime, pour justifier le traité de Versailles et la République de Weimar.

Thomas Lambert

C’est exactement ce que ce que me disait mon interlocuteur allemand. L’Allemagne est une réalité chaotique que vous les Français vous ne comprenez pas ! L’exigence d’excédent commercial est la manière de discipliner la société allemande. Ce n’est pas une exigence absurde, c’est une exigence pour l’ordre, pour éviter le chaos.

Marie-Françoise Bechtel

Je ne suis pas sûre que nous devions nous obséder sur cette question. Je suis intimement persuadée que tout pays qui a son système économique a l’imaginaire et la culture qui va avec. Ce n’est pas particulier à l’Allemagne, simplement son imaginaire n’est pas le même.

Thomas Lambert

En Égypte il y a eu une commission de la dette dans les années 1880 quand ce pays était extrêmement endetté envers la France et la Grande-Bretagne. Les actions du canal de Suez qui appartenaient au gouvernement d’Égypte ont été transférées au Royaume-Uni qui est devenu propriétaire du canal de Suez. Aujourd’hui, en finances modernes, on parle de debt equity-swap, c’est-à-dire effectivement, quand vous êtes très endetté envers des étrangers, votre souveraineté peut être remise en cause. C’est une chose que l’histoire nous apprend.

Concrètement, les Allemands changent-ils vraiment ? On pourrait citer les arrêts de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe sur le traité de Lisbonne, sur les OMT, et très récemment encore, le 5 mai 2020, l’arrêt absolument incroyable sur les achats de dette.

Marie-Françoise Bechtel

Nous avons consacré un séminaire ici même au premier de ces arrêts [1] en invitant Markus Kerber, qui était à l’origine de la procédure, à venir en débattre. J’ai pour ma part rédigé une note sur la position du juge constitutionnel allemand sur le traité de Lisbonne où il dit : « Il n’existe pas de peuple européen » [2]. C’est vous dire l’intérêt que notre Fondation attache à la question.

Thomas Lambert

Je pense que les Allemands n’ont pas changé. Le paragraphe du traité de coalition sur le fédéralisme européen est très intéressant. En théorie, un « saut fédéral européen », au sens de la Cour constitutionnelle apparaît très difficile. En effet, la Cour constitutionnelle ne s’oppose pas au transfert du modèle allemand fédéral au niveau européen à condition qu’il existe une vie politique active et qu’il y ait un peuple européen. Or la cour constitutionnelle a affirmé en 2009 qu’il n’existe pas.

Marie-Françoise Bechtel

Et depuis lors la même Cour n’a toujours pas trouvé ce peuple européen.

Thomas Lambert

En conséquence, le fédéralisme financier n’est pas possible, comme les eurobonds ne sont pas possibles au nom du principe de démocratie : si l’Allemagne d’aujourd’hui vote une garantie de 600 ou 700 milliards sur les dettes des autres et prend le risque qu’un jour un parlement allemand soit forcé de lever des impôts sur les Allemands pour rembourser la dette à la place des Français, c’est attentatoire à la souveraineté de ce parlement dans 10 ans, 20 ans, 30 ans. Donc on ne peut pas le faire. C’est un argument juridique, ça n’a rien à voir avec de la finance.

Ce fédéralisme financier est contraire au principe de démocratie qui est vraiment le cœur du cœur de la constitution allemande. « Ce n’est pas nous qui l’avons inventé, ce sont les Américains en 1948-1949. » disent d’ailleurs les Allemands.

Il est bon de terminer ce débat sur des questions de souveraineté et de fondamentaux. En effet, si les économistes parlent de choses intéressantes, ce ne sont pas eux qui parlent des choses les plus fondamentales.

Marie-Françoise Bechtel

Et la souveraineté était ce soir « l’éléphant dans la pièce », comme diraient les Anglais.

Ceci nous fournit la transition avec le prochain colloque : « France-Allemagne : convergences et divergences des intérêts fondamentaux de long terme ».

Vous avez élevé le débat l’un et l’autre à un niveau qui nous a tous séduits, je crois pouvoir le dire.

Nous vous remercions infiniment.

—–

[1] « De l’arrêt du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe du 5 mai 2020 à la relance budgétaire et monétaire », séminaire organisé par la Fondation Res Publica, le 22 septembre 2020.
[2] « L’ordolibéralisme allemand, obstacle à la puissance européenne », commentaire de l’arrêt du Tribunal constitutionnel allemand du 5 mai 2020, par Marie-Françoise Bechtel.

Le cahier imprimé du séminaire « La dette » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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