« L’industrie au défi de la transition énergétique »

Intervention de Louis Gallois, ancien dirigeant de la SNCF et d’Airbus, président de la Fabrique de l’industrie, lors du colloque « Écologie et Progrès » du mercredi 24 novembre 2021.

Merci.

Je commencerai par citer Mme Agnès Pannier-Runacher (ministre déléguée chargée de l’Industrie), citation que je partage entièrement : « …L’industrie c’est 20 % du problème des émissions carbone en France, mais c’est 100 % des solutions pour décarboner toutes nos activités. » Elle a en disant cela une belle intuition.

L’industrie est soumise à un double défi.

Le premier est la réduction des émissions de CO2. Il s’agit de découpler le développement industriel et la consommation des énergies fossiles.

Ce n’est pas très nouveau.

Je peux en témoigner en ce qui concerne les deux industries que j’ai fréquentées, l’aéronautique et l’automobile.

L’aéronautique a consacré l’essentiel de ses efforts depuis les trente dernières années à la réduction des émissions de CO2, non pour des raisons écologiques mais pour faire faire des économies aux compagnies aériennes. Les générations d’avions n’apparaissent pertinentes que lorsqu’elles sont plus économes en consommation de carburant que les précédentes. 80 % des efforts de R&D dans l’industrie aéronautique sont donc orientés vers la réduction des émissions de CO2, non pour des raisons morales, je le précise, mais pour des raisons financières.

Depuis le début des années 2000 la régulation appliquée au niveau européen conduit les constructeurs automobiles à faire de la réduction des émissions de CO2 et d’autres polluants comme le monoxyde d’azote ou les particules fines une priorité absolue. Là aussi, une grande partie de l’effort de R&D conduit de fait à la réduction des émissions de CO2, la voiture électrique n’étant que la poursuite et l’amplification d’un mouvement déjà engagé.

Actuellement on assiste à une accélération qui se traduit dans la réglementation mais est en fait soutenue par au moins trois acteurs.
Les investisseurs sont devenus des écologistes. Les grands fonds d’investissement font la leçon aux entreprises, leur expliquant qu’elles émettent trop de CO2, qu’elles n’embauchent pas assez de femmes, que la diversité raciale n’apparaît pas dans leur conseil d’administration… Cela a commencé par les fonds norvégiens – qui vivent de l’industrie pétrolière – grands donneurs de leçons sur l’écologie ! La Norvège est, en dehors de la Chine, le pays où il y a le plus de voitures électriques ! Maintenant ce sont les fonds américains, BlackRock et autres.

Le second groupe de pression est constitué par les salariés, ébranlés par ce qu’ils entendent dire à propos de leur industrie. « Tu fais des voitures qui émettent du CO2 … pire, des SUV ! Tu es un pollueur ! » leur reprochent leurs enfants. C’est une véritable difficulté, tant pour les salariés actuels que pour le recrutement de nouveaux ingénieurs, techniciens et ouvriers. Cela ne facilite pas l’attrait des meilleures compétences vers l’industrie que nous souhaitons organiser.

La troisième pression vient des clients. Les professionnels, sachant qu’ils vont progressivement avoir à produire des bilans-carbone incorporant leurs propres achats, deviennent de plus en plus exigeants. Quant aux particuliers, reflets de l’opinion publique, ils veulent être de bons citoyens, donc acheter des produits qui émettent aussi peu de CO2 que possible.

La conséquence de tout cela est la perspective d’investissements massifs.

Une usine de batteries, c’est 4 milliards. Stellantis, qui a succédé à PSA et à FCA, va donc dépenser 12 milliards pour mettre en place les trois usines qu’il a en préparation : une en France, une en Allemagne et une aux États-Unis.

Pour fabriquer l’acier, on va passer d’une fonte produite avec le coke utilisé pour carboner l’oxyde de fer à l’hydrogène : on va casser la molécule de Fe₂O₃, (oxyde de fer) qui va produire de l’eau et de l’acier. Cela représente une formidable masse d’investissements qui vont entraîner la mise au rancart des hauts-fourneaux et des cokeries. Je ne parle pas des hydrolyseurs (dont j’ai vu que M. Macron visitait une usine de fabrication). Je ne vous ai donné que quelques exemples de ces investissements à venir qui représentent des dizaines de milliards mais ont une rentabilité très faible. Le client n’est pas prêt à payer plus cher l’acier fabriqué avec de l’hydrogène au lieu du coke. Ces investissements énormes destinés à transformer le processus de fabrication de ce produit n’accroissent donc pas leur valeur.

Cela va poser un problème de compétitivité pour les industries soumises à ces réglementations, l’Europe étant évidemment en flèche et au premier rang des ensembles qui veulent appliquer une réglementation stricte. Pour freiner cette perte de compétitivité il va donc falloir pratiquer une sorte d’ajustement aux frontières qui revient à faire payer le carbone au prix que les industriels européens supporteront aux importations venant de pays qui ne respecteraient pas les mêmes règles en matière d’émission de CO2.

La Commission de Bruxelles travaille énormément sur ce mécanisme d’ajustement … mais n’a pas trouvé la solution.

Techniquement c’est extraordinairement compliqué. Il faut savoir quelle est la quantité de carbone incorporée au produit qu’on importe. Il faut connaître la provenance des différents composants de ce produit pour savoir s’ils viennent de pays qui ne respectent pas les réglementations…

C’est également un problème politique parce que selon que l’on choisit un mécanisme ou un autre on avantage telle industrie ou telle autre.

Il n’y a donc aucun consensus entre industriels sur ce sujet et aucun consensus entre les pays. Au point que l’Allemagne ne veut plus entendre parler de cette affaire et propose de faire une distribution de quotas gratuits… qui n’ont aucun effet sur les émissions de CO2 puisque ceux qui émettent reçoivent des quotas gratuits.

Un troisième larron s’en mêle : l’OMC s’alarme de ce qu’elle considère comme une barrière tarifaire : « Vous êtes en train de faire payer des droits de douane ! » Les Américains ont déjà indiqué que si nous mettions en place des ajustements qui ne leur conviennent pas ils prendraient des mesures de rétorsion.

Nous sommes donc dans une situation compliquée. Si nous allons plus vite que l’ensemble des industries concurrentes nous allons nous retrouver dans une situation de non-compétitivité. Le risque étant qu’à force de faire la leçon au monde nous nous retrouvions sans industries, au moins sans industries émettrices de CO2.

J’ajoute qu’on ne reviendra pas sur cette transformation qui n’a été engagée que pour les raisons que j’ai évoquées La pression qui s’exerce va entraîner des réductions d’emplois extrêmement significatives. Dans l’industrie automobile on va détruire 100 000 emplois et en créer 30 000. Cela a deux conséquences : un déficit de 70 000 emplois et les 30 000 emplois que l’on va créer ne seront ni à l’endroit ni sur les compétences des 100 000 que l’on va détruire. Cela pose un problème de mise à niveau des compétences et de mobilité. En France, contrairement aux États-Unis, on ne sait pas organiser la mobilité des personnes (logement, conjoint, etc.).
Enfin il va falloir faire l’analyse des contraintes qu’impose cette évolution en matière de dépendance ou de pénurie. On travaille sur un projet de batteries sans cobalt mais pour le moment toutes les batteries incorporent du cobalt. Or 40 % du cobalt vient de la République démocratique du Congo et du Rwanda où il est dans les mains d’opérateurs chinois. Je lisais dans Les Échos que l’on parle maintenant de pénurie de nickel et de cuivre qui sont très liés à l’électrisation (ce qui est peut-être une bonne affaire pour la Nouvelle-Calédonie).
Des problèmes d’écologie vont aussi se poser. Une page entière dans Le Monde est consacrée aujourd’hui au Salton Sea, immense lac intérieur d’eau salée du sud-est de la Californie qui recèle d’imposantes ressources de lithium. Il y a beaucoup de lithium dans le monde, aucune pénurie ne menace. Mais il va falloir ouvrir des mines. Or il est pratiquement impossible désormais d’ouvrir une mine sans avoir sur le dos une avalanche d’associations qui vous expliquent que vous êtes en train de détruire l’environnement et telle ou telle espèce protégée. Le même problème se pose dans le nord du Nevada, à Thacker Pass, à la frontière avec l’Oregon, le plus grand gisement de lithium d’Amérique du Nord, où un projet de mine géante suscite de vives oppositions.

Nous sommes donc dans une situation qui me conduit au moins à un message, c’est qu’il ne faut pas aller plus vite que la musique. Il n’y a pas de raison que nous soyons en avance par rapport à des pays qui sont nos concurrents directs (je pense aux États-Unis et à la Chine). Et nous sommes déjà très en avance en matière d’émissions de CO2 par personne.

Un deuxième volet, plus réjouissant, est celui du développement des nouvelles activités répondant aux exigences « écoresponsables ». Effectivement, la pression écologique va se traduire par la création de nouvelles activités : nouveaux matériaux isolants, électrolyseurs, utilisation de l’hydrogène (sur lequel la France a d’ailleurs un programme), industrie de la santé, industrie agroalimentaire, économie circulaire, pour reprendre les propos de Luc Ferry.

Sur le plan énergétique le développement de l’énergie nucléaire est un point essentiel dans cette affaire à la fois pour soutenir une des rares filières de haute technologie que nous maîtrisons et pour fournir l’électricité nécessaire à la réindustrialisation du pays. J’évoque rapidement la question de la gestion de réseaux décentralisés de production d’électricité reliant en particulier les éoliennes au réseau. Il faut savoir que le coût de l’électricité à la sortie d’une éolienne en mer est de l’ordre de 30 € le mégawatt heure. Quand il arrive sur le continent il est de 50 €, + 20 € ! Personne ne le dit. M. Jadot, pour ne pas le nommer, cite toujours le prix au pied de l’éolienne, ce qui n’a pas de sens. Il ne compte pas l’intermittence ni le coût de cette intermittence. Il ne compte pas non plus le coût de la collecte et de la distribution de cette électricité. Quant au stockage, personne ne sait encore vraiment comment résoudre le problème à un coût acceptable, notamment avec de l’hydrogène Nous n’avons pas de batteries de très grandes dimensions et nous ne savons rien de ce que serait leur bilan écologique.

J’ajoute qu’il n’y a aucune raison particulière pour que les nouvelles activités liées à la transition écologique s’implantent en France ; elles ne le feront que si elles y trouvent les conditions de leur compétitivité. Il va donc falloir mener une politique qui attire ces activités sur le territoire national. Ce n’est pas ce qui s’est passé jusqu’à maintenant sur le solaire et sur les éoliennes. Nous avons une expérience plutôt négative dans ce domaine. Il ne va pas de soi que les usines de batteries déferlent en France. Actuellement elles déferlent en Pologne, pour des raisons compréhensibles : la Pologne fait tapis rouge en respectant moyennement les réglementations communautaires sur les aides publiques et surtout assure avoir des coûts de main d’œuvre tout à fait compétitifs.

En même temps, cette industrie liée à la transition énergétique et écologique peut faire partie de l’effort d’industrialisation de la France et je pense que nous devons jouer cette carte.

Quelles sont les conditions pour relever le défi ?

Comme je l’ai déjà dit, il faut que le rythme soit supportable pour les industriels, pour l’industrie et pour la compétitivité de nos économies. Il faut regarder à quel rythme les évolutions se font dans les autres pays en matière de CO2. Le Français moyen émet un peu plus de la moitié du CO2 émis par l’Allemand moyen et 4 à 5 fois moins de CO2 que l’Américain moyen. Donc si la France fait des efforts désespérés pour réduire encore les émissions de CO2 par habitant injonction permanente il faut savoir que nous faisons des efforts pour le reste de la planète et que le reste de la planète ne l’a pas fait pour nous au même rythme.

La première condition pour relever le défi est la recherche. Je me suis reconnu en écoutant Luc Ferry parlait « d’écomodernisme » car je crois qu’en matière de transition énergétique l’issue n’est que dans la haute technologie. La France a un budget de recherche de 2,2 % du PIB, l’Allemagne est à 3,1 %, les États-Unis à 2,9 %, la Corée à 4,5 % ! J’ai beaucoup d’estime pour la Corée. Je ne dis pas que nous devons être à 4,5 %, je dis : allons à 3 %. Passer de 2,2 % à 3 % c’est 20 milliards de plus par an, ce qui n’est pas rien. Je crois que c’est une exigence absolument incontournable pour les grandes révolutions qui sont devant nous. Bien sûr même avec un tel effort, nous ne maîtriserons pas l’ensemble du front de la recherche, nous ne serons pas les meilleurs partout. Mais nous serons capables de développer une recherche qui nous permette de dialoguer d’égal à égal avec les grands pays de la recherche. Sinon nous serons balayés, nous utiliserons les technologies des autres avec retard et dans des conditions défavorables.

Maîtriser les technologies veut dire se mettre en position de les maîtriser, avoir un appareil d’État qui permette de mener cette politique.

J’ai un tryptique [1] que je ne vais pas développer ici :

Il faut avoir un ministère de pleine autorité en charge de l’industrie, de l’énergie et de la recherche technologique. Il faut évidemment que l’énergie sorte de l’unique prisme environnemental. Elle a beaucoup d’autres dimensions.

Le deuxième élément est une planification de l’effort public et, encore une fois, je me réfère à l’exemple coréen, que je ne développe pas.

Et le troisième est la nécessité d’avoir de grands opérateurs sur un certain nombre de grandes technologies. Il faut au moins un grand opérateur sur la santé, un peu comme la BARDA (Biomedical Advanced Research and Development Authority) aux États-Unis. Il faut un grand opérateur sur le numérique qui embrasse à la fois l’intelligence artificielle et le quantique. Je ne vois que l’Inria (Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique) capable d’être l’embryon de cet opérateur (j’ai compris d’ailleurs que son directeur n’était pas contre l’idée d’aller dans ce sens). Nous avons un grand opérateur sur la Défense avec la Direction générale de l’Armement (DGA), un outil que, ô miracle, nous n’avons pas encore complètement cassé. Il faut enfin un grand opérateur sur l’énergie ; pour la construction des réacteurs ce ne peut être que EDF ; pour la recherche et le développement technologique il faut bâtir une association réunissant le CEA et EDF, deux maisons qui doivent apprendre à mieux travailler ensemble, sans oublier Technicatome et Orano.

La deuxième condition pour relever le défi est l’énergie. Si on veut sortir des énergies fossiles et garder une industrie, il faut une énergie électrique abondante, décarbonée, pilotable et compétitive. Nous allons passer de la consommation actuelle de 480 TWh à 735 TWh selon le RTE et 900 TWh selon EDF, c’est-à-dire un quasi doublement de la consommation d’électricité. Nous allons avoir des voitures électriques, une industrie électrique, tout le chauffage va basculer sur l’électricité. Je ne dis pas qu’il ne faille pas du tout d’énergies renouvelables mais ce ne sont pas les énergies renouvelables qui régleront ce problème. Il faut au moins maintenir la situation actuelle où 70 % de l’énergie électrique est produite par le nucléaire. De 70 % de 480 TWh il faut passer à 70 % de 900 TWh. Cela signifie qu’il va falloir construire des centrales. Il faut avoir comme perspective au moins une quinzaine de centrales. Le nucléaire répond à la question. Je rappelle que le nucléaire est, avec l’aéronautique, l’une des deux industries que nous maîtrisons de A à Z. Nous n’avons plus d’uranium en France mais l’uranium est répandu sur la planète entière. Nous avons un enrichissement. Nous avons les centrales nucléaires. Nous avons le retraitement et j’espère que nous aurons l’enfouissement. Nous avons tous les éléments de cette technologie. Nous articulons le civil et le militaire. Nous avons une énergie nucléaire capable de produire de l’électricité, de la mobilité : nous avons des sous-marins nucléaires, un bientôt deux porte-avions nucléaires. Donc c’est une des rares technologies que la France possède à un niveau mondial, même s’il y a des pertes de compétences. La centrale de Flamanville doit être considérée comme un prototype qui reconstitue la compétence française. Évidemment, ça coûte très cher. Mais on n’a pas construit de centrale pendant 25 ans ! Je crois que c’est vraiment une priorité.

J’ajoute qu’il y a une bataille immédiate sur ce qu’on appelle la taxonomie [2]. L’Union européenne va-t-elle déclarer l’énergie nucléaire comme énergie verte ou énergie verte de transition ? Je crains un compromis franco-allemand dans lequel le gaz et l’énergie nucléaire seraient considérés comme énergies vertes de transition, ce qui pour le gaz, émetteur de CO2 (70 fois plus que le nucléaire !), est parfaitement justifié mais il est impossible de classer le nucléaire énergie presque totalement décarbonée comme énergie de transition parce qu’on n’investit pas dans une énergie de transition pour 60 ans ! Or la taxonomie désigne aux investisseurs les industries considérées comme « vertes ». Si le nucléaire est considéré comme « énergie verte de transition », quels investisseurs vont s’engager dans ce domaine ?

Le troisième sujet est le financement. Tout cela va coûter extrêmement cher. J’ai parlé de la transition industrielle, j’ai parlé de l’effort de recherche, j’ai parlé de l’effort d’équipement de l’énergie électrique. Il va falloir mobiliser des centaines de milliards d’euros.
Comment va-t-on mobiliser massivement des financements dans cette direction ?

Ce n’est pas un problème d’argent, l’argent existe. Le problème c’est qu’il va falloir solvabiliser, c’est-à-dire faire en sorte que les investisseurs aient envie d’investir parce que ça leur rapporte de l’argent, que ce soit l’épargnant sur le plan national, qu’il faudra rémunérer, que ce soient les investisseurs plus professionnels qu’il va falloir réorienter.

Nous avons en France un petit magot. 1650 milliards d’euros d’épargne sont placés dans l’assurance vie. Une partie extrêmement limitée de ces 1650 milliards d’euros va dans l’industrie. L’essentiel, placé en obligations d’État, finance le Trésor français mais aussi le Trésor allemand parce que les épargnants français achètent à travers l’assurance vie beaucoup de bons du Trésor allemands, considérés comme une valeur très sûre. Il va bien falloir qu’une partie de cette épargne vienne financer l’effort gigantesque qui est devant nous.

Pour garantir ce financement l’État va être obligé de jouer son rôle. EDF n’est pas en mesure de financer les investissements qu’elle a devant elle. Le rôle de l’État va être de financer la recherche, c’est à lui de le faire, mais aussi de garantir une partie de ces financements.

L’argent existe mais pour qu’il existe vraiment il faut de la croissance. Il va falloir de la croissance pour générer les richesses nécessaires pour cet effort important sur le plan national.

L’idéologie de la décroissance fait des ravages dans la jeunesse française. Parler de croissance est « ringard ». Je suis préoccupé par cette situation.

Cette idéologie de la décroissance doit être combattue avec énormément de fermeté pour au moins trois raisons.

La première c’est que la décroissance est profondément injuste et crée des inégalités qui nécessitent une politique redistributive massive d’autant plus difficile avec un « gâteau » en réduction.

La décroissance ne permettrait pas de financer l’effort que je viens d’indiquer.

Enfin, cette vision décliniste conduit à abdiquer toute souveraineté. Nous serons dans la main des autres, ce qui interpelle ceux qui gardent au fond d’eux-mêmes l’idée que la France est un pays qui mérite qu’on l’aime.

Merci.

Marie-Françoise Bechtel

Merci beaucoup, cher Louis Gallois.

J’observe qu’aucun des deux orateurs que nous venons d’entendre n’est décliniste et que l’un et l’autre alertent l’un et l’autre sur la question du volontarisme.

Luc Ferry

Je suis intégralement d’accord avec ce que vous avez dit.

Avant de vous quitter – je vous prie d’excuser mon départ anticipé – je voudrais vous conseiller le livre de Guillaume Pitron sur les 17 métaux rares [3]. C’est un travail extrêmement intéressant.

Vous avez parlé du budget de la recherche.

En tant que ministre de la Recherche, j’avais évidemment financé le projet ITER (qui doit démontrer que la fusion peut être utilisée comme source d’énergie à grande échelle, non émettrice de CO2, pour produire de l’électricité) auquel je crois beaucoup. Quand ce projet aboutira, peut-être en 2050 ou 2060, nous aurons de l’électricité propre, du nucléaire propre totalement sûr pour des millions d’années, pour la planète entière. Il ne faut donc pas négliger ce programme.

La question de la rémunération des chercheurs pose un vrai problème qui demanderait d’abord que l’on réduise le nombre de chercheurs. On n’a pas besoin de 300 sociologues au CNRS ! Alors titulaire de deux agrégations (philosophie et science politique) et d’un doctorat d’État, je fus chercheur au CNRS pendant deux ou trois ans. J’étais payé royalement l’équivalent de 1400 € par mois ! J’ai déjeuné récemment avec Yann Le Cun, l’un des chercheurs les plus importants au niveau mondial dans le domaine de l’intelligence artificielle (il a notamment inventé le Deep Learning). Français, Breton, il a lui aussi été chercheur au CNRS avant de partir pour New York où il dirige le Facebook Artificial Intelligence Research … sans doute pour un peu plus de 1400 € par mois. Au-delà de l’aspect vénal, les conditions de travail y sont absolument extraordinaires.

La décroissance est invendable, personne ne souhaitant voir ses revenus divisés par trois. De plus, comme l’a dit Louis Gallois, la décroissance ne permettra pas de financer les projets indispensables qui ne sont pas immédiatement rentables. Les « décroissants » malheureusement très populaires chez les jeunes écologistes aujourd’hui (« Extinction Rebellion », Verts etc.) en viennent donc à développer des thèses liberticides pour imposer cette décroissance dont personne ne veut. Dominique Bourg, par exemple, qui a présidé la Fondation Hulot, défend urbi et orbi l’idée qu’il faut installer un nouveau conseil démocratique – en réalité anti-démocratique – constitué d’experts en décroissance non élus. Ce conseil, placé au-dessus du Sénat et de l’Assemblée nationale, aurait un droit de veto sur toutes les lois. Hans Jonas parlait de la « tyrannie bienveillante » qui consiste à faire le bien des gens malgré eux, parce qu’ils ne prendront pas les bonnes décisions. Selon lui le long terme, pour lequel il plaide, doit être imposé brutalement à nos sociétés court-termistes.

Ce vers quoi l’on va est extraordinairement dangereux.

La seule chose qui me console, moi qui suis un gaulliste de toujours, c’est qu’en 1968, alors que la Révolution culturelle chinoise venait de faire 65 millions de morts, nos « révolutionnaires » étaient maoïstes, ce qui était quand même bien pis ! Au moins nos gamins d’« Extinction Rebellion » ne sont-ils pas méchants.

Marie-Françoise Bechtel

J’ai perçu beaucoup d’harmoniques entre les deux interventions que vous venez d’entendre, l’une plus empirique, l’autre plus théorique. La manière dont vous avez abordé l’un et l’autre le déclinisme avait beaucoup de force, précisément parce qu’elle se portait sur des terrains différents, avec un cadre conceptuel différent et dans des domaines également différents.

Jusqu’ici nous convergeons très bien vers cette idée d’un progrès qui trouverait son compte dans la question écologique.

Jean-Michel Quatrepoint va maintenant traiter des aspects géopolitiques de cette question.

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[1] Voir à ce sujet le colloque organisé par la Fondation Res Publica le 13 avril 2021 : « Comment penser la reconquête de notre indépendance industrielle et technologique ? » ; et le rapport remis au Premier ministre par le commissaire à l’investissement Louis Gallois le 5 novembre 2012, où étaient présentées 22 mesures pour améliorer la compétitivité de l’industrie française. (NDLR)
[2] Depuis 2018, l’Union européenne a lancé une classification des activités économiques en fonction de leur impact sur le climat, appelée « taxonomie » verte, qui, peu à peu, s’est étendue à des impacts environnementaux plus larges. Les entreprises seront soumises à partir de 2022 à une obligation de déclaration de leurs activités qui sont alignées avec la taxonomie européenne. Les sociétés de gestion d’actif européennes auront également une obligation de déclaration. (NDLR)
[3] Guillaume Pitron (préface Hubert Védrine), La Guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, Paris, éd. Les liens qui libèrent, 2018. Lire à ce propos « La dépendance aux métaux rares et les contradictions de la transition énergétique et numérique », note de lecture de Joachim Imad, publiée par la Fondation Res Publica.

Le cahier imprimé du colloque « Écologie et Progrès » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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