Introduction

Introduction de Marie-Françoise Bechtel, présidente de la Fondation Res Publica, lors du colloque « Écologie et Progrès » du mercredi 24 novembre 2021.

Mesdames, Messieurs,
Chers amis,

Ouvrant notre colloque « Écologie et progrès », je commence par saluer nos invités :

Vous aurez tous reconnu Luc Ferry, philosophe, ancien ministre, auteur d’un récent ouvrage, Les sept écologies [1].

Vous reconnaissez aussi Louis Gallois qui nous fait parfois l’honneur de nous rejoindre pour nous faire profiter de sa sagesse acquise dans une expérience importante, particulièrement en matière industrielle de haut niveau.

On ne présente plus Jean-Michel Quatrepoint. Il a beaucoup de cordes à son arc mais c’est plutôt comme géopoliticien qu’il intervient aujourd’hui.

Enfin, Christophe Ramaux, économiste, universitaire, qui prépare un ouvrage, Pour une économie républicaine, qui aborde notamment le défi que la question écologique pose à la question sociale.

Nous parlerons ce soir d’écologie et nous le ferons à travers une question qui nous semble essentielle, celle de son lien à la modernité.

Selon quelle grille conceptuelle pour répondre à une question exprimée par Jean-Pierre Chevènement pouvons-nous aujourd’hui regarder la préoccupation écologique et la prégnance de cette préoccupation ?

Le présupposé de ce colloque, comme l’indique son intitulé, est que cette préoccupation écologique est à mettre en relation avec la notion de progrès et ce non seulement dans une relation critique mais dans une remise en cause globale et fondamentale. Nous allons essayer de mesurer cette remise en cause par différentes voies puisque nous avons invité un philosophe, un spécialiste des défis géopolitiques, un haut praticien de l’industrie et de l’action publique et un économiste qui a notamment réfléchi au défi social de l’impératif écologique.

Luc Ferry avait dès 1992 consacré un ouvrage au Nouvel ordre écologique [2]. Je trouve très significatif que ce soit un philosophe qui ait ainsi jeté les bases d’une approche critique par les fondements de la pensée écologique et de l’idéologie écologique.

C’est en effet un philosophe, Hans Jonas qui dans les années 1970 a posé les fondements conceptuels non pas de la question écologique  il y a eu pour cela de nombreux penseurs, scientifiques, comme Élisée Reclus, ou littéraires, comme Thoreau et, avant eux, Haeckel mais de ce qu’on pourrait nommer l’écologisme en tant que morale nouvelle. L’œuvre de Jonas est celle d’un philosophe qui ne convoque l’histoire que pour déboucher sur la morale. Dans un passage très significatif de son ouvrage Le principe de responsabilité (1979) il écrit ainsi que « la vulnérabilité critique de la nature par l’intervention technique de l’homme » fait de la nature « un objet de la responsabilité humaine ». C’est là selon Jonas « une nouveauté » car si même nous avons été débordés par « l’autoprocréation cumulative de la mutation technologique du monde (…) tout ceci devrait être voulu dans la volonté de l’acte individuel ». Autrement dit « l’acte individuel » doit être regardé comme le fondement de la responsabilité humaine vis-à-vis de la nature.

On peut se demander pourquoi cette pensée si typique par ailleurs de l’éthique protestante a débordé à ce point les frontières allemandes. Je n’ai pas la réponse à la question mais on peut noter tout de même certaines coïncidences dans le temps.

On peut s’arrêter d’abord un instant sur les années 1970 car, temporellement parlant, elles peuvent apparaître rétrospectivement comme le foyer central d’une pensée, sans doute désordonnée, qui devait bientôt venir à ébullition puis se répandre en nappe. Cette période est en effet marquée par une interrogation sur la croissance avec le célèbre rapport du MIT (« Halte à la croissance »). C’est aussi le moment de Mai 68 dont une des dimensions a été la récusation de la société de consommation -je le sais, j’y ai participé… – en même temps d’ailleurs, paradoxalement, que la montée d’une sorte d’aspiration à la jouissance immédiate de la vie. C’est en tout cas le moment de la percée d’une écologie politiquement organisée avec l’apparition dans le paysage politique allemand des Verts qui ne cesseront depuis lors de progresser. Apparition aussi, beaucoup plus modeste, en France … avec moins de cohésion, c’est le moins qu’on puisse dire.

La période qui suit les années 1970 est celle de l’affaiblissement des grands idéaux collectifs, notamment le marxisme qui laisse largement en déshérence la jeunesse en matière d’engagement. L’effondrement des doctrines politiques à vocation universelle va ainsi de pair avec la disparition de la foi dans le progrès qui allait avec. La déchristianisation s’accentue aussi fortement dans les mêmes années. Ces deux vagues de disparition des grandes aspirations collectives laissent des traces : on sent bien qu’on a perdu la foi dans l’avenir de l’humanité collectivement construit.

Y-a-t-il des connexions entre tout cela ? Il y a au moins coïncidence dans le temps pour ne pas dire davantage. Et, en rapport avec notre grille de départ, en quoi tout cela s’inscrit-il dans une contestation du progrès ?

D’abord en tant que pensée de l’inéluctable qui s’oppose au volontarisme de l’action humaine pour réparer, corriger ou faire avancer le monde.

Ensuite par l’« heuristique de la peur » qui porte sur notre avenir. Jonas s’oppose ici à Ernst Bloch à qui il reproche de disqualifier la peur pour la raison qu’elle serait une conséquence de « l’incapacité d’avoir des rêves dirigés en avant ». Il critique aussi Sartre pour qui la peur « est un état d’esprit qui supprime l’homme ».

Enfin le retour de la culpabilité comme facteur central du rapport de l’homme à l’histoire. Sur cette question les analyses ne sont d’ailleurs pas convergentes.

Si la pensée de Jonas est tout entière marquée par la culpabilité humaine dans l’avènement et le déploiement du nazisme, pour Luc Ferry – si je l’ai bien compris – un certain écologisme se trouvait déjà dans le nazisme c’est-à-dire dans une vision du progrès portant sur la sélection de l’échantillon humain appuyée sur les techniques scientifiques. Mais aussi et surtout dans la glorification d’une nature idéalisée, celle des vertes forêts allemandes contre l’univers cartésien desséché. Tous ne partagent pas ce point de vue, notamment l’historien spécialiste du nazisme Johann Chapoutot qui d’ailleurs a évolué sur la question. Vous avez en tout cas, Luc Ferry, été jusqu’à parler de la renaissance d’un « écofascisme » après les attentats de Christchurch perpétrés par un suprémaciste.

Tout cela montre surtout peut-être une évolution de la conscience collective marquée par des contradictions comme tout mouvement d’idées qui se construit.

Vient alors une préoccupation qui est le glissement qui a conduit de la préoccupation écologique à une vision totalisante de l’écologie dans une large partie de la société

Luc Ferry a justement souligné, entre autres choses, à quel point la préoccupation écologique est pour les uns une projection de la vision anthropocentrique avec le choix du terme « environnement » et pour les autres, les plus radicaux, une vision totalisante des choses privilégiant le terme de « nature ».

Une rupture ou un glissement me semble intervenir avec le GIEC créé au milieu des années 1980. On va alors commencer à parler de planète, du destin commun des hommes sur terre. Vision distincte de l’offense faite à la nature. Tout cela d’ailleurs va finir par se rejoindre au point qu’on ne sait plus très bien si l’on peut distinguer la culpabilité dans l’offense faite à la nature, cette entité innocente à laquelle l’homme s’est attaqué, de la crainte de ce même homme pour son destin personnel même exprimé à travers le souci de l’avenir de ses enfants. Entre alors en scène la théorie du climat, donnant naissance au concept d’anthropocène, inventé par un spécialiste du climat en 1995 [3] qui, comme son nom l’indique, remet l’homme au centre du questionnement. Car ce n’est plus prioritairement le mal que ses activités feraient à la « nature » qui est visé mais le mal qu’il se fait à lui-même. L’effet carbone est né, avec tout le cortège qui va désormais l’accompagner depuis le sommet de Rio (1992), avec la succession des sommets internationaux jusqu’au récent sommet de Glasgow, mais aussi jusqu’à son dernier avatar en forme de triomphe qui est la saisie par le juge des politiques gouvernementales. On peut dire qu’aujourd’hui la question écologique, du moins dans les pays développés, a préempté le débat public en exerçant un poids majeur sur la conscience collective. Au point que l’on en vient parfois à se frotter les yeux devant la pression morale ainsi exercée sur de larges couches de la population, celles du moins qui exercent une vraie influence soit par leur présence dans le débat public soit parce qu’elles représentent la jeunesse. On est frappé aussi par le caractère péremptoire des constats.

Sur ce sujet une question qui ici n’est pas tabou est de savoir jusqu’à quel point les prévisions du GIEC sont insusceptibles d’être discutées (par des scientifiques bien sûr). Elles sont rarement mais parfois tout de même discutées : ainsi Benoît Rittaud, mathématicien et fondateur des « climatoréalistes » fait-il valoir dans la livraison de la Revue Front populaire [4] (où figure aussi une contribution de Luc Ferry) que le regard du mathématicien sur les modèles de prévision climatique induit de forts doutes : caractère excessif des estimations au regard des observations effectives dont elles se réclament, incertitude qui naît de l’existence de la modélisation, polarisation sur l’effet carbone (« carbocentrisme ») dans laquelle le fait que l’émission des gaz d’origine humaine conduirait à la catastrophe ne serait pas démontrée. Il note une singularité du GIEC, seul organisme onusien traitant de sujets scientifiques qui a été créé pour appuyer ouvertement une politique dont « les conclusions sont préécrites ». Il note aussi le poids considérable du lobbying de l’écobusiness et son rôle dans des choix politiques qui engagent fortement le futur et dont un des exemples est la multiplication des implantations d’éoliennes. Il note également et je dédie cette référence à notre ami l’ambassadeur Dejammet, qu’il existe aujourd’hui une véritable « cancel culture climatique » qui fait régner à l’université chez les chercheurs une vraie police de la pensée. Mais je m’arrête avant de faire l’objet de tweets vengeurs sur le caractère manifestement complotiste de ce que je viens de dire, même en citant un authentique chercheur et non sans noter que ce même chercheur se réclame non d’un négationnisme climatique mais d’un « climatoréalisme » refusant seulement une prétendue accélération inédite impossible à démontrer.

Il est d’ailleurs utile de garder à l’esprit que cette prégnance dans la sphère publique est en réalité le fait d’une très large partie de la classe politique sous des formes plus ou moins marquées selon les partis, des médias (massivement) et de couches de la société qui ne sont pas à ce jour majoritaires, y compris sociologiquement, loin s’en faut (Christophe Ramaux nous éclairera peut-être sur ce point), car si une «écologie populaire » existait cela se saurait…mais qui relaient ou exercent selon le cas un magistère dans lequel jamais peut-être la confusion de la morale et de la politique n’a été plus grande. Il convient d’y ajouter le consensus international, lié à ou biaisé par la position des puissances principales depuis que, dans les années 90, l’Onu a formalisé, en lui donnant une portée universelle, le concept de « durabilité » après tout un débat sémantique pour savoir s’il ne fallait pas plutôt dire, comme le proposait le Canada, « soutenabilité ». (Voir à ce sujet la note de Marie-Françoise Bechtel « Le développement durable, nouvelle rhétorique universelle » [5].)

L’écologisme dans sa version non seulement totalisante mais aussi globalisante dans le débat politique reste en tout cas une pensée de l’inéluctable alors que le progrès est fondé non seulement sur la liberté mais sur l’imprévisibilité de ce qui peut advenir : le débat sur les déchets nucléaires en est un exemple. C’est aussi une pensée du renoncement (je cite encore Jonas : « La restriction beaucoup plus que la croissance devra devenir le mot d’ordre »). On ne peut pas dire d’ailleurs que Jonas critique frontalement l’idée de progrès ; les pages qu’il consacre au progrès scientifique – que l’on est, dit-il, obligés de regarder comme un bien – et au progrès technique dont il souligne « l’ambivalence éthique » le montrent. Mais son œuvre conduit tout de même à mettre en cause si ce n’est l’idée du progrès en elle-même du moins dans les faits ses réalisations actuelles et futures.

Comment expliquer cette dominance d’un véritable moralisme qui, bien qu’il ne soit pas partagé par de nombreuses couches de la société française, notamment les couches populaires, est aujourd’hui très largement diffusé par l’école (et je m’exprime ici devant deux anciens ministres de l’Éducation nationale…) ? C’est l’une des grandes questions qui se posent.

Au demeurant cette grille conceptuelle que nous proposons face aux larges dérives que suscite aujourd’hui le tout écologie n’est pas seulement une question théorique. D’ailleurs les interventions de Jean-Michel Quatrepoint et de Louis Gallois s’attacheront à montrer comment on peut interroger la dominance de l’écologisme dans les actes, soit dans les contradictions dont il est en fait porteur, soit dans la manière dont il s’inscrit en fait dans le jeu des puissances.

À travers en tout cas ces deux manières de rejeter les grands courants idéologiques, fondées sur un refus du politique comme art de la transition, est aussi en cause l’affaissement moral de la civilisation occidentale au XXe siècle regardée comme non rachetable, qu’il s’agisse de la question de l’égalité, réduite à l’égalité des sexes ou des genres, de la question coloniale et, prenant place dans le cortège, du refus de l’insulte faite à la planète.

L’attitude qui privilégie le tout écologie tire les conséquences de notre finitude en mettant en scène la catastrophe future. Je n’ai pas le temps d’évoquer la pensée américaine, dont les développements sont pourtant intéressants, notant seulement que, outre-Atlantique, l’individualisme consumériste analysé par Christopher Lasch se fonde aussi à sa manière sur une peur de la mort qui fait du regard de l’individu sur sa propre fin le phénomène de la fin du XXe siècle et des débuts du XXIe.

Les postures morales qui découlent de la peur sont en tout cas un bien pauvre relais de la pensée d’un universel comme bien commun aux hommes qui ne saurait exclure l’idée de progrès fût-elle revisitée.

Est-il alors incurablement optimiste, ce sera ma dernière remarque pour cette introduction, de se demander si le progrès ne peut faire bon ménage avec le souci d’une transition écologique fondée sur des constats solides ? N’y a-t-il pas d’ailleurs un paradoxe à demander des politiques très volontaristes et très disruptives par rapport aux habitudes de consommation on pense aux transports en niant ce qui est le fondement nécessaire de ces politiques, le progrès technique ? Que l’on songe à l’importance de la recherche et du développement en matière nucléaire, en matière de captation du carbone, en matière alimentaire même, on voit mal comment pourraient se développer les investissements et programmes nécessaires sans une foi renouvelée dans ce que peut l’homme, que ce soit dans le développement de la pensée scientifique ou dans celui de la réalisation technique.

Mais, il est vrai, tous les courants écologistes ne se réclament pas de réformes positives. C’est, je pense, ce que va, parmi d’autres choses, nous dire Luc Ferry dans la typologie très articulée qu’il présente dans son ouvrage Les sept écologies.

Je me tourne donc vers Luc Ferry qu’il est inutile de présenter si ce n’est pour dire qu’à la dimension politique de son action il ajoute ce qui en est peut-être le fondement, un savoir philosophique qui lui donne une voix singulière.

—–

[1] Luc Ferry, Les sept écologies. Pour une alternative au catastrophisme antimoderne, Paris, éd. de l’Observatoire, 2021.
[2] Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique, Paris, Grasset, 1992.
[3] Paul Josef Cruzen, prix Nobel d’économie.
[4] « Écologies : Les leurs et la nôtre », Front Populaire, n°5, été 2021.
[5] Marie-Françoise Bechtel, « Le développement durable, nouvelle rhétorique universelle », Note de la Fondation Res Publica, avril 2011.

Le cahier imprimé du colloque « Écologie et Progrès » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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