Le programme de la nouvelle coalition allemande en matière énergétique : enjeux et perspectives

Note de Sylvain Hercberg, ancien cadre d’EDF, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, auteur de Sur le système électrique en France (L’Harmattan, 2019).

L’analyse du contrat de coalition du nouvel exécutif allemand (SPD, Verts et FDP) fait ressortir plusieurs orientations en matière énergétique dont on peut se demander si elles ne conduisent pas la relation franco-allemande dans une forme d’impasse. Plus que jamais la France doit se mobiliser pour une réorganisation du marché européen de l’électricité. Si l’Allemagne entend sortir du nucléaire, il est dans l’intérêt de la France de maintenir la part élevée du nucléaire dans sa production d’électricité et de valoriser sa maîtrise complète de l’industrie nucléaire, condition de son rebond industriel.

L’accord de gouvernement de la coalition SPD-Verts-FDP comporte bien évidemment le renforcement des orientations maintenant anciennes en matière d’énergie. Il prévoit notamment de donner « un nouveau rythme à la transition énergétique en supprimant les obstacles au développement des énergies renouvelables » et de mettre fin « à l’ère des énergies fossiles, notamment en avançant idéalement la sortie du charbon à 2030 et en laissant derrière nous la technologie du moteur à combustion ». Cela s’inscrit dans une série de décisions remontant au début du millénaire : l’introduction de la surtaxe EEG (EEG-Umlage) en 2000 par le gouvernement Schröder pour financer le développement des énergies renouvelables, l’EnergieKoncepte de 2010 adopté par le gouvernement Merkel pour allonger la durée d’exploitation des centrales nucléaires en échange de l’intensification du développement des nouvelles énergies renouvelables, l’EnergieWende de 2011 qui, au contraire, décide, à la suite du tsunami au Japon, l’arrêt définitif des centrales nucléaires en 2023. Rappelons l’objectif de l’EnergieWende pour ce qui concerne l’électricité : une production réalisée principalement avec des EnR et des centrales à gaz, la sortie du nucléaire et du charbon.

Electricité : quelques comparaisons entre la France et l’Allemagne

Cette comparaison [1] est d’autant plus importante que tous les experts et toutes les institutions considèrent que l’électricité est le vecteur énergétique d’avenir, dont la consommation devrait augmenter significativement dans les prochaines décennies : dans son scénario le plus ambitieux en matière d’émissions de gaz à effet de serre [2], l’AIE estime que l’électricité sera la moitié de l’énergie consommée en 2050, ce qui nécessite que sa production soit multipliée par 2,5.

Le tableau ci-dessus montre que la France est particulièrement bien engagée dans la maîtrise des émissions de gaz à effet de serre, grâce à la production d’électricité décarbonée principalement nucléaire et hydraulique. Elle contribue également à la réduction des émissions dans les pays voisins importateurs d’électricité produite en France.

Par ailleurs, il convient de connaître le prix de l’électricité en France et en Allemagne. Pour les consommateurs domestiques, en moyenne sur le premier semestre 2021, il est de 0,19 €/kWh dont 32% de taxes en France et de 0,32 €/kWh dont 50% de taxes en Allemagne [3]. Sur la même période, le prix de l’électricité pour les autres consommateurs est de l’ordre de 0,11 €/kWh en France et de 0,18 €/kWh en Allemagne ; pour ce qui concerne les industriels allemands, l’écart de prix est de 40% entre les entreprises qui consomment le moins et les plus électro-intensives, ces dernières étant exemptées de plusieurs contributions (subventions aux renouvelables, modernisation du réseau, etc.) se concrétisant par un transfert annuel de plusieurs milliards d’euros des foyers et des petites entreprises vers les industries très consommatrices [4].

L’énergie dans l’accord de coalition

Le contrat de coalition vise la sortie du charbon en 2030 et non plus en 2038. Avec le développement massif de l’éolien et du solaire photovoltaïque, les renouvelables devront satisfaire 80% de la demande d’électricité et non plus 65% comme prévu auparavant. En termes pratiques, cela conduit à doubler l’objectif pour les équipements solaires pour atteindre 200 GW contre 58 GW aujourd’hui, à augmenter de 50% l’objectif d’éolien maritime qui devrait atteindre 30 GW, à augmenter l’éolien terrestre jusqu’à environ 100 GW, et à doubler les installations d’électrolyseurs pour la production d’hydrogène. Le développement des équipements solaires devrait principalement se concrétiser par des panneaux sur toiture, avec pour effet la multiplication des batteries pour stocker l’électricité. Bien entendu, ces objectifs devront être appliqués par les trois partis de la coalition, sachant que le coleader des Verts, Robert Habeck, a été nommé ministre de l’Économie, de l’Énergie et du Climat.

La coalition entend par ailleurs mettre fin à la taxe dédiée au développement des renouvelables (EEG-Umlage [5]) en 2023, taxe en vigueur depuis une vingtaine d’années. Cette suppression répond à un souhait affirmé avec de plus en plus de force depuis quelques années, surtout par les entreprises non-exonérées, ainsi que par des associations de consommateurs résidentiels. Le FDP représente ce type d’entreprises. Par ailleurs, la coalition doit également tenir compte des récentes décisions européennes concernant les aides d’Etat à la protection de l’environnement et du climat, et l’UE prévoit d’examiner les mesures en vigueur dans les Etats membres en 2022, avec pour objectif de les réduire sensiblement ; le nouveau gouvernement allemand sera ainsi soulagé car plusieurs tentatives de suppression avaient suscité dans le passé des réactions négatives fortes de la part d’industries électro-intensives soumises à la concurrence internationale. La coalition veut en fait arrêter toute subvention aux renouvelables au moment de la sortie du charbon, donc en 2030, mais des compensations seront examinées.

Elle entend également renforcer le marché du carbone, avec un prix plancher qui ne serait pas inférieur à 60 €/tCO2, et encourager la construction de centrales électriques utilisant l’hydrogène comme combustible. Mais c’est le gaz naturel qui devrait prendre le relais du charbon et du lignite dans la production d’électricité, ce qui a conduit récemment à l’augmentation massive du coût de l’électricité ainsi qu’à des décisions contradictoires pour ce qui concerne l’approvisionnement en gaz : achèvement de Nord Steam2 mais délai pour sa mise en opération. Sans oublier la nécessité de nouvelles centrales pilotables pour palier l’intermittence de la production éolienne et solaire, donc des centrales à gaz.

Les experts s’accordent pour évaluer la demande d’électricité en 2030 comprise entre 680 TWh et 750 TWh, ce qui, avec l’objectif de 80% de renouvelables, conduit à une production renouvelable comprise entre 540 TWh et 600 TWh en 2030, donc une augmentation annuelle de l’ordre de 100 TWh de la production renouvelable. L’association professionnelle des compagnies électriques considère que cela est très ambitieux mais se veut optimiste tout en indiquant que plus de 25 éoliennes devront être installées chaque semaine contre 8 en moyenne en 2020.

Reste le sujet du financement. La coalition veut tout à la fois moderniser la pays en investissant dans la protection du climat, dans la digitalisation, dans l’éducation et dans la recherche, soutenir l’établissement d’une infrastructure d’hydrogène, subventionner la construction de 100 000 logements par an, financer les retraites, etc., et cela sans augmentation des impôts inacceptable pour le FDP, et en revenant au respect du niveau d’endettement actuellement suspendu en raison de la pandémie Covid 19 mais qui devra à nouveau être appliqué en 2023. Le nouveau gouvernement pourrait, pour relever ce défi, avoir recours à des sociétés étatiques (ou semi-étatiques) dont les dettes ne font pas partie du budget gouvernemental. Le fonds climat, qui existe depuis 2010, pourrait financer les projets dans le secteur de l’énergie.

Défis et perspectives

L’environnement

L’arrêt de l’exploitation des réserves de charbon et de lignite va enfin mettre fin en Allemagne à l’exploitation de mines à ciel ouvert qui a pour conséquence le déplacement de villages entiers. C’est un point positif. Cela étant, les énergies renouvelables sont intermittentes, ce qui nécessite une production d’électricité pilotable pour maintenir le bon fonctionnement du système électrique et pour garantir la sécurité d’approvisionnement.

Pour cela, outre les mesures d’efficacité énergétique, trois solutions sont possibles : développer la production d’électricité par des centrales à gaz, faire appel au stockage avec des batteries, utiliser l’hydrogène comme nouveau vecteur énergétique.

Certes, les émissions de CO2 par les centrales à gaz (de l’ordre de 300 gCO2/kWh) sont deux à trois plus faibles que les émissions des centrales à charbon, mais elles sont environ 50 fois plus élevées que les émissions des centrales nucléaires et des barrages hydro-électriques même en tenant compte de la construction de ces centrales et de ces barrages. Devrait logiquement s’imposer la nécessité d’équiper les centrales à gaz pour capter le CO2 et de trouver des réservoirs pour stocker le CO2 capté. Plusieurs installations expérimentales ont été exploitées en France avec succès, encore faut-il le dire et mettre en place une offre industrielle conséquente.

Le stockage d’électricité dans des batteries nécessite de disposer des matériaux nécessaires pour les batteries modernes et d’une industrie ad hoc ; le lithium n’est pas rare sur Terre mais son exploitation reste source de pollution locale. Et le coût des batteries reste élevé [6], même s’il va sans doute diminuer avec la construction de giga-usines motivée par le développement rapide de la mobilité électrique. Cela est engagé et plusieurs usines vont voir le jour en France, en Allemagne et sans doute dans d’autres Etats-membres.

Plusieurs défis sont à relever pour l’utilisation d’hydrogène : la production par électrolyse doit faire appel à de l‘électricité décarbonée donc renouvelable ou nucléaire, les électrolyseurs les plus efficaces nécessitent un fonctionnement continu et, par ailleurs, font appel à des catalyseurs rares. Les premières réalisations industrielles ont été lancées en France. L’utilisation directe de l’hydrogène nécessite pour la mobilité des piles à combustibles qui font également appel à des composants rares, et pour l’utilisation dans des centrales électriques la construction d’un réseau de transport d’hydrogène ainsi que des matériaux supportant de très hautes températures.

Le réseau électrique est appelé à se développer considérablement, notamment entre les installations éoliennes au nord de l’Allemagne et les industries situées au sud, et pour sécuriser le système électrique en tenant compte de l’intermittence de la production renouvelable ; plusieurs milliers de kilomètres de lignes doivent être construits dans la présente décennie, ce qui ne manquera pas de susciter des réactions négatives dans une partie de la population.

L’économie et le devenir du marché européen de l’électricité

Le secteur électrique européen est organisé en un grand marché et orienté vers le développement des énergies renouvelables, rendant le continent dépendant du gaz, provenant d’abord des gisements de mer du Nord et depuis quelques années des Etats-Unis et de Russie.

La production importante d’EnR a rendu les prix de gros très volatils, bas quand elles produisent et dépendant du prix du gaz quand elles ne produisent pas. Les prix actuels sont de ce fait élevés, et volatils du fait des tensions sur le marché du gaz. La conséquence de cette situation est le retard dans les investissements en moyens de production pilotables ; la fermeture de centrales pilotables aggrave cela et conduit à la construction attendue de nombreuses centrales à gaz, avec les conséquences environnementales signalées plus haut, l’incertitude sur le prix du gaz, et une dépendance accrue aux importations.

La question se pose donc de la réorganisation du marché européen. Certes, la politique énergétique est une des prérogatives de chacun des Etats-membres, mais les décisions européennes liées à la politique climatique et au développement des EnR se sont progressivement imposées comme une contrainte majeure. La question est donc posée de l’autonomie de décision et de liberté de choix des Etats-membres : si l’Allemagne sort du nucléaire et s’oriente vers un recours important au gaz et aux EnR, la France doit maintenir la part élevée du nucléaire dans la production d’électricité dans son intérêt propre mais aussi pour valoriser sa maîtrise complète de l’industrie nucléaire pour rester un exportateur d’électricité contribuant significativement à la sécurité d’approvisionnement en Europe.

Les « règles du jeu »

Depuis des années l’Allemagne a inspiré les décisions européennes pour ce qui concerne l’énergie et la politique climatique, au point que l’on peut se demander si elle demeure solidaire des autres Etats-membres ou si c’est l’inverse. Les récentes discussions concernant la taxonomie ont particulièrement illustré cela : il s’agissait d’établir la liste des technologies reconnues comme contribuant à la maîtrise du changement climatique afin d’orienter les investisseurs et les entreprises vers le financement d’activités durables du point de vue de l’environnement ; certains produits financiers pourront alors bénéficier de l’Ecolabel européen.

L’Allemagne, hostile à l’inclusion du nucléaire dans la taxonomie européenne, n’a certes pas eu gain de cause, en dépit du lobbying intense mis en place auprès de ses partenaires européens (Autriche, Danemark, Luxembourg, Espagne, etc.). Elle a tout de même obtenu que l’énergie nucléaire soit considérée comme « utile à la transition écologique », et non pas comme « verte ». De nombreuses dispositions du texte menacent, si l’accord n’est pas renégocié d’urgence, de bloquer à terme les projets nucléaires françaises. Ce sujet épineux de la taxonomie européenne pose directement la question du financement des installations électriques de demain : les marchés financiers qui considèrent que le coût du capital doit être plus élevé pour le nucléaire que pour les EnR doivent-ils rester maîtres du jeu, ou les Etats doivent-ils intervenir pour un taux d’actualisation identique pour toutes les énergies décarbonées ?

Conclusion

L’industrie française a de nombreux atouts à faire valoir, que ce soit dans le nucléaire ou dans les technologies nouvelles pour les batteries, l’hydrogène et ses usages, la mobilité électrique. Les orientations défendues par la nouvelle coalition allemande au pouvoir ouvrent des opportunités pour les Français. Encore faut-il que notre classe dirigeante en soit consciente et qu’elle se mobilise pour des règles du jeu équitables et cohérentes avec les objectifs répondant aux enjeux des prochaines décennies.

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[1] Source : IEA Key World Energy Statistics 2021, données 2019.
[2] Source : IEA Net Zero by 2050, Mai 2021.
[3] Source : https://ec.europa.eu/eurostat/statistics
[4] Source : Eurostat
[5] L’équivalent de la CSPE (Contribution au service public de l’électricité) française
[6] Cf. Sylvain Hercberg, Sur le système électrique en France, Paris, L’Harmattan, 2019.
Un rapide calcul de coût : la consommation d’électricité en France est d’environ 480 TWh par an. Supposons une semaine sans vent ni ensoleillement alors que la production est complètement réalisée avec des renouvelables intermittentes : il est nécessaire de stocker environ 8 TWh d’électricité pour satisfaire la demande. Les meilleures estimations à 2030 portant sur le coût complet du kWh mis à disposition de l’utilisateur de l’électricité stockée convergent vers 100 €/kWh pour les véhicules électriques et 200-250 €/kWh pour les batteries stationnaires en réseau. Cela suppose une baisse rapide des coûts par progrès et par descente de la courbe d’apprentissage, ainsi que l’absence de pénurie sur les matériaux nécessaires. Si toutes ces conditions sont remplies grâce à une bonne politique industrielle, cela conduit à un montant compris entre 800 et 2000 milliards d’euros pour disposer des 8 TWh, sans compter les dépenses de R&D, les connexions avec le réseau ou avec l’installation d’un particulier, ni les coûts de maintenance. A comparer avec le coût du programme nucléaire : 121 milliards d’euros2010 pour la construction du parc d’EDF.

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