La crise du modèle néolibéral et l’avenir du capitalisme

Note de lecture de l’ouvrage de Patrick Artus et Marie-Paule Virard, La dernière chance du capitalisme (Odile Jacob, 2021), par Joachim Sarfati.

Dans cet essai percutant, l’économiste Patrick Artus et sa co-auteur Marie-Paule Virard décrivent les conséquences de quarante années de néolibéralisme sur les économies développées. L’inefficacité de ce modèle ne fait plus doute au regard de l’étiolement de la croissance et de l’apparition d’un chômage de masse pérenne. Les auteurs considèrent que nos gouvernants sont aujourd’hui dans une impasse, contraints de mettre en place des réponses de court-terme pour simuler la continuité de la croissance. Avant la prochaine crise du système financier ?

À l’occasion de la crise sanitaire, le mythe du « monde d’après » a cristallisé l’impression, partagée par nombre d’observateurs, d’une fin de cycle de la forme actuelle du capitalisme. De multiples discours mobilisant cette expression affichaient l’ambition d’une rupture plus ou moins radicale avec un système devenu trop inégalitaire et peu respectueux de l’environnement. Se refusant à toute chimère, les deux auteurs dressent le froid tableau de sociétés où l’illusion de croissance peine à maintenir une paix sociale déjà fragilisée par les crises économiques successives du XXIe siècle. Le modèle néolibéral, disent-ils, a failli à ses promesses : déjà conspuée pour les inégalités qu’elle renforce incontestablement, cette forme de capitalisme s’est avérée inefficace, lésant la croissance, l’innovation et l’emploi au sein des pays développés. Conscientes de cette impasse, les institutions financières ont encouragé l’endettement des ménages et des États, tandis que les banques centrales ouvraient la voie à la monétisation des dettes publiques. Ces orientations hétérodoxes, loin des mantras habituels du néolibéralisme, sont durement jugées par les deux auteurs. À les écouter, ces solutions, quoique temporairement inévitables, ne sauraient constituer une voie d’avenir pour nos économies et sèmeraient aujourd’hui les graines d’une prochaine crise financière d’ampleur mondiale. Au-delà de cet inquiétant état des lieux, c’est là l’une des promesses de cet ouvrage que de revisiter les critiques orthodoxes adressées à ces politiques accommodantes en les détachant du logiciel néolibéral.

Le règne des actionnaires et ses conséquences économiques et sociales destructrices

L’histoire du capitalisme néolibéral, rappellent les auteurs, est d’abord celle d’un rapport de force toujours plus déséquilibré entre les travailleurs et des dirigeants inféodés aux seuls intérêts de leurs actionnaires. La recherche de profit érigée en responsabilité sociale des entreprises et la cupidité (« greed ») transformée en vertu, l’emploi et le niveau de revenu sont relégués au rang de variable d’ajustement. Le constat est sans appel : « De 1990 à 2019, le salaire réel a progressé de 23 dans l’ensemble des pays de l’OCDE quand la productivité du travail par tête augmentait de 49. » Ainsi, « au cours de cette période de près de trente ans, les salariés des pays de l’OCDE ont reçu moins de la moitié des gains de productivité du travail ». Ce diagnostic rappelle « l’austérité salariale » déjà analysée et critiquée par l’économiste en chef de la banque Natixis dans un récent ouvrage [1]. La relation entre salariés et dirigeants devient d’autant plus déséquilibrée que les réformes de déréglementation du marché du travail décidées par les tenants de cette idéologie ont participé de l’affaiblissement considérable du taux de syndicalisation. Cette tendance fut particulièrement visible aux États-Unis et au Royaume-Uni dès le début des années 1980. C’est dans ce contexte défavorable au facteur travail que l’ouverture au libre-échange et la délocalisation des industries manufacturières eurent lieu, laissant libre champ à des emplois d’autant plus précaires qu’ils étaient de moins en moins qualifiés. Un processus aux conséquences sociales et psychologiques déplorables, comme le constatent les auteurs.

« Il y a trente ans, les Gilets jaunes étaient ouvriers spécialisés sur une chaîne des usines Renault, Citroën ou Michelin ou premier fondeur dans les hauts-fourneaux d’Arcelor-Mittal. Ils étaient bien payés, respectés pour leur savoir-faire et leur engagement à défendre les intérêts de la classe ouvrière. Aujourd’hui, leurs descendants sillonnent les rues des villes à vélo pour le livreur Deliveroo ou les entrepôts sur des engins à roulette pour préparer les commandes de la plateforme Amazon. »

Voilà donc l’arrière-plan de la réflexion : une économie à faible potentiel de croissance, soutenue tant bien que mal par de faibles taux d’intérêts directeurs, où les classes moyennes des pays développés voient leur pouvoir d’achat stagner et leur accès à l’emploi s’étioler. Et, comme épargnés par l’orage, des actionnaires bénéficiant de la « décorrélation entre les exigences de profits et le potentiel de croissance ». L’un des facteurs que les auteurs mettent en avant pour expliquer cette évolution est le passage d’un « capitalisme populaire » à un « capitalisme élitaire », duquel les simples épargnants auraient été progressivement évincés. Désormais, les marchés financiers seraient le terrain de jeu de fonds de private equity se livrant une concurrence féroce visant à assurer le meilleur rendement possible à leurs capitaux sous gestion. Une mécanique poussée jusqu’à l’absurde : « Lorsque la profitabilité du capital n’est plus assez attrayante à leurs yeux, que les occasions d’investir se raréfient, les entreprises ont pris l’habitude de rendre leur bel argent aux actionnaires en rachetant leurs propres actions ». Au cours de la dernière décennie, c’est plus de la moitié des bénéfices des 500 plus grandes entreprises américaines qui auraient servi à de tels programmes, en parallèle du versement de dividendes massifs. Résultat : sur cette même période, ces firmes « n’ont mobilisé que 7 de leurs profits pour investir dans l’économie réelle. » On comprend dès lors aisément qu’en plus des travailleurs, ce modèle lèse durablement les capacités d’investissement et d’innovation, compromettant la compétitivité des grands groupes occidentaux face aux géants chinois qui bénéficient pour leur part d’une capacité de réinvestissement quasi-totale de leurs profits.

« La déformation du partage des revenus au détriment des salariés, les délocalisations, la création de monopoles, l’ascension de l’endettement, tout cela avait pour objectif de préserver quoi qu’il en coûte les profits mais n’a pas servi à accroître l’investissement ni à créer davantage de bien être pour le plus grand nombre. »

Court-termisme des politiques économiques

Face à ce déséquilibre général du système économique, économistes et gouvernants se sont échinés à maintenir la demande à flot. « Les trois béquilles » du capitalisme néolibéral identifiées par Patrick Artus et Marie-Paule Virard (l’endettement privé, public et la monétisation des dettes publiques) ont permis de compenser l’inefficacité chronique de ce modèle. Dès la fin du siècle dernier, les banques centrales maintiennent donc les taux d’intérêts à un niveau faible, encourageant les crédits à la consommation en l’absence d’une croissance soutenue. La crise des subprimes poussera les États à prendre le relais des consommateurs. La dépense publique vient alors en renfort d’une économie qui, déjà chancelante avant la crise, connaît désormais une violente récession. Les auteurs pointent, dans le cas de l’Union Européenne, l’importance de la création de l’Euro dans ce processus d’endettement public. La baisse soudaine des taux d’intérêts associée à la libre circulation des capitaux a créé les conditions propices à l’endettement massif des États qui souffriront par la suite le plus des politiques austéritaires du début des années 2010. Ces mêmes politiques austéritaires sont vivement remises en question par les auteurs qui, bien que critiquant les orientations durablement expansionnistes de la BCE, reconnaissent leur nécessité en période de récession. Ce tableau convaincant laissera néanmoins le lecteur sur sa faim quant au cas français et à son rapport à l’Europe. L’analyse de la situation française se résume principalement à la mise en cause d’une compétitivité amoindrie par « les surcoûts salariaux » et « la pression fiscale sur les entreprises ». On ne trouvera pas de critique politique des fondements du marché unique et de l’union monétaire. Était-il même possible pour la France d’échapper à ce marasme économique en se dotant d’un Euro fort, et alors même que le marché intérieur devenait un haut-lieu du dumping social et fiscal ?

En dépit de ce point aveugle, Patrick Artus et Marie-Paule Virard n’épargnent pas les instances européennes, et en premier lieu la BCE, coupable selon eux de favoriser coûte que coûte le maintien d’un simulacre de croissance, sans prêter attention aux conséquences financières d’une telle politique. Les auteurs prennent une certaine hauteur sur les discours économiques entourant la question de la dette publique. Ils ne reprennent pas les discours orthodoxes sur un prétendu danger inflationniste et sur le risque d’insolvabilité des États. L’idée hétérodoxe selon laquelle l’inflation aurait aujourd’hui disparu et que le faible coût de l’argent justifierait un niveau élevé de dépenses publiques n’est pas non plus soutenue. Peu favorables à cette dernière thèse, de plus en plus dominante au sein des théories hétérodoxes [2], l’économiste et la journaliste préfèrent centrer leur critique sur l’expansion de la masse monétaire en elle-même, et posent la question du retour de l’inflation sous la forme d’une hausse irrésistible du prix des actifs. À long terme, le rétrécissement continu du vivier d’épargnants capables d’acquérir ces actifs poserait un risque d’explosion endogène. Mais ces politiques expansionnistes seraient d’ores et déjà responsables d’un « processus d’enrichissement patrimonial [favorisant] évidemment ceux qui sont à la tête d’un patrimoine et [pénalisant] ceux qui ont besoin d’en constituer un, autrement dit les jeunes générations ». Et alors que la stagnation du revenu de ces derniers est appelée à durer, la croissance continue de la richesse éloigne d’eux la perspective d’investissements patrimoniaux.

« La richesse immobilière est passée de l’équivalent de 70 du PIB en 1998 à 340 en 2020. Une bulle immobilière aux conséquences très négatives : les prix de l’immobilier augmentent plus vite que les salaires, le poids des dépenses liées au logement devient excessif, la classe moyenne ne peut plus se loger dans les villes, les inégalités patrimoniales augmentent avec la hausse de la richesse de ceux qui sont déjà propriétaires. »

L’aggiornamento du capitalisme néolibéral : remédier à la crise de l’offre par une nouvelle gouvernance du tissu économique

Face à la paupérisation des classes moyennes et au creusement des inégalités patrimoniales, les décideurs s’accordent donc sur la nécessité d’un soutien accru à la demande. À rebours de cette orientation, Patrick Artus et Marie-Paule Virard conçoivent l’impasse économique comme une crise de l’offre, ou du « modèle schumpetérien ». La hausse de l’endettement privé paralyse les entreprises, quand celles-ci ne sont pas « artificiellement maintenues en vie » par le biais d’aides publiques. Le nombre de ces fameuses « entreprises zombies » a crû de manière préoccupante après la crise des subprimes et risque d’exploser au lendemain de la crise sanitaire. Nous savons d’ores et déjà qu’en France, une partie des quelques 638 000 entreprises ayant souscrit un prêt garanti d’État ne sera pas en mesure de le rembourser (jusqu’à 7 selon Nicolas Dufourcq, président de Bpifrance, et 10 selon Philippe Brassac, président de la Fédération bancaire française [3]). Ces entreprises sont en large partie des TPE et PME. À l’autre bout du spectre, cette crise de l’offre est entretenue par la domination sans partage de grands monopoles. Cette concentration nuit à la recherche et à l’innovation, barre la route aux nouveaux entrants et favorise la formation de rentes. Le constat est sans appel : « Entre 1998 et 2012, la moyenne des parts de marché des 20 plus grandes entreprises de chaque secteur est passée de 45 à 55. Le mouvement s’est encore accentué depuis. »

Au terme de cette analyse quelque peu pessimiste, les auteurs s’attellent à dessiner les lignes d’un capitalisme de la dernière chance. Refusant de se focaliser sur la question de la dette et de la dépense publique, les deux auteurs ne se prononcent pas quant aux appels de certains économistes orthodoxes à ré-instituer la rigueur budgétaire. L’idée d’une annulation de la dette Covid, identifiée par beaucoup d’observateurs comme préalable à la reconstruction, ne leur paraît ni nécessaire ni désirable, cette dette étant d’ores et déjà neutralisée par son intégration au bilan de la BCE. Le leitmotiv des auteurs est ailleurs : il faut à tout prix baisser le niveau de « Return on Equity » des actionnaires. Pour cela, une solution est proposée, fort pragmatique : distribuer des actions aux salariés de toutes les entreprises, et des participations dans le cas des sociétés non cotées. Une telle opération causerait une baisse mécanique de la valeur des actions déjà détenues par les investisseurs institutionnels et rééquilibrerait le processus de décision dans l’entreprise. Le pouvoir d’achat des salariés s’en retrouverait agrandi, sans pour autant affecter la compétitivité-coût des entreprises. En outre, une telle décision « réduirait du même coup le poids des grands actionnaires anglo-saxons, ce qui contribuerait à renforcer le capitalisme européen ». Une proposition radicale qui contraste avec le plaidoyer final que propose l’ouvrage en faveur d’un « ordolibéralisme moderne », et qui donne le sentiment que les auteurs anticipent déjà les critiques qu’ils recevront de la part des plus orthodoxes de leurs confrères. Patrick Artus et Marie-Paule Virard proposent donc un ouvrage nuancé et courageux, qui secouera tant les convictions des tenants des dogmes économiques dominants que des partisans d’un retour au keynésianisme originel.

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[1] Patrick Artus, 40 ans d’austérité salariale. Comment en sortir ?, Odile Jacob, 2020.
[2] C’est là l’objet de la « Modern Monetary Theory » développée par certains économistes américains. Voir par exemple Stephanie Kelton, Le mythe du déficit, Paris, Les Liens qui libèrent, 2021.
[3] « Jusqu’à 7 des PGE pourraient ne pas être remboursés », La Tribune/AFP, 20 janvier 2021.

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