Introduction
Intervention de Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation Res Publica, lors du colloque « Comment penser la reconquête de notre indépendance industrielle et technologique ? » du mardi 13 avril 2021
Messieurs,
Chers amis,
J’ouvre le 153ème colloque de la Fondation Res Publica consacré à une question tout à fait centrale : « Comment penser la reconquête de l’indépendance industrielle et technologique de la France ? ».
Les Français se sont aperçus à l’occasion de la crise du coronavirus de la multiplication des dépendances qui s’étaient créées au fil des ans et des décennies. C’est très sensible dans le domaine de la santé mais une analyse de la balance commerciale permet de constater que ces dépendances se sont généralisées. Elles se traduisent généralement par une fonte de l’emploi industriel et de la balance commerciale dont le déficit frôle les 70 milliards d’euros, indicateur de la faiblesse de notre compétitivité mise encore en valeur par une étude de Rexecode récemment parue [1].
Ces dépendances, qui revêtent des formes diverses, ont leurs origines dans un passé plus ou moins lointain. On ne peut pas faire abstraction des choix qui ont dominé les quarante dernières années en faveur d’une libération des échanges sans contrôle, sans contrepartie, sans contrepoids politique, décidée essentiellement par les États-Unis sur un arrière-plan qui est celui de l’ultime sursaut de la Guerre froide : accord entre les multinationales américaines et le Parti communiste chinois, création de zones économiques spéciales (ZES), ouverture de la Chine et d’une main d’œuvre à bas coût aux investissements de grandes sociétés américaines, japonaises, européennes.
S’agissant de la France, on pourrait incriminer le sacrifice de son modèle, qui équilibrait le rôle du marché par celui de l’État, au bénéfice d’un modèle concurrentiel administré depuis Bruxelles. On peut incriminer le choix d’une monnaie trop forte pour ce qu’est la compétitivité de notre industrie.
Il ne faut jamais perdre de vue que la faiblesse industrielle de la France a un lointain enracinement historique. Nous sommes partis en retard dans l’industrialisation. Nous étions le numéro deux mondial au milieu du XIXe siècle. Le décrochage avec l’Allemagne, qui se fait après 1870, est inséparable de la priorité donnée au développement d’une économie rentière sur l’économie industrielle. L’Allemagne avait beaucoup investi dans le développement de sa production nationale pour satisfaire les besoins de son marché intérieur – avec une démographie dont l’envol dépassait de loin l’évolution de la population française à cette époque – tandis que la France, comme l’Angleterre, étaient devenues des économies rentières. Mais ce déclin productif n’a pas empêché des rebonds : avant 1914, dans les années 1920 ou, encore plus remarquable, le rebond de près de trente ans, de 1945 à 1974 (les Trente Glorieuses). Il ne faut donc pas céder à un pessimisme définitif.
Je voudrais saluer les intervenants qui nous font l’honneur et le plaisir d’être ici. Tous sont des hommes de réflexion et d’action qui savent joindre l’une à l’autre.
Nous entendrons deux économistes originaux et brillants : M. Jean-Michel Quatrepoint, auteur de Le choc des empires : États-Unis, Chine, Allemagne : qui dominera l’économie-monde ? (Le débat Gallimard, 2014), et M. François Lenglet, journaliste et éditorialiste à TF1 et LCI, auteur de Quoi qu’il en coûte (Albin Michel, 2020).
M. Nicolas Dufourcq, directeur général de la BPI (Banque publique d’investissement) leur succèdera.
Enfin, deux grands praticiens, qui sont aussi des hommes de réflexion, interviendront : M. Alexandre Saubot, président de France Industrie, qui est aussi un grand industriel dans son domaine (les engins de levage) et M. Louis Gallois, ancien dirigeant de la SNCF et d’EADS, président de PSA jusqu’à une date récente, président de la Fabrique de l’industrie.
Je me bornerai pour commencer à leur poser quelques questions par rapport à ces dépendances que nous avons laissées se créer dans des conditions qui interrogent quand même sur le laisser-aller dont les pouvoirs publics ont fait preuve pendant tout ce temps.
Peut-on remonter le courant en dehors d’une très grande volonté politique ? Ce que j’ai dit sur la profondeur historique du décrochage industriel français montre que des tendances fortes sont à l’œuvre qui ne permettent pas de remonter le courant facilement. On ne peut le faire que si une volonté politique très forte s’exprime. Le président de la République a défini clairement l’axe central de ce qui reste de son quinquennat comme la reconquête de l’indépendance, non seulement sanitaire mais aussi industrielle, technologique, agricole de la France.
Cette volonté affirmée au sommet de l’État peut-elle se traduire sans être inscrite dans les structures mêmes de l’État ? Ayant occupé autrefois, pour un bref temps d’ailleurs, le poste de ministre de la Recherche et de l’Industrie [2], je sais qu’il est important, au niveau de l’État, qu’un grand ministère fasse entendre la voix de l’industrie par rapport au langage des grands équilibres macroéconomiques qui, naturellement, aboutit toujours aux mêmes conclusions.
Comment réagissez-vous à l’idée de la recréation d’un ministère de l’Industrie, peut-être de la Recherche et de la Technologie ? Jusqu’où faut-il qu’il aille ? Un meilleur équilibre des préoccupations n’est-il pas nécessaire dans l’appareil d’État, enracinant cette volonté de réindustrialisation dans les structures mêmes de l’État ?
Quels sont les axes à privilégier ?
Tout le monde évoque évidemment la santé et, plus souvent, le numérique car nous savons que les révolutions à l’œuvre dans la plupart des secteurs sont liées à l’information. On parle beaucoup de l’ordinateur quantique. Avons-nous, dans ce domaine du numérique, pris les moyens de remonter le courant ?
Quant à la défense, la vraie question n’est pas seulement celle des entreprises de défense que nous avons su préserver grâce à la Direction générale de l’armement (DGA) qui est à elle seule un petit ministère de l’Industrie. La question qui se pose est celle de la soutenabilité à long terme de l’effort de défense qui permettra de préserver nos capacités, non seulement dans le domaine de la dissuasion mais dans celui des industries de défense conventionnelle.
On pourrait allonger la liste. Tous ceux qui connaissent l’état de l’économie française savent que notre balance agro-alimentaire est déficitaire dans tous les secteurs (fruits et légumes, produits de la pêche, etc.) à l’exception des boissons. Je n’évoquerai pas les industries manufacturières et l’ampleur du déficit commercial, qui va croissant et que nous n’arrivons pas à remonter. On parle souvent des « ateliers industriels » : l’économie chinoise exporte plus de 2000 milliards de dollars, derrière les États-Unis et l’Allemagne (1200 milliards d’euros). Je renvoie au livre consacré par Jean-Michel Quatrepoint au « choc des empires ». La France, quant à elle, exporte pour moins de 500 milliards d’euros ! Nous n’arrivons pas à décoller. L’étude de Rexecode (déjà citée) montre que nos indicateurs de compétitivité se sont dégradés en 2020, même par rapport à des pays comme l’Italie et l’Espagne.
Allons-nous remonter le courant ? On annonce un taux de croissance de 5 % en 2021. C’est très souhaitable mais il faut voir dans quelle perspective on l’inscrit.
La question des axes à privilégier sera posée en particulier à M. Saubot. Quelles sont les priorités de la réindustrialisation ?
Elle devra être précédée de la question du cadre dans lequel nous devons penser cette réindustrialisation. Ce cadre doit être géographiquement, géopolitiquement pertinent. Bien évidemment, ce cadre pertinent est celui de l’Europe. Mais pas n’importe quelle Europe. Je parle de l’Europe entre les États-Unis et la Chine, non de l’Europe blottie derrière les États-Unis. Comme la question se pose, il faudra certainement y répondre. Pouvons-nous construire un pôle européen qui aura le souci de l’autonomie stratégique » ?
Je poserai plus particulièrement à M. Dufourcq une question portant sur le modèle d’intervention. Comme l’a dit un de ses collaborateurs, M. Fournier, directeur à l’Innovation de Bpifrance, autrefois c’était facile : l’État investissait quelques milliards sur un secteur monolithique (les TGV ou le nucléaire). Mais aujourd’hui c’est tout à fait différent : l’État peut définir quelques plans (l’hydrogène, l’ordinateur quantique, la cybersécurité, les composants électroniques…) mais il passe ensuite par le relais de la BPI et embraye sur une culture d’entreprise, le dessein étant de favoriser l’émergence de start up qui vont ensuite nourrir de grands groupes industriels. Ceci pose la question de savoir si ces grands groupes sont des groupes français ou si, au moins, ils sont animés par une logique qui contribue à l’animation du tissu économique national. Dans le domaine des ordinateurs quantiques nous avons la chance d’avoir ATOS, groupe franco-allemand dont Siemens est le principal actionnaire. Mais quand on regarde les chiffres d’affaires de ces groupes industriels on est obligé de concéder la relative faiblesse des groupes français fabriquant des composants électroniques par rapport aux groupes américains, chinois, japonais, coréens, taïwanais.
Enfin, nous parlerons des conditions de la réindustrialisation. Jean-Michel Quatrepoint parlera du financement de cette réindustrialisation et Louis Gallois fera des propositions à la lumière de sa vaste expérience qu’il nous a déjà confiée lors d’autres manifestations que nous avons pu organiser sur ce sujet [3].
J’aurais beaucoup à dire mais je préfère écourter mon propos pour donner tout de suite la parole à Jean-Michel Quatrepoint.
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[1] Emmanuel Jessua, « Les indicateurs de compétitivité de la France reculent nettement en 2020 », Rexecode, 02 mars 2021.
[2] Nommé ministre de la Recherche et de la Technologie dans le premier gouvernement Mauroy puis ministre de la Recherche et de l’Industrie dans le deuxième gouvernement Mauroy, Jean-Pierre Chevènement démissionna le 22 mars 1983 pour protester contre la « parenthèse libérale » qui interdisait toute politique industrielle digne de ce nom. (NDLR)
[3] « Entreprises et territoires », colloque organisé par la Fondation Res Publica le 25 septembre 2006.
« Stratégie des grands groupes et politique industrielle française », colloque organisé par la Fondation Res Publica le 12 avril 2010.
« Nouveau pacte social : mode d’emploi », colloque organisé par la Fondation Res Publica le 21 mai 2013.
« Quel modèle de réindustrialisation pour la France ? », colloque organisé par la Fondation Res Publica le 1er juin 2015. (NDLR)
Le cahier imprimé du colloque « Comment penser la reconquête de notre indépendance industrielle et technologique? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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