Les évolutions de la pensée politique américaine et des deux grands partis au début de 2021
Intervention de Laurence Nardon, chercheur, responsable du programme Amérique du Nord de l’Ifri, auteur de Les États-Unis de Trump en 100 questions (Tallandier, 2018), lors du colloque « États-Unis : Crise de la démocratie et avenir du leadership américain » du mardi 9 mars 2021
J’ai lu aujourd’hui dans le New York Times que le American Rescue Plan, grand projet de loi de 1,9 trillion de dollars, est en train d’être voté au Congrès. C’est l’un des premiers accomplissements de l’administration Biden, d’autant plus important que, si tout va bien pour Biden, ce plan sera suivi d’ici quelques mois du vote d’une autre loi extrêmement généreuse, son fameux « Build Back Better » (2 à 3 trillions de dollars) qui vise à relancer un programme d’infrastructures dans le respect de normes environnementales renforcées, remettant en route une machine extrêmement importante dirigée par l’État.
Avec l’arrivée de l’administration Biden à la Maison Blanche on voit enfin s’inverser le cycle libéral (au sens français du terme) qui était en place aux États-Unis depuis Reagan, depuis les années 1980. On semble revenir au keynésianisme dans le domaine économique.
L’histoire américaine peut être vue comme une succession de phases plutôt sociales, pendant lesquelles le rôle de l’État est mis en valeur, et de phases plutôt libérales où l’intervention de l’État est considérée comme illégitime. Le Gilded Age, à la fin du XIXe siècle, avait été suivi de l’ère progressiste. Puis une nouvelle phase de grande dérégulation avait abouti à la crise de 1929. S’ensuivit la phase du New Deal des années 1930 et de la Great Society de L. B. Johnson dans les années 1960. Grâce à des lois de redistribution sociale, les États-Unis arrivent à une égalité maximale des conditions à la fin des années 1960, avant que le pendule ne reparte dans l’autre sens avec les années 1980 et la révolution libérale de Ronald Reagan qui, délégitimant aussi bien l’État fédéral que les États fédérés, dérégule à tout va. On se souvient de la théorie du ruissellement (trickle down theory), clé de voûte de sa politique économique. À la veille de la crise financière de 2007-2008, les États-Unis étaient revenus à un niveau d’inégalités sociales comparable à celui de 1929.
La crise de 2007-2008 apparaît comme un déclencheur dans la philosophie politique américaine. Les Américains se rendent compte qu’ils se sont fait avoir par le système reaganien et que les inégalités sociales sont redevenues insupportables. Cette prise de conscience concerne les deux côtés du spectre politique. À la droite du Parti républicain, le mouvement Tea Party rassemble à partir de 2009 les populistes de droite anti-élites. À gauche, le mouvement Occupy Wall Street, qui culmine en 2011, préfigure un peu le mouvement « Nuit debout » que nous connaîtrons en France un peu plus tard. Tous sont opposés au libre-échange qu’ils considèrent comme la source de tous leurs maux.
Cette prise de conscience déclenchée par la crise de 2007-2008 n’avait pas eu jusqu’à ce jour de traduction concrète dans les programmes politiques. Donald Trump s’est fait élire en 2016 sur un programme populiste de droite (anti-immigration) mais aussi de gauche, promettant de remettre en route l’ascenseur social au bénéfice de la classe moyenne blanche peu ou pas diplômée (les sociologues américains parlent aussi de Working Class, classe ouvrière, pour désigner cette catégorie de population). Trump promettait la lune à ces Working Class qui, le voyant comme leur champion, ont voté pour lui aux côtés des conservateurs. Mais, une fois élu, Trump n’a pas tenu ses promesses vis-à-vis de cette population qui avait tant souffert du déclassement social. Sa réforme fiscale de décembre 2017 mettait en avant un certain nombre de petites mesures phares favorables aux classes moyennes. Mais, censée créer de l’emploi, l’essentiel de cette réforme bénéficiait aux grandes entreprises et aux grandes fortunes du pays. C’était une sorte de trahison pour ces classes moyennes qui lui avaient donné leurs voix. Pourtant, selon les États, une partie de ces classes moyennes ont de nouveau voté pour Trump en 2020, d’autres se prononçant pour Joe Biden.
Avec les lois de grande relance que l’administration Biden va faire voter dans le cadre de « Build Back Better » nous voyons enfin l’arrivée aux affaires de gens qui veulent restaurer le rôle de l’État au profit de la classe moyenne.
Le Parti démocrate semble pour l’instant afficher une certaine unité, plutôt efficace, dans la mise en route de l’administration Biden. C’est peut-être temporaire, on va voir ce qui se passe dans les mois qui viennent. Les équipes nommées par Biden rassemblent des gens qui viennent de son courant, un courant très centriste, très traditionnel, très libéral (pas vraiment des communistes avec le couteau entre les dents). Parmi eux, un certain nombre de personnes ont cependant évolué sur les questions économiques. La secrétaire au Trésor Janet Yellen, qui prônait plutôt l’orthodoxie budgétaire quand elle présidait la Fed, semble aujourd’hui beaucoup plus attentive aux attentes de la classe moyenne. « We need to go big », aurait-elle déclaré en parlant des plans de relance, se prononçant pour une relance très importante sans plus se soucier de la dette fédérale. L’orthodoxie budgétaire est véritablement passée par la fenêtre ! Autre exemple, Jake Sullivan, conseiller pour les questions de sécurité nationale (National Security Advisor) était membre de l’administration Clinton. Il était alors un libéral bon teint qui, ne dérogeant pas à la doxa, tenait que tout le monde ne pouvait que gagner au libre-échange. Après avoir participé à un groupe de travail du Carnegie Endowment sur la question du libre-échange il aurait changé d’avis et prône désormais le protectionnisme, arguant que la politique commerciale des États-Unis ne doit pas nuire aux classes ouvrières américaines, ce qui constitue un changement à 180° par rapport aux positions de l’establishment démocrate en 2016 ! A côté de ce courant modéré, dont certains membres ont donc changé d’avis, il y a évidemment au sein du Parti démocrate le courant radical (Bernie Sanders, Elizabeth Warren, Alexandria Ocasio-Cortez, etc.).
En même temps, Joe Biden a nommé Gina Raimondo au poste de secrétaire au Commerce, une femme d’affaires dont je pense qu’elle ne sera pas trop protectionniste. Mais en revanche, la United States Trade Representative (USTR), la représentante au commerce américaine est Katherine Tai, une Américaine d’origine chinoise de Taïwan qui a déjà travaillé sous Trump à la refonte de l’Alena (traité de commerce entre le Canada, les États-Unis et le Mexique). En effet, Donald Trump avait exigé une réécriture de ce traité pour que l’intérêt des travailleurs américains soit mieux défendu. Au poste d’USTR elle va certainement continuer sur cette lancée qui, si elle n’est pas absolument protectionniste, vise quand même la mise en place d’un libre-échange « régulé ». On est donc dans un changement d’ère très intéressant au sein du Parti démocrate sur les questions économiques.
S’il y a une césure entre modérés et radicaux chez les Démocrates, il y en a une aussi, plus cachée, chez les Républicains. Aujourd’hui on peut dire que Donald Trump domine complètement le Parti républicain. Les modérés du Parti républicain qui n’aiment pas Trump restent très silencieux. Peut-on parler d’intimidation de la part du Trump à leur égard ? Il a eu des mots très durs pour Mitt Romney, l’un des très rares sénateurs modérés à lui tenir tête. Les sénateurs et représentants qui ont osé s’opposer à Trump dans les votes récents sur son second procès en destitution ne sont pas très nombreux. Trump s’en est pris à eux nommément lors de son discours du weekend dernier au CPAC, la conférence des ultra-conservateurs américains (les Français diraient des réactionnaires), rattachés aux mouvances évangéliques et charismatiques, qui tiennent leur « grand-messe » tous les ans au mois de février depuis 1974.
Extrêmement silencieux depuis son départ de la Maison Blanche le 20 janvier (son compte Twitter est suspendu de manière définitive), Donald Trump a fait son grand retour le weekend dernier lors de cette conférence CPAC qui se tenait en Floride où les règles de distanciation sociale sont très détendues par rapport à Washington… et qui se trouve être à proximité du lieu de résidence de Trump. Dans son discours de retour, il a donc maintenu la thèse d’une fraude massive qui lui aurait coûté sa victoire honnêtement gagnée. Et il a nommé un par un les Républicains du Sénat et de la Chambre des représentants qui avaient osé dire que l’élection de Joe Biden n’était pas volée, s’attardant sur Liz Cheney, représentante du Wyoming, sur Mitt Romney… proférant à leur égard des attaques ad hominem très inquiétantes.
Liz Cheney, fille du vice-président néo-conservateur Dick Cheney, est passée du côté des modérés aux yeux de Trump. Cette aile modérée du Parti républicain est aujourd’hui très réduite. Le 6 janvier, date de la prise d’assaut du Capitole, on a pu croire qu’ils allaient enfin relever la tête et reprendre un peu de poil de la bête : Mitch McConnell, le chef du groupe des Républicains au Sénat et Mike Pence, vice-président, avaient ce jour-là reconnu publiquement l’élection de Joe Biden comme légitime. Dans les jours qui ont suivi, on a pu croire que Trump était fini et que les modérés du Parti républicain allaient reprendre l’ascendant. Puis on s’est rendu compte qu’ils louvoyaient assez rapidement et que c’était un feu de paille. Dernier élément d’espoir pour les modérés républicains : début février, l’agence Reuters annonce qu’environ 120 Républicains modérés, ex-élus, ex-membres des administrations Trump et Bush, se sont réunis en téléconférence pour discuter de la création d’un troisième parti, de centre-droit, aux États-Unis. Mais dans ce pays bipartisan, créer un troisième parti est quasiment impossible, cela ne s’est fait que deux ou trois fois depuis 1789, je ne suis pas sûre que ce soit une solution très facile. Cette aile modérée reste donc très faible et n’a pas vraiment relevé la tête pour l’instant.
Concernant la politique énergétique, contrairement à Donald Trump, Joe Biden n’est pas climatosceptique. Comme annoncé, les États-Unis sont revenus dans les accords de Paris dès le jour de son élection et un agenda extrêmement ambitieux envisage la neutralité carbone du secteur énergétique en 2035 et la neutralité carbone totale du pays en 2050. Le tournant énergétique sera pris vers le renouvelable, « away from fossil energies », avec la mise en route du plan « Build Back Better ».
Renaud Girard
… et la remise en cause du projet d’oléoduc Keystone XL reliant la province d’Alberta au Canada et les raffineries du Golfe du Mexique aux États-Unis, dont Joe Biden s’est excusé auprès du Premier ministre Trudeau.
Alain Dejammet
Mais il n’a pas remis en cause la possibilité d’exploiter par fractionnement hydraulique les réserves fossiles de la Pennsylvanie. Lors du débat l’opposant à Donald Trump, ce dernier l’avait interrogé plusieurs fois sur cette question pour le mettre en difficulté et il n’avait pas répondu. Il semblerait que, sur le fractionnement hydraulique, anathème pour les écologistes, il ait une attitude beaucoup plus réservée, peut-être pour certains beaucoup plus réaliste. L’énergie est un chapitre intéressant, sur lequel il peut évoluer.
Laurence Nardon
Il a quand même mis un moratoire immédiat sur tout ce qui est « fracking » sur les terres fédérales. Mais, vous avez raison, il n’a pas été jusqu’à mettre en route le projet très ambitieux de « Green New Deal » de Mme Ocasio-Cortez.
Alain Dejammet
Il y a des nuances.
Quant à Liz Cheney, elle a effectivement pris des positions qui ont déplu souverainement à Trump mais elle est la fille d’un personnage, Dick Cheney, lequel est le diable absolu pour Joe Biden qui lui reproche de l’avoir entraîné à commettre ce qu’il appelle lui-même une « faute personnelle » puisqu’il s’était finalement déclaré favorable à la décision des Républicains d’envahir militairement l’Irak. L’artisan était Bush mais Dick Cheney était très interventionniste. D’où l’hostilité viscérale que Biden voue à celui qu’il a décrit comme « dangereux » dans un livre, Promises to keep [1] écrit il y a quelques années. Mais il s’arrangera peut-être avec sa fille.
André Kaspi
J’ajouterai que Liz Cheney est en position de faiblesse dans le Wyoming, un État très républicain qui n’apprécie pas beaucoup ses positions. Mais elle a le courage de les tenir. Cela dit, la population du Wyoming, qui élit deux sénateurs, est l’équivalent de celle de Toulouse.
Jean-Pierre Chevènement
Ayant connu Dick Cheney et sa femme, une spécialiste des questions d’éducation, je mesure ce que signifie, en termes d’évolution, le fait qu’on puisse parler de Liz Cheney comme « modérée » ! Mais les enfants ne sont pas obligés de suivre les opinions des parents.
Je donne la parole à Monsieur le professeur Kaspi pour essayer de répondre à toutes ces questions qui nous viennent à l’esprit.
—–
[1] Joe Biden, Promises to keep, Random House Trade Paperbacks, 2007.
Le cahier imprimé du colloque « États-Unis : Crise de la démocratie et avenir du leadership américain » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
S'inscire à notre lettre d'informations
Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.