L’importance de l’influence des intellectuels français en Allemagne
Intervention de Georg Blume, Correspondant de l’hebdomadaire allemand Die Zeit à Bruxelles (économie, culture), ancien directeur du bureau de Die Zeit à Paris, auteur de Der Frankreich-Blues (Körber, 2017) et L’ami indésirable : la fin d’une histoire ? (Saint Simon, 2019), lors du colloque « L’Allemagne et la construction de la stabilité européenne » du mercredi 10 février 2021
Vous nous avez offert une rétrospective fascinante et exhaustive de l’histoire récente des relations franco-allemandes, des tentatives de Stresemann et de Briand jusqu’aux dernières nouvelles de Bruxelles et d’Ursula von der Leyen.
Je pensais, comme journaliste, pouvoir apporter quelques informations récentes… mais tout a été dit.
Beaucoup des questions que vous avez posées vont être débattues en Allemagne pendant la campagne électorale qui est devant nous. Privilégierons-nous les relations avec la France ou avec les États-Unis ? Le nouveau traité d’Aix-la-Chapelle restera-t-il aussi infécond que le traité de l’Élysée ou inspirera-t-il l’avenir politique de l’Allemagne ? Tout cela sera débattu lors de ces élections. Les partis favoris, la CDU-CSU et les Verts, ne sont pas clairs sur ces questions.
C’est pourquoi, comme le répète Jürgen Habermas, les intellectuels français doivent participer aux débats en Allemagne, avancer des propositions, nourrir le débat allemand de leurs essais et de leurs articles. Or cela se fait rarement. À l’exception de MM. Clément Beaune, Bruno Lemaire, Jean Pisani-Ferry, dont les positions sont connues en Allemagne, on n’entend pas de voix françaises. Un intérêt a pourtant été suscité par le président Macron lors de son discours de la Sorbonne.
Comme vous le dites, les choses ont bougé. Mais l’attitude de M. Trump, et surtout l’échauffourée du Capitole à Washington le mois dernier, ont persuadé maints intellectuels et politiciens allemands que leur devoir était d’aider le nouveau président américain, M. Biden, et de sauver la démocratie… ce qui menace les avancées enregistrées ces douze derniers mois dans les relations entre la France et l’Allemagne. Nous, Allemands, sommes tentés de redevenir un « bon élève » transatlantique, d’autant que l’envahissement du Capitole nous a dramatiquement rappelé l’incendie du Reichstag de 1933. Ces images angoissantes d’une démocratie en danger pourraient bien balayer les récents progrès de la relation franco-allemande, ce qui rend d’autant plus nécessaire la diffusion d’un discours français en Allemagne.
C’est un appel que j’adresse depuis longtemps à mes amis français et surtout à vous, M. Chevènement. Lorsque, dans les années 1980, je manifestais dans la rue au nom du pacifisme allemand contre les missiles américains, je ne comprenais pas le ministre de la Défense français que vous étiez, qui défendait la dissuasion nucléaire ! Aujourd’hui, tous ces courants pacifistes et écologistes, naissants à cette époque, réunis depuis dans le parti des Verts, sont aux portes du pouvoir en Allemagne. Ces dernières années, entendant le discours de M. Macron à la Sorbonne, constatant les réalités politiques aux États-Unis, ils ont été tentés de se tourner vers la France comme ils ne l’avaient jamais fait auparavant, réalisant que leur seule stratégie, en matière de politique étrangère, est européenne et franco-allemande. En France les intellectuels devraient finalement prendre au sérieux ce courant politique vert, justement parce qu’il est de nouveau tenté par le transatlantisme. Il est du devoir des intellectuels et politiques français de prendre part aux discussions qui l’agitent, d’apporter une parole convaincante. Or les relations du parti vert allemand avec la France sont toujours très sous-développées, bien cachées par un Dany Cohn-Bendit omniprésent des deux côtés du Rhin depuis bien longtemps.
La désignation d’Armin Laschet comme président de la CDU est une très bonne nouvelle pour la France. C’est le plus francophone des politiciens que je connais dans ce parti. Lorsque je l’ai interviewé il y a environ dix-huit mois – il était alors ministre des relations culturelles franco-allemandes – il était le seul, à la CDU, à déplorer que nous n’ayons pas pris au sérieux les propositions de M. Macron à la Sorbonne. Il plaidait pour que nous y soyons beaucoup plus accueillants. Aujourd’hui, il est le successeur probable de Mme Merkel, même si le candidat bavarois peut encore s’imposer. M. Laschet se situe dans la tradition d’Adenauer d’une politique tournée vers la France. Avec lui et un parti Vert tenté par une nouvelle politique européenne, la France aurait la chance d’avoir un gouvernement qui œuvrerait dans le sens du compromis historique du 18 mai dernier, lorsque Emmanuel Macron et Angela Merkel avaient présenté, lors d’une conférence de presse commune, l’accord auquel ils étaient parvenus sur un plan de relance européen. Plan qui est quand même un compromis keynésien, même s’il ne rompt pas vraiment avec le libéralisme.
C’est un espoir dont je vous fais part. La réalité de la politique allemande peut évoluer dans les mois à venir. La discussion sur le frein à la dette, que vous avez évoquée, le montre bien. Les propos de M. Helge Braun, le plus proche collaborateur de Mme Merkel à la Chancellerie (« le frein à la dette ne pourra pas être respecté dans les années à venir ») m’ont heureusement surpris. Je n’aurais pas osé penser qu’il serait celui qui proposerait la fin (ou la suspension) de ce frein de la dette.
Il est assez difficile de situer Mme Merkel. Lors des élections allemandes de 2017, Le Monde, dans un éditorial, posait la question de savoir si Mme Merkel prendrait finalement un tournant européen historique. Mais, le gouvernement tardant à se constituer, on pensait cette éventualité dépassée. Pourtant, ces quatre dernières années, Mme Merkel a signé le traité d’Aix-la-Chapelle et elle a offert le prix Charlemagne à M. Macron. Si ses discours restaient quelque peu sibyllins on sentait déjà qu’elle était en train de bouger. Ce n’est pas pour rien qu’elle est allée deux fois à Aix-la-Chapelle avec M. Macron. Ce tournant s’est accentué avec la crise du Covid qui lui a donné l’opportunité d’agir sans prendre en compte les réserves exprimées par le groupe parlementaire de la CDU au Bundestag où une mutualisation des dettes en Europe n’aurait sans doute jamais obtenu une majorité. Saisissant cette chance, elle a offert à l’Allemagne une autre politique, beaucoup plus solidaire avec l’Europe. Helge Braun a précisé le caractère tout à fait exceptionnel de cette mutualisation de la dette, liée à la crise du Covid. Mais, aujourd’hui, Mme Merkel veut prolonger cette politique et remettre en cause le frein à la dette allemande. C’est la porte ouverte pour une autre politique. En effet, tant que subsistera ce frein à la dette, qui a valeur constitutionnelle, il sera très difficile pour un nouveau gouvernement à Berlin de mener vraiment une politique plus solidaire en Europe. Mme Merkel a mis le doigt sur ce point essentiel.
Ce que je sais de M. Laschet, qui n’a pas, pour l’instant, la carrure d’un chef, m’amène à penser qu’il situera son action dans la continuité de la politique récente de Mme Merkel. On peut donc espérer que la politique de Mme Merkel sera poursuivie après les élections.
Pourtant, certains éléments pourraient venir modifier cette perspective :
C’est d’abord la bonne santé de l’économie allemande en dépit de la crise sanitaire. Les exportations allemandes dans le monde ont encore beaucoup augmenté avant Noël. Ceci plaide pour le maintien du frein à la dette. Et on pourrait argumenter en Allemagne pour un retour aux clauses du traité que vous avez évoquées.
C’est aussi le tour nationaliste inquiétant qu’a pris la discussion sur les vaccins en Allemagne. Ursula von der Leyen est très critiquée parce que l’Allemagne n’est pas prioritaire en Europe pour recevoir les vaccins. La lecture des médias les plus progressistes révèle qu’il est douloureux pour les Allemands de partager les vaccins avec les autres pays de l’Union européenne, ce qui révèle la fragilité de leur « sentiment européen ».
Cela peut devenir un thème puissant dans la compagne électorale et faire avancer un courant plus conservateur dans la CDU, peut-être avec le candidat bavarois, Markus Söder.
Et cela montre bien que la question du projet européen de l’Allemagne (Quel pouvoir l’Allemagne cherche-t-elle à exercer en Europe ?) n’est pas tranchée. Les élites raisonnables ont compris que l’on ne pouvait que décider ensemble, et surtout avec la France. Au moment où nous étions touchés par la crise du Covid l’Amérique était absente. La France était le seul partenaire avec lequel on pouvait décider quelque chose. Jamais l’Allemagne ne s’est retrouvée aussi seule avec la France qu’en mai dernier, quand il s’est agi de décider ce plan de 750 milliards.
C’est à nous, des deux côtés du Rhin, de trouver le moyen de faire de cette décision un point de départ. Étrangement, c’est la crise du Covid qui nous offre ce point de départ positif.
Nous en sommes vraiment à ce point. C’est pourquoi il était si important que vous rappeliez le traité de l’Élysée de 1963, resté lettre morte à l’époque. Nous ne savons pas, à l’heure qu’il est, si le traité d’Aix-la-Chapelle et l’accord du 18 mai subiront le même sort. Au moins ne sont-ils pas grevés par le présupposé transatlantique imposé à l’époque par le Bundestag, qui avait sonné le glas du traité de l’Élysée.
Nous devons nous battre pour que ce traité d’Aix-la-Chapelle et cet accord du 18 mai ne restent pas lettre morte. La bataille n’est pas perdue. Il faut mettre en marche un bataillon franco-allemand. L’enjeu le mérite ! Si le néolibéralisme ne peut pas être vaincu il peut quand même être affaibli.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, M. Blume.
Je n’ai pas voulu dire que les choix libéraux qui ont été faits au niveau européen étaient des choix absurdes. Peut-être était-ce pour la France le prix à payer pour tourner une page avec l’Allemagne. Évidemment il eût mieux valu négocier.
Vous avez raison de souligner que l’élection de M. Biden va probablement nourrir des illusions en Allemagne – et peut-être en France – sur un changement durable de l’orientation politique principale des États-Unis. Les États-Unis se tournent de plus en plus vers l’Asie, vers la Chine, leur grand rival systémique et, d’une certaine manière, se détournent de l’Europe, considérant qu’elle a atteint un degré de maturité qui lui permet d’affronter seule ses difficultés. Cette orientation, qui a été prise par B. Obama et poursuivie par D. Trump, sera maintenue avec J. Biden.
Il serait souhaitable, si nous voulons préparer notre avenir dans de bonnes conditions, que des deux côtés du Rhin il y ait suffisamment d’intelligence, de sang-froid politique, de vision stratégique pour comprendre que nous en sommes au moment où le mot de communauté de destin (schicksalsgemeinschaft) prend tout son sens.
Mais je ne fais là qu’exprimer un souhait que vous avez-vous-même formulé à plusieurs reprises dans vos ouvrages et que vous venez de réitérer dans votre intervention dont je vous remercie.
Nous allons poursuivre le colloque en donnant la parole au professeur Husson qui a été l’initiateur et le pilote de ce colloque.
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Le cahier imprimé du colloque « L’Allemagne et la construction de la stabilité européenne » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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