L’Allemagne confrontée à la divergence industrielle européenne ?

Intervention de David Cayla, Professeur à l’Université d’Angers, auteur de La fin de l’Union européenne (Michalon, 2017) et de Populisme et néolibéralisme : il est urgent de tout repenser (De Boeck Sup, 2020), lors du colloque « L’Allemagne et la construction de la stabilité européenne » du mercredi 10 février 2021

Merci, M. Chevènement, de m’avoir invité.

Édouard Husson a dit très justement que la domination allemande se fait un peu « à reculons ». Je voudrais rendre hommage à Coralie Delaume [1], avec laquelle j’ai co-écrit plusieurs livres. Dans Le couple franco-allemand n’existe pas [2], un livre sur l’Union européenne et les relations franco-allemandes, elle avançait ce concept d’hégémon réticent. Sa brillante analyse partait du fait que l’Allemagne était dominante sans vraiment l’avoir cherché, en raison de changements structurels survenus à partir des années 1980 qui ont vu le tournant néolibéral de l’Union européenne, ce que Jean-Pierre Chevènement a rappelé.

Ce tournant est d’abord économique. Cela va me permettre une transition vers mon propos d’économiste pour essayer de comprendre la domination allemande, une domination qui, en quelque sorte, lui tombe dessus et qu’elle ne veut pas. En effet, l’Allemagne ne s’est pas reconstruite après-guerre sur une volonté hégémonique.

Cette absence de volonté de dominer l’Europe alors qu’elle la domine de fait, par son économie, crée des problèmes.

Concrètement, l’Union européenne souffre aujourd’hui d’un phénomène de divergence économique et industrielle.

Cette divergence a été masquée pendant un certain temps par la forte croissance des pays d’Europe du Sud après leur entrée dans l’euro. Tout le monde en a déduit que l’entrée dans l’euro faisait converger les économies. En effet, au début des années 2000, les premiers bénéficiaires de l’euro ont été les pays d’Europe du Sud qui ont connu une baisse importante de leurs taux d’intérêt.

Néanmoins, à partir de la crise de 2008, et surtout à partir de 2011 avec la crise de la zone euro, cet avantage s’est tourné en désavantage. La crise de l’euro a mis fin au financement des économies d’Europe du Sud par les économies du Centre, notamment par l’Allemagne. Après une période de faibles taux d’intérêt, on a vu apparaître une période de taux d’intérêt tellement élevés que les États étaient en situation de cessation de paiement. Ils ne pouvaient plus se refinancer sur les marchés financiers. D’où la crise. D’où l’aide européenne.

Je tenterai d’expliquer le phénomène de divergence qui met aujourd’hui l’Allemagne au cœur de l’Europe.

La carte ci-dessous représente l’évolution de l’emploi industriel dans l’industrie manufacturière en Europe de 2000 à 2018. Ces chiffres officiels d’Eurostat révèlent, à part en Pologne et en Autriche, une baisse de l’emploi industriel liée à l’amélioration de la productivité du travail. Dans l’industrie, la mécanisation et l’automatisation permettent d’augmenter la production avec moins d’emplois.

Je m’attarderai sur l’ampleur et la localisation géographique de la baisse des emplois.

En 18 ans, la France, le Royaume-Uni, le Portugal, la Finlande, la Grèce, la Roumanie ont perdu beaucoup d’emplois industriels tandis que l’Allemagne en perdait très peu. L’euro ne peut expliquer ces évolutions car l’appartenance ou non à la zone euro n’influe pas sur cette dynamique. L’évolution de l’emploi industriel est à peu près similaire au Royaume-Uni et en France. De même, l’évolution de la Slovaquie (dans l’euro) est similaire à celle de la République tchèque (hors zone euro). Constat identique quand on compare la Finlande et la Suède.

En réalité l’explication est géographique.

La théorie économique met en évidence le rôle primordial des facteurs de production territoriaux dans la performance des activités industrielles. Infrastructures, institutions, proximité avec un pôle industriel favorisent la rentabilité des investissements et la localisation des implantations d’usines. Les pays anciennement industrialisés, comme l’Allemagne, très industrialisée, les régions proches des quatre plus grands ports de la Mer du Nord que sont Rotterdam, Amsterdam, Anvers et Hambourg, répartis sur une bande côtière de 500 km, sont liés à de grands fleuves (le Rhin, le Danube, la Meuse, l’Escaut) qui pénètrent en profondeur dans le territoire européen mais ne touchent pas des pays comme l’Espagne ou l’Italie. Ces facteurs de production territoriaux engendrent des effets d’agglomération : les entreprises industrielles ont tendance à s’implanter là où existent déjà des sous-traitants, des infrastructures, un marché du travail ouvrier, des techniciens, une main d’œuvre qualifiée. Tout cela se trouve autour de l’Allemagne.

On peut voir que les effets de la proximité allemande ne sont pas similaires à l’Ouest et à l’Est.

Les élargissements européens de 2004 et 2007 (surtout 2004) qui intègrent des pays à très bas coût de main d’œuvre vont, pour des raisons de proximité mais aussi de culture, profiter essentiellement à l’Allemagne. L’industrie allemande va se réorganiser après la réunification pour utiliser cet Hinterland, ces pays proches mais différents (avec des institutions différentes, des coûts salariaux différents), pour développer la sous-traitance et baisser les coûts. Les composants qui nécessitent beaucoup de main d’œuvre sont produits dans ces pays tandis que les tâches hautement technologiques et l’assemblage sous le label Made in Germany, se font en Allemagne.

Les effets des mécanismes d’unification européens apparaissent sur cette carte. L’unification des règles (si importantes pour les Allemands) n’a pas entraîné une unification des trajectoires. Les régions les plus avantagées se sont renforcées et les régions les plus désavantagées se sont progressivement désindustrialisées.

L’Europe a connu un phénomène de division du travail : les pays à faibles coûts salariaux avantagés par les infrastructures et la proximité à l’Allemagne se sont industrialisés tandis que d’autres se sont spécialisés dans les services ou le tourisme.

Tout cela a entraîné une divergence industrielle qui s’est ensuite traduite pour les pays désindustrialisés par une difficulté à exporter. L’Allemagne, au contraire, grâce à une stratégie mercantiliste rendue possible dans les années 2000 par la baisse du coût du travail et les phénomènes d’agglomération industrielle dont elle profite, a développé ses exportations. Or, un pays qui dégage une balance commerciale excédentaire accumule de l’épargne, des capacités de financement, alors que les pays qui se désindustrialisent, n’arrivant plus à exporter, accumulent des déficits.

Dans les années 2000, pendant la période de croissance très forte de l’Europe du Sud, on n’a pas vu que cette croissance se faisait sur fond de déséquilibre.

Outre l’Europe du Sud ce sont aussi les pays périphériques, telle la Finlande, qui se désindustrialisent et commencent à avoir des difficultés à dégager des excédents, et pourraient donc à terme dépendre de plus en plus des pays d’Europe du Centre, dont l’Allemagne est le cœur, pour financer leur besoin de financement. Ces capitaux pouvaient financer des États, comme en Grèce, mais aussi la bulle immobilière (en Espagne ou en Irlande) et bien sûr les entreprises. En effet, lorsque les taux d’intérêt baissent, toutes sortes d’acteurs veulent en profiter (États, entreprises, acteurs immobiliers etc.). C’est ainsi que s’est créée une « bulle » qui a été rompue au moment de la crise de l’euro. Les pays du Centre ont cessé de financer les pays du Sud, d’où une crise extrêmement brutale due à l’incapacité de ces pays à se financer.

À cette crise s’ajoute la crise du coronavirus. Un article de Marie Charel paru dans Le Monde récemment montre que la crise du coronavirus a renforcé les déséquilibres structurels de l’Union européenne, non seulement parce qu’elle a impacté fortement les pays d’Europe du Sud (Italie, Espagne) mais aussi parce que ses conséquences économiques sont bien plus dévastatrices pour les pays sous-industrialisés, notamment ceux qui n’avaient eu d’autre choix que de se spécialiser dans le tourisme [3].

Il s’ensuit un problème de fond de dynamique européenne. Des pays unis par les traités européens divergent économiquement au point d’être déchirés par des incompatibilités d’intérêts et des contradictions politiques.

Comment articuler cette divergence économique avec un projet européen fondé sur la convergence des normes et des politiques ?
La seule manière de sauver ce système est d’organiser une forme de divergence des moyens. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’acceptation par l’Allemagne de la mutualisation des dettes. En effet, l’équilibre européen, voire sa survie, sont menacés à terme par la crise du coronavirus qui s’ajoute à la crise de l’euro, elle-même produit d’une difficulté structurelle pour les pays d’Europe périphérique à s’industrialiser et à concurrencer l’Allemagne.

À ces considérations économiques s’ajoutent les questions géopolitiques dont Édouard Husson a parlé. L’attitude de l’Allemagne à l’égard de la Grèce en 2013-2014-2015, quand elle exhortait ses partenaires à imiter sa fermeté, apparaît beaucoup plus difficile à tenir à partir de 2016. Avec l’élection de D. Trump, avec le tournant chinois, les grandes puissances se font extrêmement réticentes à absorber les excédents allemands. La Chine, par exemple, organise autrement son économie et peut déjà produire ses propres machines-outils. De même, le Brexit tend à priver l’industrie allemande du marché britannique. Le problème est que le modèle allemand a besoin de débouchés. L’Allemagne est en quelque sorte dépendante de ses acheteurs. Il faut comprendre le tournant qui a été celui d’Angela Merkel par rapport à la mutualisation des dettes en 2020 dans le contexte d’une incapacité de l’Allemagne à trouver des débouchés alors que tous les marchés se ferment les uns après les autres à l’extérieur de l’Union européenne. Il ne reste plus que l’Europe du Sud ! La « tentation du grand large » de 2015 – l’Allemagne comptant sur les marchés américain et chinois en cas d’effondrement de la Grèce et de l’Italie – est remise en cause.

Le problème est que le modèle allemand n’est pas généralisable à l’ensemble des pays européens qui n’ont pas tous des excédents commerciaux. Cela en fait un modèle assez fragile. C’est la raison pour laquelle l’Allemagne doit trouver des solutions.

L’une des solutions trouvée ces dernières années est la Banque centrale européenne. L’une des principales concessions de l’Allemagne est d’avoir accepté que les politiques fédérales européennes soient, de fait, organisées par la Banque centrale européenne, laissant peu de place à l’harmonisation européenne. Le pacte budgétaire européen, officiellement appelé traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), avait pour objectif un déficit zéro pour les pays de la zone euro. Mais, en réalité, cela ne fonctionne pas, encore moins depuis la crise du coronavirus. La seule politique fédérale économique mise en œuvre qui ait bien fonctionné est la politique de la Banque centrale européenne. Il s’agit d’une concession importante de la part de l’Allemagne qui, fidèle aux préceptes de l’ordolibéralisme, est très attachée à une monnaie forte, stable, qui ne doit pas être utilisée à des fins politiques.

Cependant, il a bien fallu trouver un moyen de sortir de la crise de l’euro. Ce moyen a été celui des politiques dites de quantitative easing : le rachat massif par la Banque centrale européenne des titres de dette publique sur le marché secondaire des obligations. Cette politique a eu pour effet de faire baisser les taux d’intérêt longs de toutes les économies européennes. Aujourd’hui nous sommes dans une situation totalement exceptionnelle où les États empruntent à des taux négatifs, pas simplement à court terme, mais à dix ans. Les taux à dix ans pour l’Italie sont à + 0.5 % (- 0.25 % pour la France, – 0.5 % pour l’Allemagne). C’est très faible. Un taux d’intérêt négatif signifie concrètement que l’État rembourse ses emprunts à dix ans nominalement moins que ce qu’il a emprunté. C’est lié à la politique de la Banque centrale européenne qui assèche le marché des obligations, ce qui provoque la hausse des cours des obligations et, mécaniquement, la baisse des taux d’intérêt. Cette politique des faibles taux d’intérêt a pour but de relancer la machine économique.

Mais la politique monétaire unique nous contraint à appliquer ces choix dans tous les pays d’Europe quels que soient leurs véritables besoins. Or il se trouve que les besoins en termes de taux d’intérêt de l’Allemagne et de l’Italie ne sont pas les mêmes. L’Allemagne, un pays d’épargnants, gagnerait à avoir des taux d’intérêt supérieurs à ceux de l’Italie, qui pour sa part a besoin d’investir. Or, dans la zone euro, on ne peut appliquer des taux d’intérêt différents d’un pays à l’autre. Les phénomènes de divergence ne peuvent donc pas être gérés par une politique unique.

Une politique adaptée eût consisté à avoir une monnaie différente au Sud et au Nord pour relancer l’investissement là où la croissance est faible et permettre de rémunérer l’épargne là où elle abonde. L’Allemagne est donc obligée de faire un certain nombre de concessions pour faire survivre son modèle économique, un modèle exportateur qui a besoin de débouchés. Les débouchés à l’extérieur de l’Union européenne étant en train de se tarir elle cherche à sauver les pays d’Europe du Sud et périphérique en permettant la mutualisation des dettes, ce qui autorise une politique monétaire beaucoup plus accommodante pour les emprunteurs.

Néanmoins, cette logique ne résout pas le fond du problème : la divergence économique. Elle ne résout pas le fait que l’industrie a toujours intérêt à s’implanter en Bavière ou près de Hambourg plutôt qu’au Portugal ou en Grèce.

Il est un dernier domaine où l’Europe est totalement absente, c’est la politique industrielle. C’est le point fondamental du dysfonctionnement de l’Union européenne : on ne peut pas organiser l’ensemble de l’économie européenne, l’ensemble de l’industrie, à partir des seules lois du marché et de la libre circulation du capital. Si on laisse le capital circuler librement il se concentre là où il est efficace et, en se concentrant, il assèche les autres pays. Il va par ailleurs attirer la main d’œuvre. Aujourd’hui la main d’œuvre qualifiée (ingénieurs, etc.) quitte les pays d’Europe du Sud pour s’installer en Allemagne : le solde migratoire allemand est extraordinairement élevé (+ 4 millions de personnes depuis 2012). Cela assèche les compétences des autres pays.

Manque de politique industrielle, manque de stratégie… on a l’impression que l’Europe c’est Business as usual. On ne veut pas voir les dysfonctionnements graves qui expliquent les divergences et on laisse la machine tourner en espérant que tout va se rééquilibrer spontanément, ce qui est évidemment impossible. Je crains que les contradictions ne deviennent très fortes dans les années qui viennent. Il va falloir trouver de véritables réponses à cela.

Je vous remercie.

Jean-Pierre Chevènement

Merci, M. Cayla, pour cet exposé très intéressant qui va nous permettre de progresser encore dans notre réflexion.

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[1] La Fondation Res Publica est reconnaissante à Coralie Delaume, décédée en décembre 2020, de son précieux apport à ses travaux. Bloggeuse, journaliste et essayiste, elle a participé à plusieurs colloques organisés par la Fondation Res Publica et était membre de son Conseil scientifique. (NDLR)
[2] Voir la note de lecture du livre de Coralie Delaume Le couple franco-allemand n’existe pas. Comment l’Europe est devenue allemande et pourquoi ça ne durera pas (Michalon, 2018), par Marie-Françoise Bechtel, vice-présidente de la Fondation Res Publica. (NDLR)
[3] Marie Charel, « La pandémie de Covid-19 creuse le fossé en Europe, entre le Sud dépendant du tourisme et le Nord », Le Monde, 7 février 2021.

Le cahier imprimé du colloque « L’Allemagne et la construction de la stabilité européenne » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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