Les enseignants de France face aux séparatismes et aux contestations de l’autorité

Intervention de Iannis Roder, professeur d’histoire-géographie au collège Pierre de Geyter à Saint-Denis (93), membre du conseil des sages de la laïcité du ministère de l’Éducation nationale et de la jeunesse, consultant pédagogique et formateur pour le Mémorial de la Shoah, auteur, notamment, de Allons z’enfants… la République vous appelle (Odile Jacob, 2018), lors du séminaire « Enseigner la République » du mercredi 20 janvier 2021

Monsieur le ministre, je vous remercie de m’avoir invité, de m’avoir fait cet honneur de parler devant vous.

Je partirai du récent sondage que nous avons réalisé à la Fondation Jean Jaurès pour Charlie Hebdo, notamment d’un chiffre, sorti dans la presse, lié à ce qu’on a appelé l’autocensure des enseignants : 49 % des enseignants disent s’être autocensurés au moins une fois. Lisant cela, ceux qui ne veulent pas regarder la réalité telle qu’elle est évoquent des biais méthodologiques : « une fois » ça ne veut rien dire… Mais si l’on prend la peine de regarder ce sondage un peu plus en profondeur on apprend que ce sont 5 % des enseignants qui s’autocensurent « régulièrement » sur des questions religieuses et 22 % « de temps en temps ». Je suis enseignant, si je déclarais m’autocensurer « de temps en temps » cela signifierait que je le fais plusieurs fois durant l’année scolaire. C’est-à-dire que 27 % des enseignants (plus d’un sur quatre) s’autocensurent aujourd’hui dès qu’il est question de religion à l’école. Ce pourcentage de 27 % est extrêmement frappant pour ce qu’il dit.

Il dit d’abord la difficulté que rencontrent les enseignants sur le terrain, difficulté qui peut se transformer en appréhension, pour ne pas dire plus. D’où cette autocensure qui vise finalement à « acheter la paix sociale » dans la classe.

Il dit l’ambiance qui règne dans les classes et les relations entre les enseignants et les élèves. Les enseignants se savaient en difficulté. Ils se savent, depuis le 16 octobre, en réel danger.

Il dit l’insécurité enseignante. L’insécurité sur le fond : éviter de parler de certaines questions c’est ne pas être sûr de soi, voire ne pas avoir été formé de manière assez solide pour pouvoir apporter les réponses scientifiques aux élèves. Mais aussi l’insécurité sur la forme, c’est-à-dire sur les stratégies pédagogiques qui permettent de prendre à bras le corps ces questions.

Ce fait n’a rien de nouveau, je ne l’apprendrai pas à un auditoire qui connaît parfaitement cette histoire.

Il y a plus de vingt ans nous étions quelques-uns à parler de ce qu’il se passait dans les établissements scolaires. Natacha Polony m’en sera témoin puisque nous nous sommes rencontrés à ce moment-là. Elle était déjà journaliste à Marianne. Je me souviens très bien de ce rendez-vous dans un café de la Place Clichy. C’était au tout début des années 2000, ces difficultés, ces problèmes émergeaient. Nous ne les avions pas identifiés avec certitude comme étant le résultat d’un militantisme islamiste au cœur des « quartiers ». Néanmoins nous témoignions à l’époque de ce phénomène émergent.

Jusqu’à 2012-2015, la réaction de mes collègues et de l’institution d’une manière générale a été quasi inexistante.

Dans les salles de profs où j’ai pu passer les problèmes n’existaient pas, n’étaient pas nommés. On détournait le regard de manière gênée ou on me traitait de paranoïaque – comme l’a fait le journal Le Monde en 2002 – ou de raciste puisque, avec d’autres, je pointais du doigt les propos tenus, notamment à l’encontre d’élèves juifs, par certains élèves qui se revendiquaient eux-mêmes de l’islam.

Ces phénomènes ont été ignorés aussi à l’époque par l’institution. Parmi de nombreuses anecdotes, je me souviens de cet inspecteur qui m’avait reproché d’être en retard dans les programmes. C’était en 2001-2002, j’avais essayé de lui expliquer que j’avais de gros problèmes d’antisémitisme et d’homophobie dans la classe. Il avait balayé cela d’un revers de la main en martelant : « Oui, mais les programmes ! ». Dans le même établissement, la principale à qui j’avais relaté ces problèmes, notamment d’antisémitisme, m’avait rétorqué : « Mais qu’est-ce que vous leur racontez pour qu’ils disent cela ? », suggérant que c’était ma faute si mes élèves étaient antisémites (l’un d’entre eux m’avait dit : « Hitler aurait fait un bon musulman »). J’ai été frappé, sur le terrain, par l’ignorance ou la volonté de détourner le regard de cette situation.

Il faut attendre 2015.

C’est l’attentat contre Charlie Hebdo qui selon moi a changé le regard. Ce n’est pas du tout l’attentat de l’Hyper Cacher. Ce n’est pas Mohamed Merah. La ministre de l’époque, Mme Vallaud-Belkacem, qui avait été débordée par les « 200 » manifestations (chiffre plafonné par le ministère de l’Éducation nationale) lors de la minute de silence, a mis en place toutes les réactions que chacun connaît (mobilisation des valeurs de la République, etc.), commençant un travail ensuite très largement continué et amplifié par Jean-Michel Blanquer.

Entre temps le phénomène s’est évidemment aggravé. J’ai pu constater sur le terrain une pénétration lente mais sûre d’une religiosité plus grande chez les élèves dans leur vie quotidienne et dans leurs pratiques.

Il y a quinze ans jamais aucun élève ne manifestait le refus d’écouter de la musique. Il y a quinze ans, jamais aucun élève ne se cachait les yeux quand les gens du planning familial expliquaient comment enfiler un préservatif sur une banane. Aujourd’hui on assiste à cela régulièrement.

Il y a dix ans, lors des voyages scolaires, nous recensions les élèves qui ne mangeaient pas de porc. Aujourd’hui il nous faut compter ceux qui ne mangent pas de viande (c’est-à-dire qui mangent hallal). En 2017, comme chaque année, nous avions emmené au Futuroscope une cinquantaine d’élèves. Les trois quarts d’entre eux avaient déclaré ne pas manger de porc. Nous avions donc servi des frites et du poulet… et nous avions dû jeter les deux-tiers des cuisses de poulet (qui n’étaient pas hallal). C’était nouveau. Le fait de manger hallal n’est pas du tout un signe d’islamisme. En revanche c’est le signe de la progression d’une pratique plus rigoriste. Et, par effet mécanique, une pratique plus rigoriste entraîne, pour les minorités, une pratique encore plus rigoriste.

Ce sont des constats que l’on peut faire au quotidien sur le terrain. Ces manifestations sont aujourd’hui connues, comme les contestations de certains enseignements en sciences et vie de la terre (le darwinisme), en philosophie ou en Lettres (certains philosophes des Lumières), en histoire… L’EPS est un abcès de fixation très intéressant : selon le sondage que nous avons fait pour la Fondation Jean Jaurès et Charlie Hebdo 45 % des enseignants ont déjà rencontré une tentative d’évitement de la natation par des jeunes filles. Il y a un an et demi, dans le cadre de ma fonction au Conseil des sages de la laïcité, je m’étais rendu à Maubeuge pour former des chefs d’établissements et des référents laïcité sur le principe de laïcité. Sur une centaine de personnes dans la salle les deux tiers m’avaient fait état de la multiplication des certificats médicaux de complaisance liés à « l’allergie au chlore ». Ce sont des choses très présentes dans certains territoires.

Il faut noter la difficulté qu’éprouvent les enseignants quand ils doivent répondre à ces questions et prendre position.

Selon le sondage, 56 % des enseignants qui rencontrent un incident le signalent à leur corps de direction et 16 % ne signalent pas les incidents. Sur les 56 % des enseignants qui signalent les incidents à la direction, 30 % considèrent que la réponse apportée est trop complaisante. On observe sur le terrain une sorte de défiance entre les enseignants et les corps de direction. Une partie des enseignants ont le sentiment de ne pas être écoutés. Cela pose une vraie question quant à la nécessaire relation de confiance entre les corps de direction et les équipes pédagogiques. Sans cette confiance l’école ne peut pas faire face à ce qui lui arrive. De fait, 44 % des professeurs préfèrent se tourner vers leurs collègues pour évoquer un incident, cherchant une résolution des problèmes en interne sans remonter jusqu’à l’équipe « Valeurs de la République » et encore moins jusqu’au ministère de l’Éducation nationale. Il y a là, à mon sens, une nécessité de travailler, de réfléchir sur ce qui pourrait réellement être utile pour que les enseignants puissent s’adosser à l’institution en se sentant soutenus.

Autre difficulté : j’ai un peu parlé au début de mon propos de la question du manque de formation sur le fond et sur la forme.

Évoquant l’assassinat de Samuel Paty, Monsieur le ministre a dit que les enseignants se trouvent en « première ligne ». Pour être historien de formation je ne me sens nullement comparable à un combattant de Verdun. Le quotidien d’un professeur peut être compliqué mais ce n’est pas Verdun. Or j’ai eu l’impression en arrivant au collège le 2 novembre au matin que certains de mes collègues étaient à Verdun. Ils auraient porté un casque s’ils en avaient disposé. Surtout, ils étaient totalement désarmés, désemparés : « Qu’allons-nous faire face à ce qui va nous arriver ? » Il y avait – chez les mêmes qui répètent à l’envi que tout va bien – une intériorisation de l’idée que ça allait être compliqué. Ce matin-là, bizarrement, tout n’allait plus bien… Ils étaient évidemment très remontés contre le ministre après que le conseil de défense avait annulé les deux heures de concertation initialement prévues le matin. J’ai senti mes collègues totalement paniqués. Le principal de mon établissement a réuni quelques jours après une petite équipe de professeurs pour préparer le 9 décembre, journée de la laïcité. Mes jeunes collègues professeurs d’histoire-géographie, qui ont entre vingt-cinq et trente ans, ont tous déclaré : « On ne peut rien faire car on n’a jamais eu de formation sur la laïcité et les valeurs de la République », un jeune collègue certifié en histoire-géographie ajoutant : « Au-delà de la liberté de culte, de la liberté de conscience et de la neutralité, je ne sais rien dire de plus sur la laïcité. » Il était en demande de formation.

On observe un réel désarmement idéologique du corps des fonctionnaires de l’Éducation nationale. Au-delà de l’intérêt, voire de la passion qu’ils éprouvent pour la discipline qu’ils enseignent, la mission de service public qui est la leur – et qui s’inscrit dans l’histoire de notre République – échappe à beaucoup. Toute la dimension républicaine de leur propre discipline leur échappe. Ils n’ont jamais réfléchi à cela parce qu’en réalité ils n’ont jamais été invités à y réfléchir.

La Fondation Jean Jaurès va publier d’ici peu un autre volet de notre sondage (qui en comportera quatre). La question posée sera : « Existe-t-il encore une culture commune enseignante ? » Vous connaissez la réponse… Il n’y a plus ce fond politique qui existait dans le corps de l’Éducation nationale que forment les professeurs. Le désarmement politique et idéologique est frappant.

Je pense qu’il y a aussi une erreur d’analyse sur ce qui nous arrive.

À force de rabattre sur des questions politico-religieuses des considérations économiques et sociales on ne comprend plus rien à ce qui nous arrive. La lecture simpliste qui consiste à dire que la misère est responsable de la poussée de l’islamisme est une explication extrêmement facile qui nous évite de réfléchir et d’aller plus loin dans ce qui pourrait fâcher. Spécialiste de l’histoire du nazisme et de la Shoah, je mène des formations sur ces questions depuis vingt ans. Dans ce cadre j’ai pu observer le problème de compréhension d’une partie du monde enseignant de ce qu’est une croyance, qu’elle soit politique ou religieuse. L’idée qu’une croyance peut être animée par sa propre autonomie est quelque chose qui dépasse beaucoup de mes collègues. Il faut toujours rabattre quelque chose des explications sur une adhésion à une croyance qui fait sens et donne du sens à notre propre existence et aux événements qui nous entourent. Du fait de la sécularisation qui est la nôtre, pour l’immense majorité des enseignants croire n’a plus de signification. Même si certains déclarent croire en Dieu et pratiquer, leur pratique reste très éloignée d’une pratique de type « absolutiste », pour employer le mot d’Anne Muxel et Olivier Galland [1]. De ce fait on porte un regard un peu méprisant sur ces « pauvres » qui n’ont rien d’autre que la religion où ils se réfugient (comme si les fidèles de Saint-Nicolas-du-Chardonnet étaient poussés vers cette vision très intégriste du catholicisme par la misère !). Ces grilles de lecture ont toujours cours en salle des professeurs et dans les discours des organisations syndicales. Souâd Ayada peut témoigner d’auditions d’organisations syndicales, après l’assassinat de Samuel Paty, où nous avons entendu des choses totalement hallucinantes.

Nous avons devant nous un problème de fond, de formation, d’analyse de ce qui est en train de nous arriver.

En réalité la question de l’islamisme n’est pas prise au sérieux par une partie du monde enseignant, sans parler de ceux qui par leurs propos, par leurs actes, se font les complices, au sein de l’Éducation nationale, au sein du corps enseignant, des discours islamistes, notamment des discours victimaires. Or le discours victimaire, en fabriquant du ressentiment, est la porte d’entrée pour un embrigadement politique qui vise à la séparation et surtout au basculement. Il m’a été rapporté que, dans un établissement parisien, le 2 novembre au matin, un délégué syndical était monté sur une table pour déclarer : « Il ne faut pas oublier, avant de rendre hommage à Samuel Paty, qu’il s’est livré à un acte d’islamophobie. » Or, même si le monde militant est très appauvri idéologiquement et surtout culturellement, en matière de culture politique, ce sont des gens qui savent parler, qui en imposent et qui imposent le silence aux autres. En général, mes collègues qui assistent à des heures syndicales se taisent face aux cinq ou six militants aguerris de Sud ou du SNES qui imposent leur manière de voir. Pour les contrer il faut être solide. Et dans les établissements qui sont « en première ligne » sur ces questions-là, on nomme de jeunes professeurs. La moyenne d’âge de ma salle des professeurs est de 29 ans ! Ils sont devenus professeurs parce qu’ils aiment leur discipline mais ils n’ont plus de culture politique.

Je terminerai en disant qu’en 1989 à Creil c’étaient les enseignants qui s’étaient mis en grève pour alerter sur la question du foulard. Je suis convaincu qu’ils ne le feraient plus aujourd’hui.

Jean-Pierre Chevènement

Merci, M. Roder, pour ce remarquable exposé qui m’a paru très éclairant.

Nous sommes confrontés à un phénomène dont l’origine est le puits de ressentiment creusé dans la société française, un ressentiment à la fois historique et social qui vient de loin et se nourrit, en effet, du discours victimaire qu’entretiennent un certain nombre de gens qui n’ont pas pour principale préoccupation d’assurer la cohésion de la société française et de maintenir une République civique.

Je vais donner la parole à Amine El Khatmi. J’ai beaucoup de sympathie pour le combat qu’il mène, un combat difficile mais qui, je le crois, peut être gagné. Mais peut-être suis-je très optimiste parce que vous avez tempéré mon enthousiasme…

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[1] Dans La Tentation radicale. Enquête auprès des lycéens, publié en 2018, Olivier Galland et Anne Muxel analysent les résultats d’une enquête du CNRS menée après les attentats de 2015 auprès de 7 000 lycéens de toutes origines sociales et culturelles. Cette enquête tente de mesurer la « porosité des idées radicales dans l’univers des lycéens d’aujourd’hui », en ciblant certaines catégories de jeunes, notamment musulmans. Elle pointe une propension modérée des jeunes musulmans à être plus concernés par « l’absolutisme religieux » et « la tolérance à la violence ». (NDLR)

Le cahier imprimé du colloque « Enseigner la République » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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