Quelle coopération à l’échelle européenne ?

Intervention de Jean-Pierre Bourguignon, président du Conseil européen de la Recherche depuis 2014, lors du colloque « La politique de Recherche, enjeu pour l’avenir » du jeudi 26 novembre 2020

Comme on me l’a demandé, je parlerai de la position de la recherche française dans le cadre européen et, plus largement, dans le cadre mondial.

Je commencerai par le positionnement de la recherche européenne parce que je pense que c’est l’une des choses très importantes à avoir en tête dans le contexte de la transformation de la situation de la recherche à l’échelle mondiale.

En matière de production de connaissances, l’Europe continue à produire à peu près un tiers des nouvelles connaissances et, d’une certaine façon, résiste mieux que les États-Unis dont l’effritement est assez visible.

Le continent où les progrès sont les plus spectaculaires est évidemment le continent asiatique. Ceci peut s’expliquer par le poids démographique de pays comme la Chine ou l’Inde mais ces progrès s’observent aussi dans des pays comparables au nôtre par la taille, telle la Corée du Sud qui m’intéresse particulièrement. En effet, pendant une soixantaine d’années, quels que soient les régimes, ce pays de 51 millions d’habitants, qui n’a ni pétrole ni gaz, a fondé son développement sur l’affirmation constante d’une priorité absolue à l’éducation et à la formation, favorisant en particulier l’accès à l’enseignement supérieur.

Dans le cas de la Corée du Sud, la recherche privée joue un rôle très important avec l’émergence d’entreprises coréennes devenues des références à l’échelle mondiale dans leur contribution industrielle mais aussi dans leur contribution à la recherche, Samsung en étant un des exemples.

Concernant la Chine, en 2000 ses dépenses de recherche représentaient 5 % de l’ensemble des dépenses à l’échelle mondiale, en 2017 c’était 24 % ! Cette montée en puissance de la Chine correspond à un engagement de longue durée avec des investissements très lourds.

Au-delà de l’aspect financier, on observe un progrès très spectaculaire en matière de publications : en 2000 les publications scientifiques chinoises représentaient 5,8 % de toutes les publications mondiales, en 2018, c’est 20,9 % ! La progression est encore plus spectaculaire si on s’intéresse aux publications figurant parmi les 1 % les plus citées où la part de la Chine en 2000 n’était même pas de 2 %, elle était de 17,5 % en 2018. Certes, dans le cas de la Chine, la taille joue un rôle important mais c’est une chose qu’il faut constamment garder en tête pour bien comprendre le niveau de la compétition internationale.

Dans ce contexte l’Europe n’a pas du tout démérité. Même quand on s’intéresse aux 1 % des publications les plus citées, dans les dix dernières années, l’Europe a pratiquement rattrapé son retard avec les États-Unis. C’est une chose généralement passée sous silence qui mérite d’être soulignée.

Ce que je viens de dire mériterait une analyse plus fine par discipline ou par sous-discipline. Mais le contexte général est celui de l’émergence d’un continent qui, dans le futur, a toutes les chances de dominer le monde tandis que d’autres sont en régression. De ce point de vue, l’Amérique du Nord n’est pas la partie la plus dynamique.

Le deuxième point que je voudrais souligner, très présent dans les deux exposés précédents, est le fait que la recherche est un écosystème qui a de nombreuses composantes. Parmi ces composantes il y a son organisation, la façon dont les ressources sont distribuées, utilisées et vérifiées (on nous a expliqué à quel point la vérification est devenue importante). Comme on nous l’a montré brillamment, le poids relatif des crédits récurrents et des crédits sur contrat a considérablement évolué dans les dernières années au détriment des crédits récurrents. Il est important de savoir comment ces contrats sont distribués, comment ils sont organisés, quel est leur impact.

Si, dans ma fonction de président du Conseil européen de la recherche j’ai eu l’occasion d’observer le secteur universitaire et le secteur des organismes de recherche plus que le secteur privé, je n’oublie pas que le financement de la recherche privée représente deux tiers de l’investissement des différents pays en matière de recherche, le public représentant à peu près un tiers. D’ailleurs, dans la crise que nous traversons, une des inquiétudes majeures, y compris pour les responsables du secteur privé, est que, dans la stratégie des entreprises, la priorité de limiter la suppression d’emplois à la suite des pertes de marchés ou des baisses de ventes ait comme conséquence une diminution considérable de leurs dépenses en recherche. Selon l’un des patrons d’une entreprise industrielle allemande qui a un secteur de recherche très développé, les dépenses de recherche allemandes, légèrement au-delà de 3 % du PIB en 2019, pourraient dégringoler autour de 2 % à cause de l’effondrement possible des investissements de la recherche privée. Or cette recherche privée, en partie faite dans les laboratoires privés, a développé d’importants contrats de recherche avec les laboratoires publics. Il faut donc garder en tête ces conséquences possibles par ricochet de la crise économique.

Pierre Papon a rappelé que l’ambition de la recherche a été une préoccupation à l’échelle européenne sous l’impulsion d’un certain nombre de personnes. Je voudrais saluer le grand commissaire européen à la recherche, à l’innovation et à la science qu’a été Philippe Busquin de 1999 à 2004 et aussi la mémoire de Mariano Gago, ministre portugais de la science et de la technologie (qui, pendant la présidence portugaise de l’Union, en 2000, assura la préparation de la stratégie européenne pour la société de l’information, la science et la technologie avec la Commission européenne). Ils ont été les inspirateurs d’une politique européenne de recherche avec, pour Philippe Busquin, la création de l’European Research Area (ERA), et pour Mariano Gago de la « stratégie de Lisbonne » élaborée par les États européens lors du Conseil européen de Lisbonne les 23 et 24 mars 2000, qui visait à faire de l’UE en 2010 « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale ». Elle prévoyait d’affecter au budget de la recherche 3 % de son PIB. Nous en sommes très loin : l’Union européenne dans son ensemble n’y a consacré en 2018 que 1,9 %. Et la crise que nous traversons peut entraîner une régression assez considérable. Les seuls pays européens dont les dépenses de recherche dépassent 3 % du PIB actuellement sont l’Allemagne et les pays nordiques, qui connaissent eux-mêmes parfois des crises : la Finlande, qui bénéficiait des investissements de Nokia mais aussi d’un investissement public considérable, a subi une coupe majeure dans ses dépenses de recherche à la suite d’un changement politique. Ce passage difficile a été maintenant surmonté et la Finlande est repartie avec un nouvel objectif de l’ordre de 4 % du PIB pour 2030.

J’en arrive à l’action dans laquelle j’ai été impliqué : les différents programmes-cadres européens de recherche et d’innovation qui se sont succédé depuis presque quarante ans et dont les volumes ont crû de façon assez considérable. « Horizon 2020 » (2014-2020) représente un budget de 75 milliards d’euros sur sept ans, avec diverses composantes organisées en trois piliers : le premier pilier, intitulé « science excellente », très concentré sur la recherche à l’initiative des chercheurs (bottom up) ; le deuxième pilier concentré sur la compétitivité industrielle, le soutien à des réseaux, souvent en encourageant une collaboration entre le secteur industriel et le secteur public ; un troisième volet concernait une douzaine de grands défis sociétaux (changement climatique, organisation des villes, sécurité alimentaire, énergie, etc.).

Pendant très longtemps, jusqu’au septième programme-cadre (FP7, 2007-2013), la recherche n’était pas une responsabilité partagée de la Commission européenne qui n’avait donc pas la possibilité de financer des projets portés par des chercheurs individuels. Les seules possibilités, pour la Commission européenne, de financer de la recherche étaient de « contribuer à la cohésion », d’où le soutien à des réseaux, et de « contribuer à la création de richesses », d’où la priorité donnée à la collaboration entre le milieu académique et le milieu industriel.

À partir de 2007 et du traité de Lisbonne (qui concrétisait une partie de la stratégie de Lisbonne) les choses ont changé. Le Conseil européen de la recherche (ERC) est né en 2007, répondant à une demande très insistante – et longtemps vaine – de la communauté scientifique dans les années 1990, la communauté des biologistes ayant été la plus active pour défendre ce projet. La création de quelques outils de lobbying, comme une structure qui s’appelle encore aujourd’hui Initiative for Science in Europe (ISE), a permis petit à petit d’obtenir la création du Conseil européen de la recherche.

La négociation compliquée qui a abouti à la création de l’ERC a connu des péripéties qui ont parfois pu paraître incompréhensibles. L’Allemagne et la Grande-Bretagne étaient initialement opposées à ce projet. Les petits pays étaient farouchement pour. La France était « accompagnante » sans être vraiment motrice. C’est finalement le changement d’attitude de Lord Sainsbury, alors ministre en charge de la recherche en Grande-Bretagne, qui a été décisif pour que l’ERC existe.

Créé en 2007, sa principale originalité était le fait que sa gouvernance revenait à son conseil scientifique, formé de 22 scientifiques, ayant la double responsabilité de décider comment dépenser l’argent et d’organiser l’évaluation. Cette structure, très originale dans le cadre de la Commission européenne, n’a pas été bien acceptée par un certain nombre de fonctionnaires qui considèrent le pouvoir donné à des scientifiques dans le système comme une anomalie. De même, pendant ma présidence, lors de la préparation du prochain programme-cadre « Horizon Europe », j’ai été confronté à l’opposition d’un certain nombre de juristes de la Commission car ils trouvaient que cette gouvernant diluait la responsabilité de la Commission. Mais le succès de l’ERC a fait que « l’anomalie » a pu persister. Et, comme pour le programme-cadre FP7 (2007-2014) et pour « Horizon 2020 » (2014-2020), pour le suivant, « Horizon Europe » (2021-2027), l’ERC va pouvoir continuer à financer les chercheurs sur la base de leurs projets et le Conseil scientifique continuera d’avoir le pouvoir qui lui a été confié depuis la création de l’ERC.

Les scientifiques tenaient aussi énormément à la possibilité pour les lauréats d’avoir des projets de long terme (5 ans), d’un niveau d’ambition inhabituel, pour les forcer à sortir de leur zone de confort. Une des décisions persistantes du conseil scientifique – et je ne vois pas apparaître de doute là-dessus – a été d’attribuer deux tiers des ressources de l’ERC (environ 9 milliards d’euros sur sept ans pour « Horizon 2020 ») à des chercheurs de moins de quarante ans, c’est-à-dire dans les deux catégories « programme juniors » (2 à 7 ans après la thèse) et « programme intermédiaire » (7 à 12 ans après la thèse). L’objectif poursuivi était de donner à des chercheurs assez jeunes l’initiative de développer leurs propres projets, ce qui dans un certain nombre de pays était une chose assez iconoclaste puisque les chercheurs restaient très longtemps sous les ordres du patron de laboratoire sans avoir la possibilité de développer leurs propres activités. L’ERC a donc transformé les perspectives de l’organisation de la recherche en Europe.

Mais les chiffres doivent être relativisés. Même si le montant du budget d’Horizon 2020 (13 milliards d’euros) paraît considérable, cette somme ne représente que 8 % du budget de la Commission européenne. Le budget d’« Horizon 2020 » représente aussi 8 % de l’ensemble des dépenses de recherche à l’échelle européenne. Donc, le budget de l’ERC qui est 17 % de ces 75 milliards d’euros, représente environ 1 % du soutien à la recherche en Europe. Nous parlons donc d’actions à la marge : même si l’influence peut être considérable, l’impact financier reste relativement limité.

Dans la fonction que j’occupe actuellement (l’intérim de la présidence du Conseil européen de la recherche), je suis obligé d’essayer de peser dans la discussion budgétaire en cours, et c’est extrêmement important et difficile. À ma grande surprise, à la suite de la négociation du sommet européen du mois de juillet, le programme qui a le plus souffert a été « Horizon Europe », perdant plus de 15 % de son budget. Nous sommes donc dans une phase où nous essayons de faire revenir un peu plus d’argent dans le budget d’« Horizon Europe ». Le Parlement européen a été un allié important dans cette bataille. En effet, dans la discussion budgétaire globale, le Parlement a obtenu que 4 milliards d’euros soient ajoutés pour diminuer la coupe faite par le Conseil européen au mois de juillet. La question qui reste ouverte et m’occupe beaucoup ces derniers jours est de savoir comment ces 4 milliards d’euros vont être ventilés dans les différentes sous-activités de « Horizon Europe ». Il est intéressant de noter que toutes les organisations universitaires et le G6, qui regroupe les six plus grandes organisations de recherche au niveau européen (3 organisations allemandes, une italienne, une espagnole et une française), demandent qu’une part significative de ces 4 milliards d’euros aille sur le premier pilier, où il y a les Bourses Marie Sklodowska-Curie et l’ERC.

Pour l’ERC, la perspective qui résultait du sommet de juillet était un gel de son budget pendant 7 ans à son niveau de 2020 à part l’augmentation annuelle de 2 % pour compenser l’inflation. C’est une perspective particulièrement funeste contre laquelle nous luttons.

L’organisation de la recherche au niveau européen ne se fait pas uniquement par le biais des programmes-cadres. De nombreuses organisations, très souvent intergouvernementales, quelquefois d’une autre nature, ont été mises sur pied, dont certaines ont été particulièrement couronnées de succès.

L’exemple le plus évident est celui du CERN (Conseil européen pour la recherche nucléaire), une organisation qui a sa propre base intergouvernementale, et est devenue une des références mondiales. Indiscutablement il a su se développer et produire de façon exceptionnelle à la fois de la recherche et de la haute technologie de pointe à cause des défis auxquels il devait faire face. Il a été le creuset dans lequel s’est développé le world wide web, qui fut d’abord un outil permettant aux chercheurs du CERN de partager leurs projets et de préparer leurs expériences.

Il y a d’autres organisations : l’Agence spatiale européenne, l’Observatoire européen du Sud (European Southern Observatory, ESO), qui gère plusieurs observatoires dans l’hémisphère austral, au Chili notamment. Mais aussi, au niveau des biologistes, il y a toutes les organisations autour de l’EMBL (European Molecular Biology Laboratory) et l’EMBO (European Molecular Biology Organization) basées à Heidelberg avec des extensions à divers endroits. Ce sont toutes des organisations européennes, intergouvernementales. Il en est de même du côté de la physique : l’ESRF (European Synchrotron Radiation Facility) est basée à Grenoble. Il existe d’autres laboratoires de même nature en Suède, en Tchéquie, qui sont des outils collectifs construits au niveau européen. Pour ces infrastructures lourdes l’échelle européenne est le minimum pour arriver à être réellement compétitives.

Il est important de dire que ce foisonnement, parfois un peu difficile à comprendre, a été accompagné par une structuration des communautés à l’échelle européenne. Par exemple, depuis cinquante ans, l’European Physical Society (EPS), fait beaucoup de choses importantes. De la même façon, les mathématiciens ont créé en 1990 une Société mathématique européenne, qui joue un rôle important dans la circulation des chercheurs à l’échelle européenne. On voit que les communautés ont su se mobiliser pour créer ces possibilités.

Pour terminer sur une note positive en matière de science ouverte, je suis heureux d’évoquer une des suites d’une bataille que j’ai eu l’occasion de mener quand j’étais président de la Société mathématique européenne pour faire exister une des bases de données utilisée largement par les mathématiciens. Le Zentralblatt für Mathematik (zbMATH) est une base de données où tous les articles publiés dans des revues sont commentés. Pendant ma présidence, la Société mathématique européenne a pu s’impliquer dans la gouvernance du Zentralblatt. Et j’ai été très heureux d’apprendre qu’à partir de 2021 le gouvernement allemand financera les ressources nécessaires pour que cette base de données de tous les articles mathématiques paraissant à l’échelle mondiale passe intégralement dans le domaine public, sans frais pour y accéder. Cela prouve que les structures européennes peuvent devenir des structures de référence à l’échelle mondiale, ce que les Américains n’ont pas fait puisque pour avoir accès à l’équivalent américain il faut payer des sommes assez considérables.

Merci.

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Le cahier imprimé du colloque « La politique de Recherche, enjeu pour l’avenir » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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