La Loi de Programmation Pluriannuelle de la Recherche : enjeux et perspectives

Intervention de Cédric Villani, mathématicien, ancien lauréat de la médaille Fields, député de la cinquième circonscription de l’Essonne, président de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, lors du colloque « La politique de Recherche, enjeu pour l’avenir » du jeudi 26 novembre 2020

Merci beaucoup, Monsieur Chevènement, pour cette invitation.

Merci beaucoup chers amis, chers collègues, chers concitoyens, pour votre participation à cet événement où l’on parle de l’un des sujets les plus importants, les plus difficiles à appréhender pour l’avenir de notre société, celui de la recherche.

J’ai eu le privilège d’aborder ce sujet d’un certain nombre de points de vue différents. D’abord en tant que chercheur, mathématicien. J’ai la chance d’être l’un des nombreux chercheurs français qui ont reçu la médaille Fields. J’insiste sur « nombreux » parce que la France est un pays extrêmement reconnu en matière de mathématiques (2ème au palmarès mondial des médailles Fields). Il ne faut pas regarder cela uniquement comme des accomplissements individuels car ceux-ci se font toujours dans le cadre d’une École. J’ai dirigé l’institut Henri Poincaré pendant huit ans. J’ai fait beaucoup de médiation scientifique. Je suis député d’une circonscription dans laquelle la recherche est extrêmement importante puisqu’elle comprend notamment une partie du plateau de Saclay. J’ai été l’auteur d’un rapport sur l’intelligence artificielle [1] qui a lancé la stratégie française en la matière il y a deux ans [2].

Enfin, je suis le très fier président de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques créé dans les années 1980 pour conseiller le politique – en particulier le Parlement – et le citoyen, au départ sur les choix de stratégie nucléaire, puis sur l’ensemble des choix scientifiques. Parmi nos missions figurent notamment des sujets sur la culture, sur l’informatique (l’informatique quantique a été au menu de notre Office récemment). Nous venons de nous voir confier l’évaluation de la stratégie vaccinale pour la France, sujet sur lequel nous serons en information du Parlement, donc, indirectement, en contrôle du Gouvernement. À chaque fois nous nous efforçons de consulter autant que possible tous les écosystèmes scientifiques et d’agir de façon transpartisane. À titre d’exemple, la mission sur la stratégie vaccinale comprendra quatre rapporteurs, deux hommes deux femmes, issus de quatre familles politiques (la gauche, La République en marche, l’Union centriste et Les Républicains). Cela nous permet d’avoir une grande stabilité et le rapport de l’OPECST ne peut pas être mis en cause par les familles politiques. Une table ronde sur les questions de génie génétique, de sélection génétique moderne sur les plantes, réunira deux rapporteurs issus respectivement des Républicains et de la France insoumise, a priori un attelage inattendu pour un tel thème mais c’est précisément cela qui nous permettra d’avoir des conditions inattaquables.

Je reviendrai sur certains des défis que pose la question du Conseil scientifique et politique mais je vais insister dans cette intervention, comme on me l’a demandé, sur la Loi de Programmation de la Recherche (LPR).

Dès le début j’ai été associé aux groupes de travail de préfiguration de cette loi. À l’Assemblée j’ai été très impliqué dans sa préparation mais j’ai finalement voté contre la LPR pour des raisons liées à un certain article sur « le maintien de la tranquillité dans les universités » [3] qui m’apparaissait complètement hors de propos, soit inutile, soit dangereux, et que, en tant qu’universitaire comme en tant que député, je ne pouvais en aucun cas voter.

À propos de ce qui a déjà été dit sur la LPR, il y a beaucoup de choses avec lesquelles je suis d’accord et d’autres sur lesquelles j’ai un avis plus nuancé. Je vais chercher à placer cela dans le contexte du temps long par rapport à la recherche, l’environnement mondial et régional de la recherche dans lequel se situe la France et les défis qui sont à relever pour la stratégie de la recherche française.

Comme l’a indiqué Jean-Pierre Chevènement, beaucoup des défis qui se posent aujourd’hui se posaient déjà il y a quarante ans. C’est normal. Quand on parle de recherche, on évoque des questions culturelles assez résistantes en lien avec des actions publiques. Les questions culturelles, les traditions, le temps long de la création et du développement à l’université ou encore le temps long d’une école de pensée dans laquelle vous avez un maître, des élèves etc. On voit comme c’est résilient, pour le pire et le meilleur. Jean-Pierre Bourguignon nous disait que, même en temps de dictature, la Corée avait continué à miser sur l’éducation. On pourrait parler des mathématiciens russes qui ont survécu à toutes sortes de désagrégations et continuent à être l’une des forces mathématiques les plus importantes du monde malgré tous les déboires par lesquels sont passés leurs systèmes. Il est beaucoup plus rageant de constater que, sur les difficultés et des faiblesses structurelles françaises, réforme après réforme, politique après politique, il semble que nous soyons impuissants à progresser.

On observe des tendances de fond dans les disciplines. Au sein des disciplines mathématiques, tout au long du XXème siècle et particulièrement de sa seconde moitié, la montée en puissance des probabilités a été une tendance de fond qui ne s’est jamais démentie et qui continue aujourd’hui à avoir des implications fortes. Le dialogue entre mathématiques et informatique est depuis plus d’un demi-siècle une tendance de fond qui a des implications fortes sur la façon dont on pense aux énoncés mathématiques et sur les recherches qui s’effectuent. Sur ces tendances de fond, la puissance publique a très peu de pouvoir, elles se font par des courants de pensée très résistants.

Il y a aussi des évolutions très rapides.

Au niveau géopolitique et géostratégique, le fait international le plus marquant dans la science mondiale ces dernières années est la montée en puissance très spectaculaire de la Chine en tant que puissance de recherche. Sur n’importe quel thème de recherche il y a un grand projet chinois en cours. Même si la Chine, pour l’instant, n’a pas réussi à investir le plus haut niveau de la recherche dans les statistiques (prix Nobel, médailles Fields, prix Turing etc.), elle a coché toutes les autres composantes de la recherche et continue à les cocher avec une vitalité phénoménale. Je dis cela en gardant en tête toutes les réserves que l’on peut avoir face à l’évolution actuelle de la vie politique chinoise.

Autre fait marquant : aux États-Unis, le développement spectaculaire de la recherche dans de très grandes entreprises capitalistiques (Google, Facebook, etc.) qui, dans les sciences qui me sont les plus familières (mathématiques, informatique), ont joué récemment un rôle très important dans la fuite des cerveaux. Il y a quelques années nous nous croyions immunisés contre la fuite des cerveaux, comptant sur le fait que nos chercheurs privilégiaient le cadre de vie et étaient attachés à la France… Or nous voyons aujourd’hui la fuite de certaines tendances mathématiques, en particulier ce qui est lié de près ou de loin à l’informatique, à l’intelligence artificielle, vers des grandes entreprises américaines, souvent via leurs succursales et laboratoires implantés en Europe ou en France même. C’est un fait qui a mis une tension extraordinaire dans le système universitaire américain, de la même façon qu’à une époque la bulle exceptionnelle de la puissance de la finance mathématique causait une tension spectaculaire dans les grandes entreprises américaines.

Une tendance géopolitique de fond est la montée en gamme de l’Europe, avec toutes les grandes difficultés que cela représente. Jean-Pierre Bourguignon nous a parlé de son expérience à la tête du European Research Council (ERC). J’ai vu un autre volet de cette construction puisque j’ai fait partie du premier et du second conseils scientifiques de la Commission européenne, le premier avec le président Barroso, le deuxième avec le président Juncker. Le premier fonctionnait très mal : je ne peux citer aucune décision que nous eussions prise au sein du Conseil scientifique qui eût mené à la moindre action. Même s’il y avait une grande écoute de la part du président Barroso, cela ne se traduisait en aucune action concrète et je peux dire rétrospectivement que j’ai perdu mon temps en participant à ce premier Conseil. Comme je suis tenace, j’ai participé au second Conseil qui, lui, fonctionnait beaucoup mieux. Je dois dire que le rôle qu’a eu Jean-Pierre Bourguignon, avec quelques autres, pour tirer les leçons de l’échec et des manquements du premier Conseil a été important, en évitant certains conflits structurels dans la prise de décisions, en lui donnant un pilotage plus opérationnel, en le plaçant directement sous l’autorité du commissaire en charge de la recherche et en restreignant son périmètre. Tout cela a fait que ce second Conseil a bien mieux fonctionné, bien que nous n’ayons pas été reçus une seule fois par le président Juncker, ce qui veut dire que les obstacles institutionnels retardent le moment où l’Europe pourra se doter d’institutions scientifiques à la hauteur de ses ambitions. Malgré toutes les difficultés, on voit que cela avance. Il en est de même pour toutes les collaborations européennes. J’ai eu plusieurs fois l’occasion d’évoquer avec Yves Bréchet le projet de traitement des déchets nucléaires tel qu’il se développe avec la Belgique et d’autres, autour du projet Myrrha [4]. Cela fait partie de tous ces projets qui doivent se développer dans un contexte européen et pour lesquels les tours de table financier et politique sont toujours difficiles à boucler.

Je citerai aussi quelques évolutions scientifiques rapides auxquelles nous assistons en ce moment et qui doivent être prises en compte dans une politique nationale de recherche.

– Évolution très rapide de tout ce qui a trait à l’intelligence artificielle, où l’on voit des choses fausses un jour devenir vraies deux ans plus tard. Souvenez-vous du choc produit quand les réseaux de neurones se sont frayés un chemin jusqu’au sommet du buzz de l’intelligence artificielle ! J’ai connu l’époque où les experts les plus respectés en France et dans le monde affirmaient que les réseaux de neurones étaient une fausse piste… Quelques années plus tard on s’étonnait : « On ne comprend pas pourquoi les réseaux de neurones fonctionnent parfaitement bien ! »… et encore quelques années plus tard, les réseaux de neurones étaient en couverture des magazines de Tech avec Yann Le Cun [5] héros national et international, médaille Turing, ce qui posait d’ailleurs un très grand défi aux scientifiques, aux mathématiciens comme aux informaticiens : pourquoi les réseaux de neurones fonctionnent-ils aussi bien ? Cela doit prendre place aujourd’hui dans la galerie des grands problèmes non résolus, en phase avec les technologies, en rapport avec les sciences mathématiques au même titre que les questions telles que P ≟ NP et autres problèmes liés à l’information.
– Essor des biotechnologies en cours.
– Essor considérable des sciences du climat.
– Révolution dans le domaine de la recherche spatiale et tout ce qu’on appelle « new space », avec l’importance accrue des données, la montée en gamme des satellites, les nouveaux modèles industriels, l’essor de SpaceX, etc. La donne est aujourd’hui très différente de ce qu’elle était il y a dix ans ou même cinq ans quand les spécialistes prévoyaient que le réutilisable dans le spatial resterait marginal. Aujourd’hui ils affirment que le réutilisable est la seule solution pour continuer à aller de l’avant.
On a vu récemment de très grands projets industriels se monter. On a vu les grandes réussites de projets très lourds, mêlant physique fondamentale et gros développement industriel. Je pense aux ondes gravitationnelles. Je pense aux questions liées à la découverte du Boson de Higgs. A contrario, les très grands projets en matière nucléaire piétinent. On pense à ASTRID (Advanced Sodium Technological Reactor for Industrial Demonstration) qui a été abandonné. On pense à tous les enjeux liés à ITER (International Thermonuclear Experimental Reactor) qui avance doucement. On voit à quel point ces grands projets qui mêlent recherche fondamentale et grand développement industriel sont de plus en plus complexes, de plus en plus internationaux et extrêmement coûteux.

On a vu la montée en puissance de la recherche sur l’informatique quantique, aujourd’hui une des grandes voies qui se posent au monde, sur laquelle l’Office a publié plusieurs notes l’année écoulée.

On a vu la montée du sujet des exoplanètes.

Je voudrais évoquer un sujet à la fois scientifique et politique qui est peut-être le plus grand défi transversal, un défi de changement de vision du monde. C’est ce que j’ai appelé la découverte de la finitude de la terre. Le débat sur la façon de rédiger le premier article de la Constitution (Faut-il ou non faire référence à la finitude des ressources de la terre ?) est très moderne. Tout comme, la question des ressources en pétrole (« Peak Oil » ou pas ?), celle de la dépense énergétique finie, celle de la ressource agricole mondiale, etc. Attention, si on n’y prend garde, nos ressources en terres rares, en matières précieuses, vont s’épuiser à l’échelle de quelques décennies ! Si on n’y prend pas garde la montée de la consommation de l’énergie liée à l’informatique va exploser à un rythme tel qu’on ne pourra plus suivre d’ici quelques années ! Et sur le réchauffement climatique les alertes du GIEC encore et encore. Ou, du côté de la biodiversité, les alertes de l’IPBES (Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services), chaque année plus pressantes. Hélas, dans ces domaines, les effets observés (menaces sur la Grande barrière de corail, fonte des glaces, etc.) avèrent souvent les scénarios pessimistes. Il y a quelques années les évaluations précises de la chute de la biomasse des insectes, bien plus importante que ce que l’on avait en tête, ont créé un choc.

Tout cela participe de la question de la gestion de la Terre, transversale par rapport à toutes les disciplines, ce qui est un changement considérable dans la façon de voir les sujets.

J’ai été l’un des farouches opposants à la réintroduction, même temporaire, des néonicotinoïdes dans l’agriculture française. Mais, sans entrer dans le débat sur les pesticides et néonicotinoïdes, je mentionnerai que, sur ces sujets, les orientations de la recherche à l’INRAE (Institut national de la recherche agronomique) ont changé du tout au tout. Comment produire le pesticide le plus efficace ? se demandait-on il n’y a pas si longtemps. Aujourd’hui le directeur scientifique agriculture de l’INRAE recherche la manière de minimiser l’usage de pesticides dans l’agriculture. Des scénarios qui, il y a quelques années, auraient paru une utopie de doux rêveurs sont aujourd’hui étudiés sérieusement par l’INRAE, comme celui de l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI) : « Ten Years for Agroecology » (TYFA). Peut-on, à l’échelle de dix ans, faire une transition à l’échelle européenne pour une agriculture sans pesticides de synthèse ?

En tant que scientifique, j’ai vécu ce changement de problème et de thématique presque physiquement dans certaines réunions de la FDSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles), en Essonne par exemple, pris à partie d’un côté par la FNSEA m’expliquant : « M. Villani, vous qui êtes scientifique, expliquez-leur que sans pesticides l’agriculture va s’effondrer ! » et, de l’autre côté, par des jeunes chercheurs plus sensibles à l’écologie, me disant : « M. Villani, vous qui êtes scientifique, expliquez-leur que si on ne réduit pas drastiquement l’usage des pesticides on court à la catastrophe ! ».

Ce sont des évolutions de la science que notre pays, comme d’autres pays qui ont la volonté d’avoir une haute valeur en recherche, ont besoin de s’approprier. Cela exige de l’agilité. Cela demande de faire confiance à une politique de recrutement importante où doivent coexister tant les logiciels anciens et traditionnels, que les nouveaux. Ceci implique que nous ayons dans nos équipes, dans nos laboratoires, aussi bien des gens formés à l’intelligence artificielle à l’ancienne, avec des systèmes experts dont l’utilité restera importante, que la nouvelle génération, formée sur l’usage des exemples et l’apprentissage automatique, qui ignore les modèles et ne s’intéresse qu’aux résultats.

C’est bien souvent dans le contact interdisciplinaire entre les uns et les autres qu’on arrivera à progresser le mieux.

En France nous ne sommes pas particulièrement bons pour les contacts interdisciplinaires… et pas particulièrement bons pour l’agilité non plus. Je me souviens de ce que me disait un collègue israélien, un chercheur qui me faisait visiter certaines institutions de recherche en Israël les plus en pointe dans les domaines de l’IA et de la santé : « En France, vous avez une école de mathématiques parmi les plus puissantes du monde, une école de sciences médicales parmi les plus puissantes du monde mais vous ne savez pas les faire travailler ensemble, ce que nous, Israéliens, savons très bien faire, ce qui explique que nous soyons aujourd’hui à la pointe sur ces thématiques alors que nos écoles respectives de mathématiques et de médecine sont beaucoup plus réduites. »

À garder en tête : le défi français, c’est d’organiser le contact, l’interdisciplinarité, le changement de génération, l’agilité. Ce sont nos points faibles.

J’en viens à la situation française.

Le sous-investissement décrit par plusieurs intervenants est une réalité. Pendant de longues années la France a été en sous-investissement. C’est encore le cas aujourd’hui. C’est une urgence.

La dévalorisation des carrières est aussi une réalité. J’y ajouterai la très grande complexité institutionnelle que tout le monde reconnaît. Et chaque fois que quelqu’un essaie de simplifier, ça se traduit en pratique par des complications supplémentaires ! Dans le contexte post-LRU (Loi relative aux libertés et responsabilités des universités), l’autonomie de l’université est loin d’être un processus achevé. Sans parler de tous les débats entre CPU (Conférence des présidents d’université) et CNU (Conseil national des universités), débats sur le recrutement local, non local, etc.

Typiquement française également est la défiance historique du public à l’égard du privé, de la recherche à l’égard de l’industrie. Sur ce sujet, des efforts considérables ont été faits dans les quinze dernières années, en particulier depuis 2008, impliquant tous les outils institutionnels. Or le bilan est très mitigé, par exemple sur les sociétés d’accélération de transferts technologiques (SATT) [6]. Une fois de plus, on constate que lorsqu’on essaye de répondre à un problème culturel sous la forme d’une structure institutionnelle, cela ne suffit pas à faire le travail ou cela échoue. Il en est de même sur les sujets tels que la valorisation de la recherche, le statut de la thèse, etc. Comment faire en sorte que nos grandes entreprises se développent plus en recherche, fassent davantage confiance aux acteurs français et européens de recherche ? Ces problèmes culturels sont très difficiles à résoudre.

Je l’ai vécu aussi avec le Rapport sur l’intelligence artificielle. Des préconisations présentes dans mon rapport de 2018 quasiment tout a été repris ou du moins adoubé par l’exécutif, à part la revalorisation salariale importante des chercheurs en matière d’intelligence artificielle. Mais je constate deux ans plus tard que si tout ce qui relevait de la création de structures ou de l’évolution institutionnelle a été fait, et pas mal fait, tout ce qui relevait de l’évolution culturelle, des façons de faire, de la confiance, du partage de données, des questions d’éducation, des rapports entre les uns et les autres, de l’interdisciplinarité, de l’augmentation de la formation… tout cela a patiné. Nous sommes là face à des grands défis qui ne se résoudront certainement pas par la loi.

La loi de programmation de la recherche avait l’ambition d’agir sur certains de ces leviers. Assez tôt on a compris qu’une nouvelle remise à plat institutionnelle échouerait, comme cela avait échoué en 2012, ou du moins donnerait un résultat frustrant. Je peux en témoigner. Le travail énorme qui avait été accompli par le comité de pilotage des Assises de l’enseignement supérieur et de la recherche de novembre 2012, auquel je participais, ne s’est pas traduit par des résultats majeurs, simplifiant les processus, donnant plus de moyens, plus de ressources à la communauté scientifique.

La loi de programmation de la recherche, en premier lieu, avait l’ambition de consacrer davantage d’argent à la recherche. Et on doit dire ici que les ordres de grandeur annoncés, à la fin, sont les bons. Avec quelques précautions : d’abord – cela a été très commenté – sur la durée de l’évolution. Une évolution sur 7 ans, voire sur 5 ans, eût été préférable. Un processus sur 10 ans n’est cependant pas déraisonnable, à condition qu’une revoyure régulière par le Parlement actualise les ambitions pour tenir compte de l’inflation qui va dévaloriser mécaniquement les milliards. Certes, la marche était trop basse au début dans les projets mais si on ajoute la marche prévue par la LPR dans les deux années qui viennent plus le plan de relance, plus le Programme d’investissements d’avenir (PIA), plus les programmes prioritaires de recherche (PPR), on aboutit à une marche qui est du bon ordre de grandeur.

La nécessaire revalorisation des carrières est à l’ordre du jour avec quelques nouvelles formules de carrières, en particulier les chaires d’excellence ou les CDI de chantier [7]. Comme beaucoup dans la communauté, j’ai adopté une attitude prudente, voire méfiante, face au tenure track [8] qui n’est pas complètement ficelé. C’est vrai qu’il y a une demande de certains organismes (je ne reviendrai pas sur ce débat technique), en tout cas cela a été limité par la loi à 20 % des recrutements sur une année. J’aurais préféré que ce fût 15 % mais une limite à 20 % reste acceptable.

Les CDI de mission, très commentés aussi, me satisfont. Malgré leur nom ce ne sont pas des CDI mais des CDD allongés destinés à remplacer des CDD, non des postes pérennes. Le vrai défi est l’augmentation des postes pérennes, défi qui se résoudra avec plus de moyens et plus d’ouvertures de postes. La démographie sera bien plus favorable dans la décennie qui vient que dans celle qui vient de s’écouler. C’est là-dessus qu’il faudra jouer, avec les ambitions budgétaires aussi.

Sur le budget des organismes de recherche, j’ai dit ce que j’en pensais en tant que rapporteur pour la Commission des affaires économiques à l’Assemblée nationale. Un très bon budget a été attribué à l’ANR (Agence nationale de la recherche), ce que j’assume. Une ANR qui dispose d’un faible budget est la pire des choses. Soit il n’y a pas d’ANR, soit il y a une ANR largement dotée. Pour l’ANR, un faible budget signifie un très bas taux de succès : les chercheurs candidatent sans arrêt, il n’y a pas assez de projets financés, ce qui aboutit à la frustration de la communauté scientifique. L’enjeu était d’une part des taux d’acceptation de projets radicalement augmentés à terme et, d’autre part, des préciputs et des frais d’environnement eux aussi radicalement augmentés à terme. « Radicalement » signifie que 40 % du financement ira à des gens dans le laboratoire qui ne participent pas forcément au projet, à des gens dans l’université qui ne sont pas forcément du même laboratoire, à l’établissement qui s’occupe de financer, d’héberger… bref à tout l’environnement – y compris à des gens qui ne sont pas impliqués directement dans le projet – qui a besoin d’être revalorisé, reconnu. Cela jouera un rôle important dans l’affaire.

Quand on regarde les grands organismes, on voit que si le CNRS est bien traité, l’INRAE (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement), l’INRIA (Institut national de recherche en informatique et en automatique) et l’INSERM (Institut national de la santé et de la recherche médicale) sont nettement moins bien traités. Leurs budgets stagnent et j’espère que le ministère reviendra là-dessus, ce que j’ai appelé de mes vœux en tant que parlementaire dans les comités d’objectifs et de moyens à venir.

Quelques sujets mineurs ont leur importance :
L’Institut universitaire de France est une formule remarquable mise en place dans le but de dégager du temps pour les universitaires très impliqués dans la recherche. Temporairement, pendant quelques années, leur nombre d’heures d’enseignement est divisé par trois, ils se voient attribuer une bourse personnelle qui n’est pas négligeable et disposent pendant cinq ans, voire dix ans, de moyens supplémentaires. C’est la meilleure formule que je connaisse au plan international. L’une de nos satisfactions, au Parlement, est d’avoir pu inscrire dans la loi que le nombre de ces postes sera doublé dans les années qui viennent. Il était temps. La France a le chic, non seulement pour multiplier les tournures compliquées, mais aussi, quand elle a un bon outil, pour ne pas assez l’utiliser. C’est une anomalie à réparer.

Quelques autres ambitions qui figuraient dans la LPR ont été traitées plus ou moins bien. Mais à la fin le résultat va dans le sens d’un progrès : le rapport entre science et société, le développement des « sciences participatives ». Par « sciences participatives », j’entends les expériences qui impliquent une communauté : une communauté de patients dans le cadre de la médecine, une communauté d’amateurs dans le cadre de l’astronomie, ou encore des joueurs, comme on a pu le voir de façon parfois spectaculaire. Bref, toutes sortes d’expériences où le citoyen participe à la recherche et où il était important aussi d’associer le monde universitaire, par exemple sous l’égide d’un référent universitaire.

L’indépendance renforcée du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hcéres), est quelque chose d’important pour les années qui viennent. Tout comme l’indépendance renforcée de l’Office Français de l’Intégrité Scientifique (OFIS), aujourd’hui sous l’égide du Hcéres, et qui, à mon avis, a vocation à devenir un organisme indépendant.

Il y a des attentes considérables de la part de la société sur une meilleure prise en compte de l’actualité scientifique. Yves Bréchet pourrait vous parler de certaines affaires délicates que nous connaissons bien dans lesquelles la puissance publique n’a pas été à la hauteur. Sans entrer dans le détail, je dirai qu’il est important que nous renforcions nos dispositifs d’intégrité scientifique à l’avenir.
Voilà, chers amis, ce que je pouvais vous dire sur les évolutions dans lesquelles nous nous trouvons. La France a comme particularité d’avoir une ambition de recherche extraordinairement forte, sur tous les sujets. Les évolutions que j’ai citées sont des thèmes dans lesquels la France a une position historique forte et se retrouve face à des grands défis pour s’adapter. C’est évident dans le domaine spatial ou encore dans le domaine de l’informatique théorique.

À la demande de Jean-Pierre Chevènement, je dirai quelques mots sur les mathématiques, filière d’excellence française depuis plus de 250 ans. Depuis le XVIIème siècle la France est un des pays les plus importants en mathématiques. Elle est encore aujourd’hui souvent considérée comme la deuxième puissance mathématique mondiale derrière les États-Unis, malgré la fuite des cerveaux et une autre tendance indéniable, en l’occurrence la chute grave du niveau de nos jeunes en mathématiques depuis trente ans, chute qui n’a jamais été enrayée jusqu’à présent. Cela se vérifie dans le nombre de médailles Fields, le nombre d’invités dans les délégations, etc. Une chute qui est à nuancer car elle s’accompagne d’évaluations. On voit que la moyenne chute mais, en même temps, l’écart entre les meilleurs et les moins bons est considérable, l’un des plus forts de toute l’OCDE. Aucune des tentatives pour arriver à réduire cet écart n’a fonctionné. Ces questions vont bien au-delà du débat sur la meilleure méthode pour enseigner les mathématiques. Elles ont trait à la valorisation de nos enseignants. Nos enseignants ne sont pas assez payés en France. Paradoxalement la France dépense beaucoup pour son système éducatif, y compris en salaires. Mais comme, par rapport à d’autres pays, les enseignants sont une portion relativement réduite de la masse salariale globale de l’Education nationale, à la fin, le salaire de l’enseignant en France est trop bas et a besoin d’être revalorisé. En mathématiques le stade décisif est l’école primaire, voire l’école maternelle d’un certain point de vue, le cours préparatoire. C’est au plus tôt que se joue l’avenir. Là-dessus, les efforts à faire sur la valorisation des professeurs des écoles, leur formation, la façon de les rendre plus sereins, mieux armés pour initier les élèves aux mathématiques sont nos défis les plus importants pour la suite de notre développement en la matière.

J’y ajouterai un autre sujet qui m’est cher et sur lequel la France patine, c’est le développement des sciences informatiques à tous les niveaux, aussi bien dans les cours de philosophie, pour enseigner les nouveaux enjeux des algorithmes au niveau du lycée, que dès le cours préparatoire à travers une initiation à ce qu’est l’algorithmique. Des institutions telles que « La main à la pâte » ont fait un très beau travail pour définir de bonnes règles, de bonnes pratiques pédagogiques pour l’initiation à l’informatique dès le plus jeune âge. Malgré toute cette richesse et ces expériences, malgré la tradition de la France en la matière, l’Éducation nationale reste impuissante à se saisir de ces enjeux à la hauteur de ce qu’ils représentent.

Aujourd’hui on retrouve les sciences mathématiques partout : dans les défis climatiques, dans les questions des sciences humaines et sociales dont l’importance est croissante (c’est aussi une tendance de fond). Dans la crise du Covid, les sciences mathématiques jouent un rôle majeur à travers l’épidémiologie mais aussi à travers les consolidations des données. Dans la note de l’OPECST (Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques) [9] récemment publiée sur ce sujet, l’un des faits marquants était la longue liste de sujets ayant trait aux sciences humaines et sociales qui étaient en rapport avec la crise du Covid.

Didier Roux est l’un de nos contributeurs les plus importants, les plus motivés, les plus prolixes en tant que membre du conseil scientifique de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, mais aussi en tant qu’interlocuteur à l’Académie des sciences pour introduire tous ces sujets d’implication de la science dans la société, dans l’industrie ou encore dans l’éducation… Qu’il en soit remercié chaleureusement.

Comme cela a été dit, les grands défis pour la science, sont aujourd’hui la façon dont la science vient s’inviter dans nos institutions, notre culture et les médias, l’accoutumance à la démarche scientifique, à l’esprit de la controverse scientifique qui est quelque chose de sain quand elle ne dérape pas dans la polémique stérile, et la façon dont cela doit aussi s’inviter dans l’éducation à tous les niveaux.

Sur ces paroles, chers amis, chers collègues, je conclurai mon intervention.

Jean-Pierre Chevènement

Merci, Cédric Villani, pour cet exposé très stimulant, ouvrant beaucoup de débats et de perspectives. Perspectives sur la finitude de la terre, sur celle de l’homme. N’oublions pas que la catastrophe n’est pas forcément inscrite à l’horizon de l’histoire. Nous pouvons peut-être l’éviter.

Merci de votre éminente contribution.

—–

[1] Rapport de Cédric Villani, « Donner un sens à l’intelligence artificielle : pour une stratégie nationale et européenne », remis au Premier ministre le 28 mars 2018.
[2] Le rapport Villani a été rendu public lors du sommet #AIForHumanity qui s’est tenu le jeudi 29 mars 2018 au Collège de France, clôturé par le Président de la république Emmanuel Macron qui a annoncé une stratégie française ambitieuse, ouverte et progressiste en matière d’IA. Plus de 1,5 milliard d’euros seront investis durant le quinquennat pour soutenir la recherche dans ce domaine, encourager les start-ups, transformer l’action publique et rendre possible l’accès et le partage des données dans les secteurs prioritaires de l’IA.
[3] Cet amendement, modifié en commissions mixte paritaire, devenu l’article « 20bis AA » du texte, crée un délit puni d’un an de prison et 7 500 euros d’amende pour condamner « le fait de pénétrer ou de se maintenir dans l’enceinte d’un établissement d’enseignement supérieur […] dans le but de troubler la tranquillité ou le bon ordre de l’établissement ».
[4] MYRRHA est le premier système au monde piloté par accélérateur (Accelerator Driven System) d’une capacité permettant d’évoluer vers des systèmes industriels. MYRRHA offre des opportunités de recherche sans précédent dans des domaines tels que les déchets nucléaires, la médecine nucléaire et la physique fondamentale et appliquée.
[5] Yann Le Cun, Quand la machine apprend. La révolution des neurones artificiels et de l’apprentissage profond, Paris, Odile Jacob, 2019.
[6] Les sociétés d’accélération du transfert de technologies (SATT) assurent le relais entre les laboratoires de recherche et les entreprises et financent les phases de maturation des projets et de preuve de concept. Ces guichets uniques de valorisation renforcent l’efficacité du dispositif d’innovation et la compétitivité de l’industrie.
[7] Article L431-4 Créé par LOI n°2019-486 du 22 mai 2019 – art. 120
Dans les établissements publics de recherche à caractère industriel et commercial et les fondations reconnues d’utilité publique ayant pour activité principale la recherche publique au sens de l’article L. 112-1 du présent code, un accord d’entreprise fixe les conditions dans lesquelles il est possible de recourir à un contrat conclu pour la durée d’un chantier ou d’une opération.
[8] Le tenure track, ou pré-titularisation conditionnelle, est un mode de recrutement qui mène à la titularisation comme professeur des universités. Il s’agit de recrutements ouverts chaque année par les établissements – qui y auront été autorisés au préalable par un arrêté – dans la limite d’un pourcentage autorisé dans le corps concerné. Les lauréats sont recrutés pour une durée comprise entre trois et six ans, puis peuvent être titularisés dans un corps de directeur de recherche ou de professeur.
[9] Note de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, « Épidémie de COVID-19 – Point de situation au 28 octobre 2020 ».

Le cahier imprimé du colloque « La politique de Recherche, enjeu pour l’avenir » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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