Introduction de la deuxième table ronde: « Recherche, sciences et décision politique »
Intervention d’Yves Bréchet, directeur scientifique du groupe Saint-Gobain, ancien Haut-commissaire du Commissariat à l’Énergie atomique, membre de l’Académie des sciences, lors du colloque « La politique de Recherche, enjeu pour l’avenir » du jeudi 26 novembre 2020
Mais la pratique de la science, les moyens nécessaires pour mener la recherche qui permet de construire la connaissance scientifique, dépendent du politique. Elles en dépendent par l’attribution des moyens, mais aussi par le choix des priorités. Il est vain de défendre une position irénique intenable comme de penser que tout peut être soutenu par un Etat, au même niveau d’engagement. Mais il serait illusoire de prétendre catégoriser la pertinence des investissements par leurs débouchés immédiats, par leur capacité à répondre aux exigences sociétales. Tout d’abord parce que les exigences sociétales sont un concept on ne peut plus fluctuant, et bien malin serait celui qui distinguerait avec certitude ce qui est une exigence sociétale et ce qui est une marotte des faiseurs d’opinion. Ensuite, parce que l’histoire des sciences et des techniques regorge d’exemples de recherches dites inutiles (comme de purifier les alliages de plomb) qui donnent naissance à des secteurs industriels entiers (comme l’industrie de la microélectronique).
Il s’ensuit que la programmation de la recherche par une décision politique a d’autant moins de chance d’être pertinente qu’elle est plus ciblée et que les « grands programmes sur… » ont toutes les chances de terminer comme équivalents des programmes sur l’amélioration des graines pour les pigeons voyageurs au moment de la découverte des ondes hertziennes.
Définir des « grands programmes focalisés » rapproche le politique, pardonnez-moi cette impertinence, de la mouche du coche de La Fontaine. Sauf à supposer au décideur une prescience dont ses courtisans ont tôt fait de le convaincre, il y a peu de chance que de telles initiatives contribuent vraiment au progrès des sciences et je doute même qu’elles contribuent vraiment au progrès des technologies. Nous avons tous en tête des exemples de RANA (recherches appliquées non applicables), et celles qui prétendent répondre aux exigences sociétales ne sont pas les moins inutiles. Par contre une véritable politique de programmation de la recherche est une politique de soutien des compétences qui rendent la science possible, et en ce sens je ne vois pas comment une politique de la recherche pourrait être dissociée d’une politique de la formation.
Mais la relation entre la science et la politique ne se limite pas à une quête de financement pour accroitre les connaissances et se mettre en état, d’une part, d’enrichir notre compréhension du monde, mais aussi d’en assurer la maîtrise. Car le monde qui nous entoure est de plus en plus imprégné de science. La connaissance de la nature et de ses évolutions, y compris comme conséquences de l’action humaine, dépend de plus en plus d’analyses scientifiques de sophistication croissante. De telle sorte que la relation de la science au politique prend aussi une dimension d’aide à la décision.
Le politique doit décider car il a la légitimité pour le faire, de par la confiance et la délégation de pouvoir des citoyens. Mais il doit décider en connaissance de cause de façon à ce qu’une politique rationnelle s’appuie à la fois sur la légitimité politique et sur la validité scientifique des analyses. Le scientifique n’a pas vocation à décider, mais il a le devoir d’éclairer le politique.
Ce devoir d’éclairer se heurte alors à trois difficultés : l’inculture scientifique de la classe politique, la désinformation des citoyens et la paupérisation de la recherche.
Commençons par la paupérisation de la recherche. Non pas tant la paupérisation de la recherche du point de vue de son financement – l’inflation des moyens nécessaires pour progresser est en effet un réel problème – mais paupérisation de la recherche dans la liberté de chercher. Quel chercheur n’a pas eu à remplir une case « combien d’emplois allez-vous créer dans les PME ? ». Qui ne voit le flux et le reflux des équipes de recherche au gré de la mode du temps ? Combien de chercheurs se trouvent en ce moment une vocation pour l’hydrogène ? Et inversement, combien se cachent pour affiner une section efficace de l’uranium ? Connaissez-vous un laboratoire, dans quelque secteur que ce soit, qui ne s’empresse d’écrire des projets sur « l’intelligence artificielle appliquée à… » ? Le choix fait depuis de nombreuses années de « finaliser la recherche en programmes », et de ne faire que cela, nous vaut le douteux honneur de devoir nous réjouir d’une récente prix Nobel de Chimie française qui aurait eu bien du mal à effectuer ses recherches en France, pas seulement parce que les moyens lui auraient manqué, mais aussi parce que ses recherches étaient marquées du sceau infamant des manipulations génétiques. Cette course au financement sur des programmes pilotés par des raisons d’impact économique supposé ou par des raisons idéologiques, induit dans la dynamique de la recherche des « bulles spéculatives » aussi vite disparues que créées. Elle induit aussi la tentation de fraudes scientifiques graves qui sont d’autant plus inquiétantes qu’elles peuvent passer presque inaperçues. La science fondamentale n’y gagne rien, mais la science appliquée non plus. La liberté de chercher est un prérequis de la découverte. Et si une communauté scientifique est affamée, il lui faudrait de la sainteté pour résister à la tentation d’éblouir le politique au lieu de l’éclairer.
Ce qui nous amène au deuxième obstacle : l’inculture scientifique de nos classes dirigeantes. Je ne parle pas de diplômes – nous avons vu récemment les âneries que pouvait proférer une ministre ingénieur n’ayant jamais pratiqué la science une fois sortie de l’École. Je parle de culture scientifique. Entre 1945 et 1967, Louis Armand, grand ingénieur, donnait à l’ENA un cours intitulé « science et technologie de la France industrielle », et j’ai la faiblesse de penser que la reconstruction du pays a bénéficié de ces hauts fonctionnaires « littéraires » qui avaient compris les questions scientifiques et techniques qui se posent dans le développement économique d’un pays. Cette compréhension « culturelle » les mettait en état de recevoir des conseils, de savoir les peser, de sentir quand leurs conseillers les éclairaient et quand ils les flattaient. Mais hélas, sans cette culture, sans cette empathie pour la science et la technique, nos dirigeants, incapables de solliciter un avis, n’en perçoivent pas même l’utilité. Il n’est pas étonnant alors de constater dans quel état se trouve la fonction de conseiller scientifique de l’exécutif. Alors qu’aux États-Unis, au Royaume-Uni ce sont de véritables équipes qui travaillent soit à l’OPST, soit dans chaque ministère, à instruire les dossiers, le conseil scientifique en France se réduit à des équipes très limitées, et trop souvent avec des « conseillers scientifiques » qui ont certes l’ardeur de la jeunesse, mais rarement la modestie qui s’acquiert d’avoir véritablement travaillé soi-même sur un problème scientifique, et de la confrontation au réel. De telle sorte, pour paraphraser Landau, qu’ils sont souvent dans l’erreur mais jamais dans le doute. Penser compenser l’absence de services d’analyse scientifique et technique qui fournissent le laborieux travail d’évaluation approfondie des options possibles par la constitution de « hauts conseils scientifiques » avec des noms prestigieux, qui, au mieux, donneront les grandes lignes, relève, dans le meilleur des cas, d’une grande naïveté. De cette pauvreté de l’analyse scientifique des dossiers, pour un décideur qui n’a pas lui-même la culture scientifique pour en juger, résulte une forme de superficialité qui est propice au clientélisme électoral. Au lieu de décider en fonction d’une analyse solide des situations, on décidera en fonction de l’image que cette décision pourra induire dans le public… comprenez dans l’électorat.
Et voilà poindre à l’horizon la troisième difficulté : la disparition progressive de la culture scientifique de l’horizon du citoyen. Nous porterons vis-à-vis des générations futures la lourde responsabilité d’avoir fait de la France un pays où plus de la moitié des concitoyens de Pasteur ne font pas confiance aux vaccins, et où un sondage peut annoncer que plus de 60 % des Français pensent que le nucléaire émet du CO2 sans que personne dans l’État ne se sente tenu à dire simplement que c’est faux. On a vu disparaître des programmes de collège en mathématiques la notion de démonstration, comme si elle était optionnelle dans la construction d’un champ de connaissance. On recentre l’enseignement sur « lire, écrire, compter », mais en réduisant à la portion congrue les sciences expérimentales. Les maîtres des écoles sont souvent sans formation scientifique, mais la possibilité même de leur en donner une, par la formation continue, est rendue illusoire par l’incapacité de l’administration à assurer les remplacements de professeurs. Et le résultat tombe comme un couperet, le recul régulier et inexorable de la France dans le classement de PISA, autrement plus inquiétant que le classement de Shanghai qui a généré chez nous tant d’usines à gaz. Ce classement du niveau de formation des lycéens est en lien direct avec le dynamisme économique des pays analysés, et pour tout dire, avec leur avenir. Comment s’étonner alors de cette sinistre vente aux enchères des collections du Palais de la Découverte, ce 21 novembre (vous pouviez y acheter les décimales de Pi !) ? Organisée avec toute la bonne conscience d’un chef comptable méticuleux, cette vente a endeuillé tous ceux qui aiment la science. Comment s’étonner ensuite dans un pareil paysage, de la prolifération des théories complotistes, de la disqualification des experts qui fait que tout le monde est légitime à avoir une opinion sur les OGM, les vaccins, le nucléaire, sauf précisément ceux qui pourraient avoir un avis, les généticiens, les immunologistes, les physiciens. Il y a urgence à ce que les citoyens se réapproprient la démarche scientifique comme un bien commun, et ne laissent pas le discours sur la science à des demi-savants idéologues.
On voit assez clairement l’étendue du problème posé aux divers intervenants au cours de cette table ronde : quelle peut être la relation tripartite entre le politique, le citoyen et le scientifique pour construire une politique rationnelle et légitime ? Comment peut-on reconstruire une culture scientifique dans la classe politique ? Comment fournir aux citoyens une information crédible et validée ? Quel mode de fonctionnement pourrait permettre que la science soit entendue sans prétendre à un pilotage où elle n’est pas légitime ? Ces questions doivent être posées, aussi bien pour des questions sociétales telles que celles soulevées, par exemple, par l’informatisation de nos sociétés, que pour des questions essentielles pour notre économie que sont les relations entre « science, technologie, industrie ».
L’objectif de la table ronde qui va suivre va être d’examiner les différentes facettes de la relation entre la recherche, la politique et l’industrie.
Je donne la parole à Didier Sicard, président du Comité Consultatif National d’Éthique (CCNE) de 1999 à 2008, qui va nous parler précisément du sujet qui est au cœur de cette table ronde : « le savant et le politique », avec le non-dit qui est le citoyen.
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Le cahier imprimé du colloque « La politique de Recherche, enjeu pour l’avenir » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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