Comment définir une politique efficace de la culture scientifique ?
Intervention de Virginie Tournay, directrice de recherche CNRS au Cevipof, membre du conseil scientifique de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, lors du colloque « La politique de Recherche, enjeu pour l’avenir » du jeudi 26 novembre 2020
Pour aborder la question de la culture scientifique il me vient spontanément à l’esprit la tribune que vous aviez cosignée, M. Chevènement, avec Robert Badinter, Alain Juppé et Michel Rocard dans le journal Libération en 2013 : « La France a besoin de scientifiques techniciens » [1]. Je suis convaincue, comme tout le monde ici, qu’elle est toujours d’actualité et pose la question : « Comment définir une politique efficace de la culture scientifique ? »
Pour y apporter des éléments de réponse, il est nécessaire de revenir sur la nature de cette crise qui porte simultanément sur le statut social et culturel de la rationalité scientifique. Pour ce faire, il ne faut pas réduire la question de la culture scientifique à de simples enjeux de vulgarisation, ou de transmission d’un savoir qui serait vectorisé, qui irait d’un émetteur (l’expert) vers un récepteur (l’opinion publique). Ce qui manque fondamentalement aujourd’hui, ou plutôt ce qui a été perdu, c’est le fait que les gens n’associent plus le progrès scientifique et l’innovation à une conception républicaine de l’intérêt général. On touche là un problème de fond pour nos sociétés parce que la République est fondée sur l’argumentation en raison et la science lui est consubstantielle. On se situe donc dans ce curieux paradoxe qui consiste à devoir remettre de la passion républicaine dans la raison scientifique.
C’est pourquoi il me semble qu’il faut non seulement sensibiliser nos politiques aux enjeux scientifiques et technologiques, mais aussi et surtout réinscrire la recherche dans un récit national (ou européen, pour l’intelligence artificielle par exemple) et essayer d’en faire une épopée raisonnée. On est d’abord face à un problème de nature institutionnelle et politique, un problème de représentation collective de la science avant d’être en présence d’un problème d’ignorance scientifique (cette ignorance serait plutôt un symptôme de cette déliaison collective). En d’autres termes, un contenu scientifique sans une ossature institutionnelle qui soit en mesure de donner une autorité à sa communication sera toujours, aux yeux des publics, perçu comme une simple opinion. On est typiquement dans la parabole du chat d’Alice aux pays des Merveilles qui part en laissant son sourire accroché à un arbre sans que nous soyons en mesure de voir les contours du visage : « Le sourire sans chat ». Or, on a besoin d’un visage institutionnel pour porter cette culture scientifique. Ce déficit transparaît clairement avec la crise sanitaire : la surabondance de rhétorique scientifique dans l’espace public ne donne pas une légitimité accrue à la science. Elle accompagne au contraire la montée en puissance des théories complotistes.
Quels sont les symptômes de cette crise et comment faire pour y remédier ?
Ces symptômes se situent à deux niveaux.
Tout d’abord, la culture scientifique comme objet de connaissance exige une formation à l’esprit critique dès le plus jeune âge et une sensibilisation de nos décideurs à la démarche scientifique. Il s’agit là d’un travail au long cours.
Ensuite, la culture scientifique doit aussi être analysée comme un objet politique. Cela signifie que nous sommes en présence d’un objet qui n’obéit pas au même régime de preuve que le champ scientifique. C’est toute la difficulté de la communication politique des données récentes de la recherche. On note que ces difficultés de cette communication politique de la science présentent cinq caractéristiques :
1. Il n’y a pas de relations directes entre l’évaluation scientifique des risques et la confiance sociale. Par exemple, ce n’est pas parce que vous démontrez qu’une substance ne présente pas ou peu de risques dans des conditions normales d’utilisation, que vous allez créer un sentiment de confiance (vaccins). Inversement, ce n’est pas parce qu’une pratique n’a pas d’efficacité selon les standards de la science, qu’elle sera rejetée par la population (l’homéopathie).
2. La crédibilité sociale des données scientifiques est de moins en moins liée à aux organisations qui les produisent. Elle est, que cela nous plaise ou non, directement liée à la démocratisation de la preuve. Il y a de nombreux exemples de cette confusion entre des registres de preuve scientifique et ce qui relève de la légitimité démocratique : le sondage du journal Le Parisien montre que 60 % des Français pensent que la chloroquine est efficace. Cette confusion fait que les porteurs d’expertise sont plus en plus difficiles à distinguer dans l’espace public. Mais cette confusion n’impacte pas toutes les disciplines scientifiques de la même façon. Un astrophysicien qui parle du boson de Higgs ou de la 10ème planète du système solaire est généralement peu incriminé. En revanche, il est impossible d’aborder sereinement ce qui relève des domaines de la santé, de l’environnement ou de l’énergie. Toutes les disciplines qui font intervenir un horizon prédictif comme la pharmacovigilance, l’épidémiologie, la toxicologie ou l’éco-toxicologie sont plus exposées car elles sont marquées par un mode particulier d’organisation des connaissances. Elles requièrent l’identification de signaux faibles pour déterminer ce qui pourrait éventuellement arriver. Or, plus on va loin dans le temps, plus l’incertitude augmente. Et il est très difficile de communiquer sur l’incertitude liée à un état de connaissance. Il est très difficile de faire passer l’idée que l’absence de preuve de toxicité à un instant T ne sera jamais la preuve irrévocable de l’absence de toxicité sur le long terme. L’absence de preuve ne sera jamais la preuve de l’absence. C’est une évidence pour le logicien mais c’est le début des problèmes pour le décideur public. Car on ne peut jamais prouver l’inexistence de quelque chose, d’un risque ou d’une toxicité.
3. Le recours au langage scientifique peut être une continuité du populisme par d’autres moyens. Le débat autour de la chloroquine fait ressortir des fractures françaises fortement ancrées dans l’opinion publique : le rejet de l’establishment médical, des « big pharma » ou les tensions entre Paris et la province. De façon générale, les médicaments « alternatifs » ou les médecines douces sont souvent auréolées d’une certaine innocence. Il y a une double raison à cela :
– soit parce qu’ils apparaissent en rupture des cadres institutionnels établis.
– soit parce que le « naturel » apparaît vertueux par rapport aux produits manufacturés.
On voit donc que ces comportements ne résultent pas d’une ignorance scientifique mais sont plutôt le reflet d’une façon de s’inscrire dans la société. Il faut avoir conscience que toutes nos représentations culturelles du risque sont reliées à la façon dont on envisage, en tant que citoyen, notre rapport à la démocratie. La vision que nous avons du rapport gouvernants/gouvernés influe sur la façon dont on considère que le décideur doit nous rendre des comptes. C’est en cela qu’on ne peut pas dissocier la crise de confiance vis-à-vis de la science de la fragmentation du socle républicain.
4. On assiste à une confusion de plus en plus forte du savant et du politique. Cela aboutit toujours à des catastrophes. Comme Yves Bréchet l’a rappelé, à partir du moment où on définit la science comme un principe politique d’organisation sociale, on aboutit nécessairement à des dérives totalitaires. La préface de Raymond Aron à la traduction française de l’ouvrage de Max Weber Le Savant et Le Politique (1919) est remarquable d’actualité. En matière environnementale, la science nous donne des informations sur la répartition et la pénurie de certaines ressources, mais la façon d’administrer « cette finitude de la Terre » relève d’un arbitrage politique. C’est pourquoi le terme d’« écologie politique » doit être interrogé. L’écologie est une discipline scientifique. La présenter comme un principe organisateur de société, c’est sous-entendre que l’action politique découle du simple enregistrement des données scientifiques. Or, le politique est un arbitrage. On a pu le vérifier avec la pandémie de coronavirus. La connaissance précise de ces indicateurs offre différentes options sanitaires aux pouvoirs publics (Philippe Sansonetti, « Covid-19, chronique d’une émergence annoncée », La vie des idées, 19 mars 2020).
5. On ne sait pas produire une histoire récente des avancées scientifiques. Il est de plus en plus difficile de faire part des choses entre ce qui relève de la culture scientifique et de l’histoire sociale. Avec la crise sanitaire, les déclarations de Didier Raoult et le racisme anti-chinois sont devenus des réalités beaucoup plus virales que le coronavirus lui-même. C’est également vrai pour le génie génétique ou les découvertes en médecine et en pharmacie de ces quarante dernières années. Ce qui vient spontanément à l’esprit ce sont les faucheurs volontaires, le moratoire sur les OGM, l’industrie des médicaments, donc des éléments de l’histoire sociale mais il n’y a plus aucune représentation partagée de l’histoire scientifique et de ses héros qui incarnent le bien commun. Sauf à être spécialiste du domaine, il n’est plus possible de saisir la cumulativité des connaissances. On a pourtant des symboles qui structurent notre identité collective : de Pasteur à Jacques Monod, des figures fortes du XXème siècle, de la médecine jusqu’à la biologie moléculaire. Mais nous n’avons plus aujourd’hui de figures symboliques fortes qui incarnent l’intérêt général.
Quelles modalités d’action ?
Dans nos sociétés numérisées, on ne peut plus penser la certification publique de la science de la même façon qu’au début des années 1980. Comme l’a analysé Alexandre Moatti, il y a toujours eu des formes de contestation antiscience, c’est même une caractéristique de la modernité industrielle. Le problème aujourd’hui est lié aux évolutions de notre espace public devenu poreux avec internet, on observe une confusion des expressions privées et publiques, on a des espaces de radicalité qui se décloisonnent et qui rendent faussement accessibles des débats techniques de grande complexité. Il faut donc trouver des moyens non pas de démocratiser la recherche au sens où chacun pourrait donner son avis sur des protocoles techniques mais de la populariser, c’est-à-dire la rendre proche des gens, lui donner une dimension ludique. La confiance passe par un sentiment de proximité. C’est pour cela que, inversement, on a une tendance générale à sous-estimer les méfaits du tabac ou de l’alcool. C’est aussi pour cette raison qu’il est vain de vouloir convaincre un opposant à la vaccination en mobilisant des arguments scientifiques. Les ressorts de la confiance sont ailleurs.
Une réflexion de fond doit porter sur la façon dont l’organisation institutionnelle de la science pourrait traduire plus efficacement l’intérêt général. Il faudrait aller vers une politique beaucoup plus intégrée de l’information scientifique parce que nos institutions qui produisent, synthétisent et évaluent les savoirs scientifiques sont trop segmentées. Cela suppose de mettre en place des formats de coopération qui soient opérationnels et efficaces entre les institutions de recherche, les académies savantes et les opérateurs de culture scientifique, depuis des associations comme « La main à la pâte », jusqu’aux « youtubeurs ». Il nous faut relier les producteurs de savoirs à ceux qui en font l’histoire
C’est seulement à cette condition institutionnelle que la science réapparaitra comme quelque chose qui relève d’un bien commun parce que nous aurons su créer des symboles partagés de notre patrimoine scientifique pour la constituer en élément fort de notre histoire nationale. Comme Alice qui a « souvent vu un chat sans sourire mais jamais un sourire sans chat », il nous faut apprendre à redessiner le visage souriant des institutions scientifiques dans un marché dérégulé de l’information où règne la confusion des légitimités.
Yves Bréchet
Merci à Virginie Tournay de nous avoir montré toutes les complexités du problème de la culture scientifique qui est bien loin d’être simplement une question de vulgarisation ou de mise à disposition mais quelque chose d’extrêmement profond dans la vie politique et dans la relation du politique à la science.
Nous continuons dans la ligne donnée par Jean-Pierre Chevènement qui est de se poser la question non pas simplement de commenter la loi de programmation de la recherche (LPR) mais de se demander ce qui la rend possible, ce qui la rend utile.
C’est maintenant Alain Supiot, professeur émérite au Collège de France, qui va nous parler du scientisme contre la science. Comment peut-on éviter de tomber dans le travers inverse d’ignorer la science qui est de la déifier ?
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[1] Collectif, « La France a besoin de scientifiques techniciens », Libération, 14 octobre 2013.
Le cahier imprimé du colloque « La politique de Recherche, enjeu pour l’avenir » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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