La Chine et les pays d’Asie centrale

Intervention de Emmanuel Dupuy, consultant dans le domaine Défense & Sécurité & Armement, président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE) , lors du colloque « La Chine dans le monde » du mardi 17 novembre 2020.

Jean-Pierre Chevènement

Nous avons pensé que nous ne pouvions pas ne pas introduire la dimension russe dans notre équation. En effet, la Russie est aujourd’hui proche de la Chine. Elle fait partie de l’Organisation de coopération de Shanghaï et des accords ont été passés entre la Russie et la Chine. Néanmoins on voit que la Russie vend à la Chine des matières premières, principalement du pétrole et du gaz, tandis que la Chine inonde la Russie de produits qu’elle fabrique à relativement bas coût. La balance semble donc pencher en faveur de la Chine.

On peut donc se demander si la Russie est liée durablement à la Chine ou si, à un moment, elle ne se tournera pas à nouveau vers l’Europe. Après tout, la Russie est un grand pays européen qui a l’avantage d’être entre l’Europe et la Chine. C’est une question que l’on doit se poser parce que dans le rapport de force mondial la position de la Russie est très importante.

Nous avons pensé à M. Emmanuel Dupuy pour nous parler de ce qui se passe en Asie centrale, là où se développent les routes de la soie, notamment à travers la Russie et le Kazakhstan, vers les pays du Golfe et vers l’Europe.

Comment voyez-vous l’évolution de ces pays et l’évolution des rapports entre la Russie et la Chine ?

Emmanuel Dupuy

Merci beaucoup, Monsieur le ministre, pour cette invitation.

Faiblement développée, peu peuplée, peu ou mal dotée en infrastructures, traversée de tensions intérieures ethniques, instrumentalisée par divers courants religieux, la région de l’Asie centrale est, à maints égards, selon la formule de Pierre Chuvin et Pierre Gentelle, « un vide entouré de pleins » [1].

Il y a ainsi les « pleins » et « vides » d’hier et ceux d’aujourd’hui. Ceux d’hier nous font remonter au fameux « Grand jeu », cher à Rudyard Kipling, opposant à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, les intérêts de la Russie tsariste et ceux de l’Empire britannique en Asie Centrale. Les trois guerre anglo-afghanes (entre 1839 et 1919) mettront fin aux ambitions de l’Empire britannique aux confins de l’Asie centrale et de l’Asie du Sud, à travers son inexpugnable verrou afghan.

Les acteurs d’aujourd’hui (Chine et Russie notamment) jouent un nouveau « Grand jeu » dans le « cœur où bat le pouls du monde », comme évoqué à l’Institut Royal britannique de géographie en 1904, par l’Amiral Halford John Mackinder, un des pères de la géopolitique moderne, qui définira la région comme étant le « cœur du monde » (Heartland).

La Chine et la Russie y rivalisent désormais de stratégies, de partenariats, de coopérations économiques, militaires et culturelles pour y entraîner les cinq pays d’Asie centrale (Turkménistan, Kazakhstan, Ouzbékistan, Tadjikistan, Kirghizistan) qui, bien qu’ayant en partage la religion musulmane, différent dans leurs ethnicité, langue, pratiques et sentiment d’appartenance à l’espace post-soviétique.

Tous s’inscrivent, cependant, dans un même espace turcique (autrefois appelé Turkestan) que le président turc, Recep Tayyip Erdogan revendique « de l’Adriatique à la Grande Muraille de Chine », en y intégrant le Xinjiang à la langue et population ouïghoure et kazakhe d’origine turque.

L’Asie centrale se caractérise, ainsi, comme un espace central au continent asiatique, peuplé de 70 millions d’habitants, qui se définit par ses deux puissants voisins (Russie et Chine) et son aspiration conjoncturelle à s’en émanciper. D’où la nécessité d’y ajouter, en creux, la Turquie et les États-Unis, et dans une moindre mesure, l’Union européenne, vis-à-vis desquels les cinq pays d’Asie centrale recherchent des partenariats pour réduire leur dépendance continentale.

D’une part, celle que constitue l’ancienne puissance coloniale russe puis tutélaire soviétique (jusqu’aux indépendances de décembre 1991 et la fin officielle de l’URSS).

D’autre part, une Chine désormais plus sûre d’elle et dont les velléités de puissance s’expriment désormais plus ouvertement en ses « Marches » dans son « étranger proche ».

Ainsi, cette dynamique, quelque peu affectée par la COVID-19 (dont la seconde vague touche désormais les cinq pays plus fortement que la première) contient plusieurs variables.

1. Une réalité stratégique ouvrant / fermant les « Nouvelles routes de la soie », en concurrence, dualité et complémentarité quant à l’installation durable d’un agenda eurasien (complémentaire de celui de l’Indo-Pacifique) qui fait de l’Asie centrale une passerelle idéale et une route idoine pour l’Eurasie, ainsi que dans la direction de la zone indo-pacifique

Je commencerai par rappeler, qu’au-delà du fait que l’Asie Centrale est le « pivot géographique de l’histoire », le projet initial chinois des routes de la soie, baptisée « One Belt, One Road (OBOR) », fut annoncé, en novembre 2013, lors d’un discours du président chinois Xi Jiping, devant les étudiants de l’Université Nazarbaïev, à Astana (devenu Nur-Sultan), au Kazakhstan. La symbolique fut forte.
Depuis, les contours du projet chinois sont moins flous : 77 pays seront traversés par ces routes, à la fois terrestres et maritimes (en réalité, une « route » maritime et une « ceinture » composée de 6 corridors), à l’horizon 2049 (célébrant symboliquement le 100ème anniversaire de la fondation de la République populaire de Chine) avec à la clé un investissement de plus de 1600 milliards de dollars, dont 60 % apportés par des banques chinoises, à travers 3100 projets dont 99 zones économiques dans 44 pays et 42 ports aux investissements chinois croissants.

Même si le projet, désormais dénommé, « Belt and Road Initiative » (BRI) ne correspond à une aucune logique visant à créer une organisation intergouvernementale (OIG) concurrente aux organisations occidentales, l’impact géo-économique de ce projet, « fort » de 4,4 milliards d’habitants, englobant 60 % du PIB mondial, 75 % des ressources naturelles et correspondant à 35 % de la croissance mondiale, est néanmoins évident.

2. Des pays d’Asie centrale plus proches de l’agenda de la Chine

Les pays de l’Asie Centrale ne sont pas tous logés à la même enseigne. Ainsi, le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan, en tant que voisins géographiques partageant une frontière commune, ont noué des relations économiques plus fortes que les autres avec la Chine.

Les « nouvelles routes de la soie » sortent, en particulier par le Kazakhstan, via la chaîne du Tian Shan, commune aux deux pays, via la province chinoise du Xinjiang. Deux des six corridors de la BRI (« New Eurasian Landbridge », via le Kazakhstan et le « China, Central Asia, West Asia Corridor », via l’Ouzbékistan) traversent les pays d’Asie centrale. Pékin estime ainsi que cette porte d’entrée lui donne un droit de regard sur la nature et la forme des flux le long de ces corridors.

Avant la crise pandémique, la crise née du conflit commercial et l’escalade bilatérale en termes de tarifs douaniers entre les États-Unis et la Chine, à partir de 2018 les agriculteurs des pays d’Asie Centrale étaient parmi les plus grands gagnants de la guerre commerciale sino-américaine : en 2018, le Kazakhstan a augmenté de 50 % ses exportations de blé vers la Chine, exportations qui ont ainsi été multipliées par trois entre 2016 et 2020. Par ailleurs, en mai 2018, Pékin a signé un accord avec le Kazakhstan sur les approvisionnements en soja qui constituait, auparavant, le principal produit exporté des États-Unis vers la Chine.

Concernant, le Tadjikistan, au cours de ces six dernières années, le volume des investissements chinois dans l’économie du pays a sensiblement augmenté, atteignant 500 millions dollars, confortant le taux de croissance de plus de 20 % au cours des trois dernières années. Le « revers de la médaille », si j’ose dire est la captation de la plupart des 40 gisements d’or au Tadjikistan, dont les réserves totales sont estimées à 400 tonnes. Pour rappel, le Tadjikistan est le troisième pays exportateur, selon le Conseil World Gold Council.

Le cas du Kirghizistan est un peu singulier !

L’instabilité politique à répétition, à l’aune des révolutions colorées (telles que celle des Tulipes en 2005) puis de celle de 2010 et enfin de la dernière qui, à la suite des élections contestées du 4 octobre dernier, aboutit à la démission du président Sooronbay Jeenbekov, semble réduire quelque peu la pression chinoise sur le pays.

Néanmoins, depuis plusieurs mois, une littérature que l’on pourrait qualifier de révisionniste a commencé à apparaître à Pékin, rappelant que le « Kirghizistan c’était la Chine ! »

3. Des pays d’Asie centrale qui restent plus dépendants de la Russie

Cependant, certains pays d’Asie Centrale sont plus liés à la Russie qu’à la Chine pour différentes raisons historiques et stratégiques. C’est le cas du Kirghizistan, du Turkménistan et du Kazakhstan.

Les raisons principales en sont la dépendance énergétique, via les investissements de Gazprom et Lukoil – en ce qui concerne Achgabat – ou la présence de bases russes, à l’instar de celle de Manas, au Kirghizistan ou encore la 201ème base d’infanterie motorisée, située près de Douchanbé.

Il convient aussi d’avoir à l’esprit la présence de très nombreux ressortissants d’Asie centrale qui résident et travaillent en Russie. Il en va ainsi des Kirghizes et des Tadjiks dont les flux financiers de la Russie vers leurs pays d’origine contribuent parfois jusqu’à 30 % du PIB (Kirghizistan, Tadjikistan).

Concernant le Turkménistan, il convient de rappeler que le pays compte d’importantes réserves en hydrocarbures constituées majoritairement de gaz (70,7 %). Il dispose de la 4ème réserve mondiale de gaz (9,3 %) derrière l’Iran, la Russie et le Qatar. Les réserves prouvées de pétrole s’élèvent, quant à elles, à 6,3 milliards de tonnes et se situent principalement près des côtes de la mer Caspienne.

4. Les pays d’Asie centrale qui jouent sur les deux tableaux, voire aucun des deux (à l’instar du statut de neutralité de la Turkménistan qui fête cette année son 25ème anniversaire)

Les cinq pays cherchent à assurer un équilibre stratégique qu’ils sont de plus en plus enclins à estimer nécessaire de garantir de manière équidistante, tant de Moscou, de Pékin, mais aussi vis-à-vis de Washington.
Tous les pays d’Asie centrale, à l’exception notable de l’Ouzbékistan (pour cause de volonté de « non alignement ») et du Turkménistan (eu égard à son statut de « neutralité ») appartiennent à l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC), créée par Moscou, en 2002.

Ainsi est-il intéressant de comparer les deux pays qui cherchent à faire la course régionale en quête de leadership : le Kazakhstan et l’Ouzbékistan.

Le Kazakhstan, tout d’abord, qui reste, avec 2,7 millions de km2, le 9ème plus grand pays du monde, assume une approche innovante liée au développement d’une « diplomatie des pays enclavés », dans le cadre de l’initiative lancée par le Kazakhstan à l’ONU, créant un agenda diplomatique commun aux 33 États n’ayant pas de littoral. L’appartenance du Kazakhstan, comme pays observateur, au Mouvement des pays non-alignés (MNA), est également une chance supplémentaire à saisir pour asseoir une approche régionale de paix et stabilité.

L’Ouzbékistan, ensuite, qui avec 32 millions d’habitants reste le pays centro-asiatique le plus peuplé. Nul doute, dès lors, que c’est dans ce pays qu’apparurent les premières tentatives de déstabilisation islamiste, dès la fin des années 1990. Les premiers attentats visèrent Tachkent en 1999 et en 2004. Il en a résulté des approches souvent divergentes, mais le plus souvent convergentes en direction d’une recherche d’autonomie stratégique, sur le plan sécuritaire. Si l’Ouzbékistan a hésité jusqu’ici à intégrer l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC) – qu’il avait quitté le 2 juillet 2012 – ses derniers doutes semblent levés.

Son voisin, le Kazakhstan, demeure donc le seul pays membre – à la fois – de toutes les organisations diplomatiques et de sécurité collective eurasienne lancées par Moscou : Communauté des États indépendants (CEI), Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC), Union économique eurasien (UEE) ; ainsi – et c’est déterminant – que celles proposées par la Turquie, à l’instar du Conseil turcique ou encore de l’Organisation internationale de la culture turcophone (Turksoy).

Il en va de même, sur le plan économique, avec l’Union économique eurasiatique (EAU), créée à Astana en 2014, qui rapproche et lie banques et entreprises russes et kazakhes. De plus, le premier président du Kazakhstan, Noursoultan Nazarbaïev a pris, en mai 2019, la direction du Conseil économique eurasiatique, après sa démission de son poste de président en mars 2019.

5. Un contexte post-covid qui rend socialement et économiquement indispensable une logique d’intégration régionale, confirmant l’émergence du concept d’autonomie stratégique de l’Asie centrale

Le premier Forum économique de la mer Caspienne, qui a eu lieu au mois d’aout 2019 au Turkménistan, avait pour objectif de revoir les perspectives sur la façon dont ces cinq États pourraient unir leurs forces afin de bénéficier au mieux des opportunités commerciales offertes via la mer Caspienne.

Cette fois-ci, le Turkménistan ouvre un nouveau chapitre pour la coopération entre les pays de la mer Caspienne – Russie, Kazakhstan, Turkménistan, Iran et Azerbaïdjan.

La mer Caspienne est une région clé pour les exportations de la Chine et de l’Asie du Sud-Est vers l’Europe, en plus des voies maritimes. Compte tenu des sanctions imposées par l’Union européenne à la Russie, depuis 2014, cette route commerciale alternative présente un grand potentiel et signifie un important flux de marchandises dont les pays riverains : le Kazakhstan, le Turkménistan, l’Iran et l’Azerbaïdjan pourront bénéficier grandement. Il en va de même avec le projet du corridor dit du « Lapiz Lazuli » reliant l’Asie centrale, via le Caucase du Sud, à la mer Noire, depuis le Traité d’Achgabat en novembre 2016.

Toute cette nouvelle configuration stratégique prend ainsi tout son sens dans une volonté – sans doute accélérée par la Covid-19 – de chercher cette autonomie stratégique centro-asiatique, qui n’est certes pas nouvelle, mais qui se pense et s’envisage désormais de manière « totalement » autonome, c’est-à-dire sans l’apport de la Chine ou de la Russie. Cette idée a justifié la création, en 2001, de l’Organisation de la Coopération de Shanghai (OCS), précédée, en 1993, de la Conférence pour l’Interaction et les mesures de confiance (CICA) dont le siège est à Nursultan, ou encore de l’Organisation pour la Sécurité Collective en Europe (OSCE) réunissant tous les pays d’Asie centrale parmi les 57 qui la composent depuis sa création en 1995, mais née de la Charte de Paris, qui vient de fêter son trentième anniversaire.

Néanmoins, c’est désormais l’embryon d’une union des pays d’Asie centrale qu’envisagent les cinq capitales centro-asiatiques, à l’instar du format consultatif qui avait été réuni, pour la première fois, en novembre 2015 à Samarcande, en Ouzbékistan.

Il convient de prendre également en compte le fait que la plupart des pays de la région ont su bénéficier du double impact des « sanctions » contre la Russie et d’une certaine forme d’ostracisme contre la Chine qui accompagne les zones d’ombres liées à la pandémie.

Il y a ainsi des pays qui bénéficient d’une part de l’impact de la guerre commerciale avec la Chine, d’autre part de la politique sanction vis à vis de la Russie, entrée en vigueur en mars 2014. C’est le cas, en particulier, de l’Ouzbékistan, qui a su attirer les touristes et entreprises européennes, notamment celles lésées car empêchées de travailler avec Moscou.

Fortement taxées par la Chine lorsqu’elles proviennent des États-Unis, les importations en provenance des pays d’Asie centrale ne le sont pas autant et les procédures ont même été facilitées. C’est en partie ce qui explique l’arrivée de la Chine, devenant la première destination des exportations de l’Ouzbékistan depuis le début de l’année 2019, remplaçant la Russie. Fin 2018, l’Ouzbékistan avait signé avec la Chine des contrats d’une valeur de 20 milliards de dollars dans le cadre de nouveaux projets d’infrastructures. En parallèle, la Chine investit massivement dans l’économie ouzbèke qui a, d’ailleurs, grand besoin de capitaux pour augmenter les quantités et surtout la qualité de ses productions, notamment dans son désir d’intégrer l’OMC, alors que son voisin, le Tadjikistan, l’a intégrée en mars 2013, le Kazakhstan, en novembre 2015 et le Kirghizistan, dès décembre 1998.

L’Ouzbékistan a attiré, du reste, davantage d’investisseurs par compensation, surtout les entreprises ayant quitté Moscou ou celles qui craignent d’être sanctionnées par les États-Unis à cause de leurs intérêts économiques communs avec Moscou.

Enfin, l’Ouzbékistan avec Samarcande, Khiva, Boukhara, et ses mosquées, mausolées et d’autres sites historiques qui jalonnent la route de la soie, l’ancienne route commerciale reliant la Chine et la Méditerranée, attire de plus en plus de touristes. Parmi les deux millions de touristes qui visitent annuellement l’Ouzbékistan, 10 000 sont français. La France demeure, d’ailleurs l’un des principaux partenaires européens de l’Ouzbékistan, bien que le volume de son commerce bilatéral – avec 126,5 millions d’euros – reste bien en-deçà de ce qu’il devrait être. La nomination, en juin 2019, de Pascal Lorot, comme Haut-Représentant pour la diplomatie économique française pour l’Asie centrale, conforte l’idée d’une approche 5+1 (les cinq pays d’Asie centrale – France).

Il y avait, en effet, urgence !

Les États-Unis, ont lancé leur propre approche similaire (C5+1) à l’aune d’un désengagement militaire prochainement accompli en Afghanistan que Washington semble justifier par une volonté de double « containment » vis-à-vis tant de Moscou que de Pékin…

6. Une réalité nouvelle face à une « sharp Diplomacy » ou « diplomatie du loup guerrier » offensive vis-à-vis des voisins occidentaux de la Chine que constituent les pays d’Asie centrale

La Chine semble vouloir mettre en application – dans la situation post-covid que Pékin paraît désormais mieux maîtriser – sa nouvelle doctrine diplomatique, plus offensive, que d’aucuns qualifient de « diplomatie du loup guerrier », mais que je qualifierai plus volontiers de « Sharp diplomacy » en la caractérisant par rapport à celle prônée depuis une dizaine d’année par Washington, la « Smart diplomacy ».

La Chine étant nettement plus encline à pratiquer la Realpolitik plutôt que l’empathie dans ses relations internationales, il est parfaitement compréhensible de constater la multiplication des bases chinoises hors de son territoire, à l’instar de celle récemment créée dans la vallée du Wakhan, en Afghanistan. Il en va de même avec l’augmentation de 18 % des ventes d’armes chinoises en Asie centrale, durant les cinq dernières années. Comme avec la multiplication, depuis 2014, des exercices militaires conjoints avec la Russie, même si Moscou demeure le premier fournisseur des cinq pays de la région. Ainsi, ce sont 75 % des armes exportées depuis la Russie qui sont destinées aux pays d’Asie centrale. À titre d’illustration, 1/3 des officiers étrangers formés dans les académies militaires russes sont kazakhstanais !

Dans ce contexte de compétition accrue et d’affirmation de « l’Hegemon » chinois, à ses frontières, en dépit de la nouvelle donne inéluctable qui surgira de l’année 2020, l’Asie centrale n’a d’autre choix que d’organiser une meilleure intégration politique, économique, sociale et sanitaire de son espace régional, à l’aune du « gargantuesque » projet chinois des nouvelles routes de la soie « One Belt, One Road » (OBOR) devenu « Belt and Road Initiative » (BRI), lancé, symboliquement à Astana (devenue Nursultan) en novembre 2013 au sein de l’Université Nazerbaïev.

Il en va de même, avec la nécessité de redéfinir son pacte social déclinée dans chaque espace national afin de résister aux fractures économiques, ethniques et religieuses qui, à l’œuvre depuis des décennies, vont s’amplifier avec la probable récession économique mondiale.

La région d’Asie Centrale et les cinq pays qui la composent doit aussi se préparer à la crise climatique auquel devra faire face le monde de demain lorsque des millions de migrants climatiques vont fuir les métropoles touchées par la montée des océans changeant radicalement l’échelle du problème auquel fait face l’Union européenne depuis le conflit syrien.

Cette réalité et bien d’autres semblent justifier que l’Union européenne comprenne, enfin, la nécessité de renforcer sa présence et de signifier son intérêt pour la région. La nouvelle stratégie de l’Union européenne, présentée à Bichkek en juillet 2019, rénovant la précédente datant de 2007, confirme cette prise en compte, néanmoins tardive !

L’Union européenne a présenté il y a quelques jours une nouvelle initiative, LEICA, visant à promouvoir une meilleure coopération en matière de maintien de l’ordre en Asie centrale dans le contexte de l’accroissement de la menace terroriste. Il en fut question au cours de la 16ème conférence ministérielle annuelle « UE – Asie centrale » qui s’est tenue, le 17 novembre dernier.

Les raisons sont multiples de veiller à ce que la région d’Asie centrale ne soit pas le théâtre d’opérations d’une nouvelle guerre sourde vis-à-vis de Pékin et de Moscou.

Il en va du nécessaire développement d’un système de valeurs humanistes, ouvert à l’autre, pour faire face aux bouleversements du monde, éduquer les jeunes générations à l’esprit critique, à l’égalité entre hommes et femmes. Ceci dans l’exigence de l’adaptation aux mutations climatiques et sanitaires et de l’invention de solutions alternatives pour assurer la sécurité alimentaire, hydrique, énergétique des populations.

Tels sont les chantiers qui s’imposent partout, mais surtout au cœur de l’Eurasie, dans les États d’Asie centrale, où vit une population de 65 millions d’habitants désormais connectés aux pulsations du monde.

Jamais les prédictions de l’Amiral Halford John Mackinder, un des pères de la géopolitique moderne, n’auront été aussi prégnantes.

L’Asie centrale est bel et bien le « cœur où bat le pouls du monde » !

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[1] Pierre Chuvin et Pierre Gentelle, Asie centrale : l’indépendance, le pétrole et l’islam, Paris, Le Monde, Marabout, 1998.

Le cahier imprimé du séminaire « La Chine dans le monde » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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