L’Europe et le piège de la bipolarité

Intervention de Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation Res Publica, lors du colloque « La Chine dans le monde » du mardi 17 novembre 2020.

Merci à M. Dupuy qui, en grand géopoliticien, nous a donné des éclairages sur cette région qui fut celle du « Grand Jeu » et qui pourrait le redevenir. Il a évoqué diverses initiatives qui montrent que, dans le jeu des puissances, l’Asie centrale continue d’occuper une place particulière.

J’ai moi-même présidé l’association d’amitié France-Turkménistan il y a une trentaine d’années quand le Turkménistan a fait reconnaître sa neutralité. J’ai donc approché le Turkmenbachy, j’ai pu voir ce qu’étaient les enjeux géopolitiques, le gaz, etc. Ce que nous observons aujourd’hui est plutôt le renforcement de l’influence chinoise, très liée aux flux économiques. Et, bien entendu, la Russie est toujours très proche.

Mais avons-nous vraiment intérêt à déstabiliser l’influence russe dans cette région ? En effet la Russie est quand même un élément de relative stabilité.

J’en viens à quelques considérations sur la capacité de l’Europe à échapper à ce que nous avons appelé « le piège de la bipolarité ». N’y aurait-il que deux « cases » dans le monde et devrions-nous forcément nous inscrire dans l’une d’elles ?

Peut-on préserver une certaine autonomie stratégique européenne dans le bras de fer qui oppose les États-Unis à la Chine ? Quand on lit l’interview de M. Heiko Maas (ministre allemand des Affaires étrangères) et de M. Jean-Yves Le Drian [1], on voit qu’après l’élection de Joe Biden, la tendance à s’aligner derrière les États-Unis est très forte. Le grand marchandage est déjà là. D’une part les États-Unis réintègrent l’accord de Paris, l’accord de Genève sur la dénucléarisation de l’Iran, reviennent à l’OMS. En contrepartie, les Européens s’alignent sur les sanctions que peuvent prendre les États-Unis vis-à-vis de la Chine. Est-ce aussi simple ? Même s’il y a des formulations plus nuancées dans l’exposé des deux ministres des Affaires étrangères, la tendance est là. Et elle est lourde.

Notre intérêt serait de promouvoir un multilatéralisme rénové. Je dis « rénové » parce que le multilatéralisme a été jusqu’à présent largement influencé par l’hyper-puissance américaine. Avec la Chine se profile peut-être la chance d’un véritable multilatéralisme à deux conditions : si les Européens savent exister d’une manière indépendante et s’ils sont capables d’affirmer une volonté politique d’autonomie. Un dirigeant de la Brookings Institution, qui analysait la politique américaine vis-à-vis de la Chine, augurait qu’elle resterait la politique des « 4 C » : Coopération (qui pourrait se manifester par exemple sur les technologies avancées), Compétition, Confrontation et Conflit (de la manière d’éviter, de prévenir les conflits). Je pense que nous avons intérêt à nous inscrire dans ce cadre.

Encore faut-il que l’Europe puisse exister de manière indépendante. Or, si on prend l’exemple du numérique, il est patent que l’Europe ne dispose pas aujourd’hui des outils d’intérêt européen qui lui seraient indispensables pour exister indépendamment des États-Unis et de la Chine, ni dans le domaine du hardware (ordinateurs, téléphones portables, tablettes etc.) ni dans celui du software (logiciels), et pas davantage des moyens de préserver la sécurité de ses données stockées dans le cloud. On jugera peut-être de la capacité européenne à sa faculté de créer des champions européens, ou du moins des acteurs reconnus comme étant d’intérêt européen. Dans la téléphonie il ne subsiste que Nokia et Ericsson, ce qui n’est pas grand-chose à l’échelle de la compétition mondiale. La création de ces acteurs d’intérêt européen me paraît un point tout à fait décisif.

Pour ce qui est du fond des choses, le débat est politique. Les États-Unis ont énormément de moyens de pression sur tous les pays européens qui de fait sont ralliés à l’hégémonie américaine. On a entendu Mme Annegret Kramp-Karrenbauer, ministre allemande de la Défense, expliquer – en visant assez clairement le président Macron – que le rôle des États-Unis comme fournisseur de sécurité était crucial et qu’il fallait « se défaire définitivement des obsessions d’autonomie stratégique ». On peut donc penser que la tendance sera forte à aller dans le sens d’un alignement de la politique européenne sur celle de Washington.

Bien entendu, l’Europe a des intérêts propres. Elle risque de les oublier. Elle risque de ne pas voir que les États-Unis sont durablement aspirés par l’Indo-Pacifique et que les intérêts d’une puissance qui se situe à 6000 kilomètres de nos côtes occidentales ne sont naturellement pas exactement les mêmes que les intérêts de l’Europe.

L’Europe est assez divisée. Je ne ferai pas la liste de ses divisions, elle serait trop longue. Mais j’observe dès maintenant que la Grande-Bretagne a très fortement distendu ses relations avec la Chine à l’occasion de la crise de Hongkong. J’observe qu’en Allemagne la notion de « rival systémique », de compétiteur stratégique, est apparue (dans un texte de la BDI, fédération des industries allemandes) avant même que cela ne figure dans les textes européens. Et il me semble que cette tendance s’exprimera fortement.

Toutefois je rappelle que l’Europe a ses propres intérêts économiques, politiques, sanitaires et qu’elle doit veiller à ne pas se laisser entraîner dans des conflits qui ne concerneraient pas ses intérêts vitaux propres. Jadis le général de Gaulle expliquait que la dissuasion était faite pour défendre nos intérêts vitaux mais aussi pour éviter de nous laisser entraîner dans un conflit qui ne serait pas celui de la France. Il me semble que l’autonomie stratégique de l’Europe mérite d’être défendue, comme le fait le Président de la République. En effet, à long terme, il est très important que l’Europe, qui a déjà été ravagée par deux guerres mondiales, ne soit pas aspirée dans des conflits qui, de proche en proche, pourraient s’étendre à l’infini.

Bref, ma perspective est celle d’une « guerre froide » prolongée dont nous devons essayer d’éviter qu’elle ne devienne une « guerre chaude ». Après tout, la France a reconnu la République populaire de Chine en 1964. Quelle serait la logique de cette reconnaissance si aujourd’hui nous devions abandonner l’idée qu’il y a des liens à développer avec la Chine ? Bien entendu en se plaçant sur le plan des intérêts de chacun, en défendant ardemment les nôtres, en faisant en sorte qu’il y ait un équilibre entre la Chine d’une part, l’Union européenne de l’autre, ce qui ne préjuge évidemment en rien du maintien de l’alliance que nous avons avec les États-Unis.

Alliance ne signifie pas alignement. D’autres que moi l’ont rappelé. C’est facile à dire, c’est très difficile à faire. Nous sommes engagés dans une épreuve dont la solution n’est pas simple, je suis le premier à en être conscient.

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[1] Jean-Yves Le Drian, Ministre français de l’Europe et des affaires étrangères et Heiko Maas, Ministre fédéral allemand des affaires étrangères, « Repenser le partenariat transatlantique à la lumière des bouleversements qui redessinent le monde », Le Monde, 16 novembre 2020. (NDLR)

Le cahier imprimé du séminaire « La Chine dans le monde » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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